Politics

Capture d’écran 2017-06-04 à 11.54.49Des yeux qui fixent avec la même torpeur des images qu’ils ont vues il y a deux heures, il y a une demie heure, il y a dix minutes. Aucune pensée, seulement une soif de voir, de voir tout : le sang, les corps par terre et les corps qui courent, ceux qui pleurent près du cadavre de leur femme, ceux qui cherchent, ceux qui trouvent et s’effondrent. Je ne fais pas le tri, je prends tout ce qui passe, la banalité d’un propos comme l’indécence d’une image. Je ne suis plus qu’un cerveau traumatisé qui demande qu’on lui renvoie le même message.

Je cherche sur mon écran la sensation de l’horreur. C’est justement ce que les médias me promettent, des sensations : Témoignage glaçant… Les premiers témoins racontent l’horreur… Les corps qui tombent comme un jeu de quille. Le lendemain, des histoires pour stimuler d’autres émotions : Son père le cherchait depuis deux jours. K…, 4 ans, est décédé. Ce héros a tout fait pour arrêter le terroriste. Cette mère retrouve son bébé grâce à facebook !

Je n’aurai pas ces yeux-là.

Ceux qui louchent sur les titres qui promettent le résumé d’une vie arrachée en quelques secondes. À droite de mon écran, la photo d’une poupée gisant près d’une couverture de survie recouvrant un cadavre. Non, je ne cliquerai pas sur l’article.

Je n’aurai pas ces yeux-là.

Je ne remplirai pas la salle virtuelle de la peur. Je ne serai pas un spectateur de plus dans ce qui est organisé pour être vu, diffusé et commenté. Un spectacle dans lequel l’auteur ne joue que dans la première scène, le rôle de l’assassin. Après, le spectacle continue sans lui, avec les acteurs habituels : les chaînes d’information continue tentant de remplir les minutes avec le peu d’informations qu’ils ont, les experts expertisant à chaud, les politiques qui déclarent ceci, appellent à cela, condamnent et demandent des explications, les youtubeurs qui font une vidéo spéciale qui fera vite grimper leur audimat. Tout notre système médiatico-politique qui décuple le coup porté, aidant à diffuser la peur. Je ne ferai pas partie de ces millions de regards happés par le spectacle de la terreur.

Je n’aurai pas ces yeux-là. Ça ne veut pas dire que je refuse l’émotion, ça ne veut pas dire que je n’irai que vers l’analyse distante. Je ne veux pas opposer une certaine presse de l’analyse froide, à une presse émotionnelle de l’immédiateté. L’analyse et l’émotion peuvent coexister au sein d’un même média et même, d’un seul article. Mes yeux accrocheront aux images et aux textes d’une presse capable de faire passer une émotion par la force de l’écriture d’un article ou la narration d’une image, et non de celle qui arrache l’émotion à ceux qui sont en train de la vivre.

Je n’aurai pas ces yeux-là ne signifie pas que mes yeux resteront secs. Il existe une autre émotion que l’émotion médiatique. D’autres manières de s’intéresser à un événement que de s’immobiliser devant un écran. D’autres façons de le partager qu’avec des clics. Je n’aurai pas ces yeux-là, mais j’en aurai d’autres. J’aurai des yeux pour tout ce qui nous invite à sortir du zapping, ce qui nous invite à ruminer ce qu’on lit et ce qu’on voit. J’aurai des yeux pour ceux qui s’attaquent à la racine de tout problème de société : l’éducation. J’aurai des yeux pour ceux qui prennent le temps de comprendre et de faire ressentir, avec pudeur et respect.

Je vis dans un monde d’images et d’immédiateté qui me fait croire que c’est en absorbant le plus d’images choc et d’informations que j’y verrai le plus clair. Aujourd’hui plus que jamais, je sais que c’est faux. Je détournerai les yeux, et ce sera le premier geste de ma liberté retrouvée. La liberté aussi de ne pas me laisser dicter par les médias quels attentats méritent plus mon attention que d’autres. Et si le 14 juillet est comme on le prétend le symbole de la liberté, alors permettez-moi d’user pleinement de la mienne, et de chercher d’autres moyens de comprendre le monde.

 

Sarah Roubato a publié

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Politics

Il faut y aller pour pouvoir en parler. Y aller et surtout, y revenir. Voir ceux qui sont là soir après soir pour préparer l’assemblée générale, les sandwichs, renouveler les médicaments de l’infirmerie, brancher les micros de la radio, fixer la caméra de la télé. Il faut les voir courir d’un bout à l’autre de la place de la République pour retrouver tel membre d’une commission, se disputer, s’entraider, rire et soupirer. Voir aussi ceux qui tendent un visage curieux, assoiffés d’une parole qui les fera rester, qui chatouillera leur conscience endormies. Voir encore ceux qui débarquent avec leurs enceintes pour faire la fête, et ceux qui restent assis, roulent des joints et prennent la pose dès qu’un objectif s’approche. Il faut assister aux débats quotidiens qui se font sur les listes de diffusion de chaque commission, avant de se retrouver sur la place en fin de journée.

Il faut voir tout ça, pour comprendre à quel point il est risqué d’émettre une opinion sur un processus en gestation. Nuit Debout ne se résume ni aux images de violence qui passent à la télé, ni aux phrases naïves et aux slogans criés dans les micros, ni aux manifestes du mouvement. C’est un phénomène complexe qui échappe à nos grilles d’analyse habituelles. Les lieux où Nuit Debout émergent sont autant de laboratoires de démocratie participative, où chaque proposition est discutée, testée puis réajustée. C’est ce qui rend le mouvement insaisissable pour qui tend le micro à un instant T.

Nuit Debout n’est pas un mouvement de jeunes, il suffit de s’y rendre pour le constater. Et Nuit Debout est bien plus large que ce qui se passe à Paris. Dans les campagnes, l’assemblée à taille humaine permet d’aller plus loin dans les débats. Ceux qui partagent un vivre-ensemble local envisagent des actions à long terme qui modifieront leur quotidien. Quelqu’en soit l’issue, cette expérience de l’intelligence collective marquera ceux qui y auront participé.

Pour autant, ce qu’il se passe Place de la Répubique concentre les questions auxquelles tous les mouvements sociaux de ce siècle d’internet, des réseaux sociaux et du désenchantement politique devront répondre, s’ils veulent être autre chose qu’un cri de guerre. La commission Démocratie sur la Place est en charge “d’améliorer la modération et le fonctionnement technique et démocratique des assemblées, et de mettre en place un processus de vote fiable et démocratique au sein de Nuit Debout Paris” (https://wiki.nuitdebout.fr/wiki/Villes/Paris/Démocratie_sur_la_Place). C’est au sein de cette commission que chaque jour, les outils démocratiques testés sur la place sont débattus, affinés, améliorés, triés. Un impressionnant va-et-vient entre propositions, expérimentation et reformulation, avec le mot d’ordre pour soumettre chaque idée à l’épreuve de la pratique : Qui dit fait. C’est donc loin des postures et des slogans que se joue l’essentiel de ce mouvement.

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Le piège de l’horizontalité absolue

Place de la République, l’assemblée générale, qui commence à 18h et finit après 23h, est un espace de libre parole. Dans le micro, tout s’exprime : les frustrations, les témoignages d’injustices subies, les constats, les slogans révolutionnaires, les colères. Cette prise de parole est essentielle et libératrice, car pour la première fois, le débat démocratique en présence physique n’est plus l’apanage des spécialistes, des médias et des professionnels de la politique. Pourtant, soir après soir, dans le micro, un constat se fait entendre : il faut passer à autre chose, pour que l’Assemblée Populaire ne ressemble pas à un bureau des plaintes ou à un étalage de formules toutes faites.

Comment encadrer une parole pour qu’elle ne soit pas décousue, sans porter atteinte à ce mouvement de libération de la parole ? Comment diviser les questions à débattre au sein de commissions sans étioler leur inter-dépendance ? Les acteurs de ND sont piégés par le refus de la verticalité et de la représentation. Pourtant, reconnaître la compétence de certains individus à articuler les cris des autres, à traduire les sentiments qui s’expriment, à synthétiser les discussions, à ordonner les arguments et à adapter son discours aux circonstances, n’est pas un déni d’égalité. C’est une reconnaissance de la différence des compétences. Les individus sont égaux mais pas interchangeables. On confond horizontalité et égalité. L’égalité n’est pas de mettre à plat tous les individus, mais de permettre à chaque individu d’exercer sa pleine puissance de pensée et d’action, dans le cadre précis d’une fonction qu’il aura accepté d’assumer, pour le bien commun. Sur ce point, les organisations de démocratie participative déjà mises en place en campagne pourraient servir de modèle, comme celui de Saillans dans la Drôme, où une liste collégiale a remporté la mairie en 2014. L’horizontalité absolue laisse libre cours à la sélection naturelle par la foule : ceux qui parlent le plus fort ou qui ont le plus gros drapeau s’installent.

Les individualismes communautaires

Les commissions se créent au gré des désirs de chacun. Sur la place, on trouve une commission Françafrique, la table d’une maison d’édition libanaise, un immense drapeau de la Palestine – le seul drapeau sur la place – avec une vente de t-shirts et d’objets. Alors que ces combats légitimes pourraient s’inscrire dans les commissions Droits de l’Homme ou Éducation Populaire, ils font cavalier seuls. À l’heure de l’assemblée générale, ils sont tous rentrés chez eux. Mais comme le mouvement n’a pas de décideurs, ils sont autorisés. C’est le principe du mouvement Convergence des luttes, dont l’implication dans Nuit Debout fait débat.

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À l’assemblée générale, chacun vient faire entendre les discriminations dont il est victime. En tant qu’Africain, en tant que femme, en tant que sourds-muets. En se présentant uniquement comme représentants de ces luttes, ils reproduisent sur la place la discrimination qu’ils dénoncent. C’est ainsi qu’un soir, des sourds-muets s’expriment devant l’assemblée pour parler de leur marginalisation des débats. Si, au lieu de voter symboliquement la reconnaissance de la langue des signes comme langue nationale, chaque assemblée générale avait un traducteur de langage des signes, afin que les sourds-muets puissent participer aux débats sur des sujets qui les concernent en tant que citoyens, ne serait-ce pas là la meilleure manière de combattre leur discrimination et de les intégrer ? Ce qu’il manque à ND, c’est de définir un idéal commun dans lequel pourraient s’accomplir toutes les luttes particulières.

Tout en cherchant à être l’un des coups de moteur qui démarrera une nouvelle société, ND n’en n’est pas le moins le reflet de celle-ci. La petite table qu’occupe la commission écologie, avec quelques prospectus sur comment manger autrement, est significative du retard de la France en la matière. Dans un mouvement qui a la vocation d’entraîner un changement de société, on aurait pu s’attendre à ce que les questions environnementales soient placées au centre.

Parolé parolé parolé…

Plus d’un mois après la naissance du mouvement, de plus en plus de gens prennent le micro à l’assemblée générale et s’interrogent : “On parle, on parle, mais on fait quoi ?” C’est bien connu, les Français aiment parler, créer des concepts, redéfinir les mots. Des anglo-saxons, ils empruntent plus volontiers les mots que leur sens du pragmatisme.

L’assemblée ressemble parfois à un bureau des plaintes. Les Français n’ont plus à prouver leur réputation de râleurs. Pris entre leur négativisme et leur nostalgie d’avoir été un pays phare des avancées sociales et culturelles, les Français ont du mal à mettre en pratique un changement qu’ils semblent désirer, mais qu’ils ont du mal à recentrer sur la pratique quotidienne.

La France est loin d’être un pays phare du changement social qui est déjà largement entamé dans des pays dont les Français ne daignent pas parler les langues. Il est peut-être temps de se défaire des majuscules et d’envisager un changement qui mette le comment au centre de l’interrogation, et la pratique quotidienne au sein de l’action. Sinon les acteurs de Nuit Debout reproduiront ce qu’ils reprochent aux politiques : un verbiage sans conséquence.

Car les actions envisagées à ND sont ponctuelles et symboliques. Elles répondent au besoin immédiat des personnes et d’une foule : se soulager, laisser éclater une émotion, montrer qu’on est là . Les marches, les lettres, les pétitions, les flash mobs, les occupations, ça fait du bien. Mais ce qui fait du bien n’est pas nécessairement efficace. Et si le symbole est important, il n’a de pouvoir que lorsqu’il est le condensé esthétique d’une action menée sur le terrain, au quotidien.

Nous sommes pris dans le paradoxe d’être les enfants de cette société que nous souhaitons voir changer. Une société société d’imméditateté et d’individualisme. “Il est temps de reprendre le pouvoir”, peut-on entendre et lire sur les pancartes. Mais la prise de pouvoir est un exercice exigeant qui implique des responsabilités. L’autogestion exige l’implication.

Ce changement que la France a du mal à amorcer est celui qui engagerait chaque citoyen à sortir de sa zone de confort. Se renseigner sur ce qui se fait autour de chez soi et un peu plus loin, aller à la bibliothèque feuilleter les nouveaux magazines qui se consacrent à parler des solutions alternatives. Là où l’on est, le mettre en pratique, chez soi, à son échelle et à son rythme. Le malheur peut aussi être un confort. Les Français manquent du courage de se donner les chances d’aller mieux.nuit debout92 copie

Ce changement par la pratique quotidienne est impossible à contrôler par ceux qui ne souhaitent pas le voir advenir. Car aucune force de l’ordre abusive ni aucun casseur ne pourra empêcher les consommateurs que nous sommes de faire nos choix. Arrêter de consommer un produit est une action d’une puissance qu’on ne mesure pas encore. C’est un non-geste, qu’aucun média ne pourra manipuler et qu’aucun politicien ne pourra lapider. Les actions symboliques, elles, sont visibles, circonsrites dans un espace-temps, et donc vulnérables. L’occupation d’un McDo est un beau geste, mais s’engager à ne plus jamais consommer un hamburger ou un Coca, en parler autour de soi, à son petit frère qui réclame le menu enfant ou à sa petite nièce qui s’achète une canette à la sortie d’école, est un véritable acte d’engagement et une action concrète qui, si menée collectivement, mettra à mal les multinationales et entamera un changement de société.

Est-il déjà trop tôt ?

Les activistes de ND le disent à juste titre : “Ne jugez pas tout de suite. Donnez-nous du temps. On ne change pas un système mis en place depuis des siècles en quelques semaines.” La critique n’est pas un jugement. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre en question. Où mieux qu’en France sait-on que la vraie critique ne vise pas à déligitimer l’objet critiqué, mais au contraire, lui donne la possibilité de se préciser, d’aller plus loin, d’exister autrement, donc d’étendre sa puissance ? Mettre en question ND, c’est reconnaître que ce mouvement contient en lui tous les possibles. Celui de n’être qu’une énième manifestation d’un mécontentement qui s’épuisera ; celui d’être le début d’un réveil citoyen et d’un basculement de société ; celui encore d’être un laboratoire d’expérimentation qui inspirera un autre mouvement, plus tard, quand il ne sera plus trop tôt.

L’efficacité de ND sera sa meilleure arme contre les tentatives de déligimation. Proposer une alternative au modèle vertical tout en reconnaissant les compétences de chacun, trouver un équilibre entre actions symboliques et actions quotidiennes, reformuler le désir de changement en passant par le comment et la pratique, remettre au centre des discussions les enjeux essentiels – comment faire de la politique autrement, comment consommer autrement, comment refonder une autre économie, comment transmettre (éducation) et s’informer (médias) autrement – pour poser les bases d’un nouveau vivre-ensemble, dans lequel ceux qui se sentent marginalisés aujourd’hui seraient inclus et défendraient toutes les causes. Voilà les défis qui se posent à Nuit Debout, à ceux qui y sont chaque soir, à ceux qui viennent par curiosité et à ceux qui regardent de loin. À ceux qui espèrent que c’est le réveil d’un rêve. 

voir aussi sur ce sujet : Nuit Debout le réveil d’un rêve, Un homme qui vient (chanson), Les artistes à Nuit Debout

photos : Francis Azevedo

Sarah Roubato a publié

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Chanson pour la Nuit Debout, “Un homme qui vient”, à écouter en cliquant sur la photo 

 

 

 

Jeudi 38 mars 2016

Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.

C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.

Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.

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Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.

La génération du Grand Écart

Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.

On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?

C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.

C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.

citation2 Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.

À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.

J’avance en boitant de l’espérance

Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.

– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !

– Non ! Par le droit !

– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !

– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !

– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.

Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.

Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.

En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.

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Serait-il impossible de vivre debout ?

Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.

Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. La Nuit Debout n’a peut-être pas vocation à devenir un parti politique ou un mouvement tel que nous le comprenons dans le système actuel. Elles sont le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Le défi sera sans doute que cette prise de parole et ces rencontres citoyennes perdurent dans le quotidien de chacun, une fois les occupations de la rue passées. À moins que la rue ne devienne un lieu de rendez-vous régulier. Elles sont un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.

photo : Francis Azevedo

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits. livre sarah

 

What they say onstage

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Un spectacle transmission

Il est des spectacles qui dépassent le simple divertissement. Et qui deviennent des prétextes pour parler d’autre chose. Le spectacle Kattam et ses tam-tams en fait partie. Bien sûr on pourrait parler de l’énergie contagieuse de ce percussioniste connu de la scène des grands et des petits. De cette virtuosité qu’il arrive si bien à faire oublier par sa joie et son engagement émotionnel. On pourrait aussi parler de son impressionnante versatilité : les dizaines de percussions qu’il maîtrise, le chant, la danse, l’animation.

Mais devant la salle bondée d’enfants de la salle Piano Mobile de la Place des Arts, j’ai pensé transmission plutôt que performance.

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Kattam et ses tam-tams propose un voyage du continent africain à l’Inde, en passant par le Moyen-Orient, à travers la découverte des percussions. Un spectacle que Kattam a créé il y a six ans, et qui n’arrête pas d’évoluer. Selon les publics, selon les salles, et selon les défis que cet artiste se donne. Car Kattam joue partout : maisons de la culture, écoles, centres communautaires, parcs. On ne s’étonnerait pas de le voir quitter en hâte un plateau télé de Radio Canada ou une cérémonie de l’ADISQ pour aller donner un spectacle en garderie.

Apprendre par le corps

Aujourd’hui les enfants ont l’embarras du choix de leurs activités extrascolaires : musique, danse, sports, théâtre. Comme nous ne sommes plus à l’époque de « Tu fais ce qu’on te dit et tu te tais », les parents doivent toujours négocier : « Tu finis ton année avec la guitare et on verra l’année prochaine ». Déjà l’enfant veut arrêter. Parce que ce n’était pas le bon professeur, parce que son meilleur copain fait de la batterie, parce qu’il se rend compte que ce qui est le fun demande aussi du travail. L’équilibre est difficile à trouver. Pousser l’enfant sans le dégoûter, lui inculquer la persévérance sans le surcharger, reconnaître un vrai goût d’un caprice. Il est impressionnant de voir à quel point ces activités considérées comme périphériques, comme un « plus » dans la vie de l’enfant, révèle en fait tous les aspects de sa personnalité et de son rapport au monde : sa capacité à travailler en équipe, son instinct, sa créativité, sa timidité, son désir de se dépasser.

Capture d’écran 2015-12-05 à 20.10.43Les enfants ont une capacité d’apprendre par le corps que les adultes ont souvent oublié. Un enfant se met à pianoter, à gratter, à taper, à souffler dans un instrument, et à l’explorer sans rien connaître encore. Ses premières leçons de musique vont souvent arrêter cet élan pour lui apprendre les do ré mi et ses blan-che noire pointée. Tout passe par l’intellect et les mélodies « le canard près de la flaque » et « l’éléphant boum boum ».

Le spectacle de Kattam nous rappelle à quel point les enfants peuvent apprendre par le corps avant de comprendre. Tout au long du spectacle, les enfants sont invités par Kattam à venir essayer les djembés et balafons de Guinée, les darbukas du Moyen-Oient, le naffar le qaada du Maroc, le dhol d’Inde. Kattam leur montre le rythme, et les enfants répètent… presque parfaitement. Devant un parterre de centaines d’enfants. Chacun a déjà sa façon de jouer, et tout en imitant, s’exprime d’une façon unique.

La joie d’apprendre

Mais surtout, Kattam transmet aux enfants la joie d’apprendre. Il suffit de le voir jouer pour comprendre tout de suite que travail et plaisir vont ensemble. C’est aussi la joie de la découverte des instruments, associés à des pays, des couleurs et des sons. Kattam rappelle que les instruments ont une histoire et une culture. Pourtant, il n’enferme pas son spectacle dans une découverte de la tradition. Les sons électro fricottent avec les instruments traditionnels, et les mélodies de Stromaé avec les celles d’un griot africain. Quelle meilleure manière de faire comprendre aux enfants que l’ancien et le nouveau, le traditionnel et le moderne, peuvent nous parler et nous faire bouger tout autant ?

Capture d’écran 2015-12-05 à 20.12.14C’est aussi la joie de performer que les enfants découvrent. Les cours individuels de musique font souvent oublier aux enfants que comme tous les arts, la musique est avant tout une performance et un partage. Partage auquel les parents aussi sont conviés, puisque Kattam invite mère et fille à percussionner avec les pieds, l’enfant imitant sa mère. L’enthousiasme des enfants à lever la main pour venir sur scène montre bien qu’ils ont compris.

Dans un monde où l’enfant passe huit heures par jour sur une chaise d’école et beaucoup du reste devant un écran, toute activité qui l’encourage à utiliser son ouïe, son toucher, sa voix, sont précieuses.

Qu’on aime ou non les percussions et les régions que Kattam nous propose de survoler, ce spectacle mérite d’être vu par tous les parents qui se posent des questions sur l’apprentissage. Et pour ceux qui ne pourraient pas le voir… Kattam sort l’album du spectacle Kattam et ses tam-tams avec, bien entendu, des enfants qui chantent avec lui. Car il ne pouvait en être autrement.

Site de Kattam

 

 

Politics

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits.livre sarah

Publié dans mediapart

 

D’abord il mafalda9y a eu la sidération et le silence. Puis l’hypnose devant les images qui tournent en boucle. Ensuite les larmes et les cris, les marches et les bougies. On écoute les déclarations, les commentaires, les analyses, les avis, les témoignages. On parcourt les articles et les billets. Tout cela se perd dans un bourdonnement sans fin.

Et la barre sur mon front est toujours là. Mes sourcils sont douloureux de s’être trop froncés. Depuis le 13 novembre je promène avec moi une tension que je n’arrive pas à situer dans mon corps. Ce n’est pas la boule au ventre, ce n’est pas la gorge serrée. C’est autre chose. Quelque chose qui ne me laisse pas tranquille. Quelque chose que ni l’analyse des spécialistes ni les documentaires approfondis, ni même un film de Chaplin n’apaisent. On a beau être entouré, on se sent vertigineusement seul. Impuissant.

Chacun essaye de trouver une réponse. À son niveau, à sa manière. Les questions se pressent : Qu’est-ce qui nous arrive ? Comment vivre avec ce qui est arrivé, avec ce qui ne manquera pas d’arriver encore ? Quelles seront les conséquences des frappes en Syrie ?

J’ai souvent remarqué, en écoutant des débats, qu’il y avait plus de malentendu sur la manière dont une question était posée et sur le sens des mots employés, que sur le fond du problème. Les personnes que l’on présente comme ayant des opinions opposées se situent souvent en fait à différents niveaux de la question.

La question est un exercie qui apaise. Car il prend du temps, du recul. Il demande de remuer les mots et les choses, de les retourner, de les mettre en perspective, de les affiner. Des questions que l’on peut poser à nos dirigeants et à nous mêmes.

Chaque citoyen est égal devant la question. On peut la poser dans sa classe, son groupe d’amis, ses collègues de bureau, ses clients, sa famille, ses voisins, son équipe de sport, ses codétenus, son voisin de chambre d’hôpital. Car chaque espace est un lieu de citoyenneté et de construction de la société.

Une question se déroule comme une vague. Elle en pousse une et en engendre une nouvelle.

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Sommes-nous en guerre ? 

Dans les livres d’histoire, on m’a appris que la guerre était un conflit déclaré entre plusieurs groupes (États ou autres) qui se reconnaissent mutuellement et qui parlent le même langage. C’est ce que dit la Convention de Genève. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, elle ne concerne pas que des militaires. Mais les textes de loi ont toujours un train de retard sur la réalité. Sommes-nous en train d’assister à la naissance d’un nouveau type de guerre ?

Et pourquoi je ne me suis pas posée la question quand on me disait que la France faisait des « opérations de maintien de la paix » au Mali ou au Sahel ? Parce que ça ne me touchait pas, parce que ça n’avait pas lieu sur le sol national ? Parce que le président n’avait pas encore prononcé le mot ? Maintenant que je sais qu’il y a un lien entre là-bas et ici, je me pose la question :

 Le peuple doit-il être consulté pour lancer des opérations militaires ? Dans notre Cinquième République, le président, chef des armées, est le seul à décider d’une intervention à l’étranger. Il est vrai que si tous les gouvernements se mettaient à demander à leur peuple s’ils veulent partir en guerre à l’autre bout du monde, on risquerait fort de diminuer considérablement les conflits. Le changement de Constitution nécessaire n’est peut-être pas celui qu’on croit.

Si nous sommes en guerre, c’est que nous avons un ennemi. Mais au fait, qui est notre ennemi ? On nous dit que l’ennemi c’est le terrorisme. Mais le terrorisme n’est ni une personne, ni un groupe de personnes, ni une chose. Ce n’est ni une pathologie ni un état d’être. L’acte de semer la terreur parmi les populations civiles dans le but d’asseoir un pouvoir économique, politique, territorial, religieux, idéologique, n’a pas été inventé par les djihadistes. Les états, les services secrets, les groupes indépendantistes, les groupes religieux, ont utilisé le terrorisme pour défendre leurs causes (les Tamouls au Sri Lanka, les Palestiniens en Israël, la France en Algérie, les USA en Union Soviétique). Dire que notre ennemi c’est le terrorisme, c’est comme si on disait en pleine guerre froide que notre ennemi c’est le nucléaire.

 Les gens de Daech sont-ils des barbares, des fous, des monstres ? Un ennemi, ça se nomme, ça s’identifie, et ça se comprend. Si je dis « ce sont des barbares », je les mets à distance, et je me condamne à ne pas les comprendre (bar-bar, la langue des étrangers de la cité qu’on ne pouvait pas comprendre). Si je me souviens bien de mes cours d’histoire, il me semble que les pires atrocités sont en général parfaitement planifiées par des gens rationnels qui suivent leur logique jusqu’au bout. Puisqu’il est à la mode de voir en Hitler l’incarnation du mal absolu, n’avions-nous pas pris Hitler pour un illuminé, au lieu de le prendre au sérieux ?

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Si je considère que les gens de Daech ne sont ni des fous ni des barbares, alors je m’autorise à m’interroger sur eux. Quelle est l’idéologie de Daech ? Je sais que cette idéologie est absurde, méprisante de la vie, mais je vais m’efforcer de la comprendre. S’ils méritent tout mon mépris, les djihadistes méritent aussi toute mon attention. Daech ne sera pas éternel. Mais son idéologie pourra peut-être lui survivre. Et comme toute idéologie se fonde sur les manquements d’autres idéologies,  je me demande : À quoi s’oppose Daech ? Contre qui et quoi exactement Daech lutte-t-il ?

Ceux qui ont commis les attentats de Paris étaient membres de Daech. J’en oublierais presque qu’ils étaient aussi – et avant – Français. Et je me demande alors : Qu’est-ce qui attire une partie de nos jeunes dans le Djihad ? Si le sol français est un terreau fertile pour le djihadisme, c’est bien qu’il manque quelque chose dans l’idéal de vie que nous proposons à notre jeunesse. Alors quel est ce grand vide que le djihadisme vient combler pour une partie de nos jeunes ? Oui : les auteurs de ces attentats étaient aussi “nos jeunes”.

djihad2 À quels endroits notre société a-t-elle failli ? C’est peut-être la question la plus inconfortable, car elle inclut d’un coup tous les citoyens. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est bien l’impuissance. Je préfère croire qu’il y a quelque chose dans la société à laquelle je participe qui ne va pas, plutôt que de croire que c’est uniquement la faute de nos dirigeants. Parce que si j’ai une part de responsabilité, alors je peux agir. Et je crois savoir que tout événement majeur a deux bases : le macro (les grandes tendances politiques, géostratégiques, économiques du monde) et le micro (les petits gestes, le vivre-ensemble, le quotidien). Et que nous vivons dans un monde où les actions les plus individuelles sont mystérieusement reliées aux phénomènes mondiaux.

 Avons-nous été attaqués pour ce que nous sommes, pour ce que nous représentons ou pour ce que nous faisons ? Sans doute un peu des trois. Je m’étonne simplement qu’on ne dise pas que les Tunisiens, les Libanais et les Russes ont été attaqués pour leurs valeurs de liberté, de paix, de tolérance et pour leur joie de vivre. Peut-être que leurs dirigeants le font, dans chacun de ces pays. En tous cas les grandes villes du monde n’ont pas porté leurs couleurs et les orchestres n’ont pas joué leur hymne.

 Au fait, quel est donc ce nous qui a été attaqué ? Ce nous qu’est la France inclut des Français de confession musulmane. Ceux qu’on appelle très maladroitement « les Musulmans de France ». Je me souviens avoir entendu une auditrice de France inter se présenter ainsi (je cite de mémoire car l’émission n’est plus accessible) : « Bon je ne sais pas comment je vais me présenter… je suis française… disons… de culture arabo-musulmane ». Elle tenait ces mots comme s’ils lui brûlaient les doigts. Car une autre question se pose depuis les attentats : Les Français de confession ou de culture musulmane devraient-ils réagir pour manifester leur désapprobation des crimes qui sont commis au nom de l’islam ? À la question d’un journaliste : « Madame, seriez-vous d’accord pour que s’organise une marche des Musulmans de France ? », elle a répondu : « Mais Monsieur nous étions là à la marche du 11 janvier, seulement vous ne nous voyez pas. Forcément, comment vous identifiez un musulman ? Ceux qui sont intégrés ce sont précisément ceux qu’on ne voit pas. »

Je n’oserai pas apporter de réponse à cette question. Je sais seulement qu’elle pose problème de par le fait même d’identifier un groupe qui s’appellerait « Musulmans de France ». Parce que la France ne repose pas sur un modèle multiculturel dans lequel les citoyens sont identifiés par leur appartenance ethnique culturelle ou religieuse, comme c’est le cas au Canada ou aux États-Unis. La France ne reconnaît que des citoyens. Et pourtant elle semble demander à une communauté qui n’existe pas de se manifester. Pourtant, je peux me poser la question : Si des gens tuaient au nom de quelque chose dans lequel je crois ou que je suis – au nom des femmes, au nom des brunes, au nom des musiciens, au nom de la protection de l’environnement – est-ce que je ne répondrai pas, avant tout en tant que citoyenne, mais aussi en tant que femme, brune, musicienne, soucieuse de l’environnement ? Il est vrai qu’on ne demande pas à tous les Chrétiens de manifester lorsque les milices anti-Balaka de Centrafrique tuent des milliers de musulmans. Ni à tous les Juifs d’exprimer leur désapprobation des crimes commis par les colons ultra-religieuxen Palestine.

Les personnes de confession musulmane ont la malchance de vivre à une époque qui ne parle que d’eux. Je ne peux qu’imaginer leur malaise, leur peur et leur colère. Leur envie qu’on les laisse tranquilles. Et aussi leur désir d’agir, de reprendre possession de leur culture et de leur identité, pour léguer à leurs enfants un monde où ces questions auront été, si ce n’est résolues, au moins dénouées. Le travail qui les attend est immense pour repenser leur identité, leur rapport à leur livre, leur manière de vivre leur foi.  J’espère qu’ils dépasseront la peur et la rancœur pour s’interroger, eux aussi.

Je ne peux pas m’interroger à leur place. Je ne peux qu’éviter de dire des bêtises sur ce que je ne connais pas. Par exemple en me demandant que sont les cultures islamiques et leurs peuples si différents ? Il me faut pouvoir penser l’islam en dehors des étiquettes vides de sens « islam modéré », « vrai islam », « islam radical ». Lorsque je saurai la différence entre le wahabisme et le salafisme, entre les différentes mouvances du sunnisme et du chiisme, lorsque je connaîtrai l’histoire du djihadisme, lorsque je saurai que ce qu’on appelle « le monde musulman » inclut des Arabes, des Turcs, des Afghans, des Kurdes, Indonésiens (etc.), lorsque j’aurai ouvert le Coran et que je pourrai le lire avec un regard historique, anthropologique et critique, je pourrai commencer, peut-être, à tisser un début d’opinion.

En attendant, je m’interroge. Aujourd’hui poser des questions, c’est tout ce que je suis capable de faire.

signature Sarah NB

 

Politics

Letter published on

mediapart

Hi there

We don’t know each other but I wanted to write to you because we belong to the same generation. I am a native of France and am under 30. I grew up with people of different nationalities and cultures. I adhere to the republican values of France, yet am very much transcultural. My family origins are North African. Most important, I am a seeker of people’s stories. I try to capture glimpses of the world, and bring to light the powerful forces that so many of us carry dormant within ourselves.

I have always loved patios. Last time I was in Paris I spent many pleasant hours on 10th 11thand 18th arrondissements patios. I experience the luxury of not going anywhere. I catch up on myself in the middle of a city that doesn’t know I exist. Not quite outside, not really inside, I embrace the art of waiting in the middle of the city’s flow. Today the patios of Paris will never be the same for anyone who knows them.

However, today it is not to the patio that I wish to go. For several days now, the idea has been going around that the liberty, diversity and joie de vivre that we enjoy in our society has been attacked and that we should resist by going for a drink on a patio. Tous en terrasse !is the battle cry of this well meaning but merely symbolic impulse.

We are told that we were targeted because we are a shining model of liberty, equality, justice and culture. Well that may be flattering for the ego, and soothing for the identity crisis we are experiencing as a nation. Isn’t it rather that we were attacked because of many reasons, among which that France has been a colonial power in the Middle East, had been involved in bombing campains and military operations in the region, has plunged a generous hand in its natural resources, and has profited handsomely of arms sales throughout the region, indirectly arming her own enemies ? France is also a very fertile breeding ground for djihadism, having the greatest number of young people leaving to fight in Syria in all of Europe. Proximity facilitates collaboration in between French and Belgium djihadists.

This reality is less attractive than the appeal to our national idealism made by the heads of state. But on the other hand, if we were attacked for what we are, we can’t do much about it. If we were attacked for what we do, then we can. And there are so many things that every citizen could contribute to, such as :

–       Supporting research in renewable energy. Because once oil is no longer the be all and end all of the global economy, the Middle East will no longer be the center of our attention. At last the fate of the Congolese and Tibetans will weigh as heavily on our conscience as that of the Syrians and Palestinians.

–       Finding new political models in which we no longer simply delegate the ensemble of a nations activities to a group of men and women who may decide that dropping a few bombs will have a desirable effect, and who do business with countries that are little better than an Isis who has succeeded.

–       The media has shown us that since November 13th there has been a big increase in youth who wish to join the police force. Very well. But where is the upsurge in would-be educators and social workers, those who could actively prevent the seed of djihad from being cultivated in the fertile soil that is France

If the only answer, or even the main answer that the French youth is offering, is to go and have a drink on the patio and go see a concert, I think we are falling short of the symbol we think we represent.

I wonder if we can’t make use of this need to come together to redefine the image of ourselves projected in the media. Perhaps you did not resonate with this Tous aux terrasse ! , friend of a thousand faces. Many among you are mobilised, working to formulate another model for our society. Others among you would like to act but don’t know how. Others don’t bother thinking about it. It is principally to these latter two that I am offering a personal, yet maybe shared, interpretation of the words diversity, liberty and joie de vivre.

My diversity

Whether we are French, Malian, Chinese, Kurdish, Muslim, Jewish, Christian, Atheis, Agnostic, bisexual gay or straight, we are all the same once we become good little footsoldiers of neo liberalism and hyperconsomation. We love Nutella which destroys thousands of hectars of rainforest and contributes to decimate Amazonian populations. We buy the latest smartphone and toss the old ones onto the ungodly heap of refuse choking our world. We buy cheap clothes dyed by children in Bangladesh and China. We spend hundreds each year on make up tested on animals.

My diversity will be defined by exchanges with peole who are really different from me : a family of eight people living in a small apartment, prisoners, the elderly living alone, the boy who retreats within himself because he is constantly rejected, the teans who don’t have access to plays, those in remote villages with no work. If we respond to calls such as theirs, rather than to the call “Tous à la terrasse !” we may actually improve our society.

My liberty

I don’t see how following every weekend the holy shrine of indulgence is a sign of freedom. My freedom will consist in avoiding the boulevard of hyperconsomation, of endless accumulation and striving.

My freedom will consist of making sure my passing in another country as a tourist is not disfiguring it just a little bit more. My freedom will be to look for the pleasures that create fullfillment rather than a voice.

My entertainment

My entertainment is not fuelled by the mass diversion machine. It lies in supporting local artists and local concert houses, theatre toupes and cultural associations. Spending the day with an elderly person languishing in boredom and isolation, that’s a party.

A celebration is something that pulls me out of my everyday routine. When I find that my life is overwhelmed with noise and light of the screens, then unplugging from it feels like a grand celebration indeed.

Please don’t mistake my critique as one that sympathises with the djihadist cause. They do not have a monopoly on criticism of the decadence of hyperconsomation. Their criticism is only a speech, because they drink out of the same sources as the most ardent capitalists : the selling of arms and oil.

Voilà. I don’t know if we will cross paths on the same patios, or in the sames parties. I would simply like to remind you that you have the right and the capacity to construct another image of yourself that the one blasted at you by the mass media. Of course we will continue to eat, drink, dance and be merry. But let us not mistake these acts as ones of meaningful resistance that send a defiant message to the djihadists. Apparently the march of January 11th in Paris was not particulartly impressive for them.

Let’s all take a moment of pause on our internal patio, raise our heads and examine the society in which we live. Who knows, perhaps in the distant shreds of white sky stung from building to building, we will catch a glimpse of the society we wish to build.

signature Sarah NB

Politics

 

livre sarah

Cette lettre a donné naissance au livre Lettres à ma génération publié chez Michel Lafon. Pour commander le livre, cliquez sur le livre. Pour lire des extraits, cliquez ici.

mafalda9Lettre publiée dans

mediapart Je ne suis qu’une lettre d’opinion, pas un essai. Je suis juste une petite lampe de poche qui a essayé d’éclairer ce qui était trop souvent laissé dans l’ombre. Alors oui, mon étroit faisceau lumineux laissera bien d’autres choses dans l’ombre. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas importantes. Simplement que parfois pour ramener la corde à un juste milieu, il faut tirer très fort d’un côté.

Salut,

On se connaît pas mais je voulais quand même t’écrire. Je suis française, je n’ai pas trente ans. Paris, c’est ma ville.

J’ai grandi au milieu de gens de beaucoup de nationalités, cultures et religions différentes.  Je suis autant républicaine et transculturelle. J’ai « des origines » comme on dit maghrébines. Surtout, je suis pisteuse de paroles et d’histoires. J’essaye de raconter un petit bout du monde, de mettre en mots les puissances endormies que tant de gens portent en eux.

J’ai toujours adoré les terrasses. La dernière fois que j’étais à Paris j’y ai passé des heures, dans les cafés des 10e 11e et 18earrondissements.  À  la terrasse, je m’offre le luxe d’aller nulle part. Je prends de mes nouvelles au cœur d’une ville qui ne sait pas que j’existe. Ni dehors ni dedans, je cultive l’attente au milieu du passage. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière. J’y ai écrit un livre qui s’appelle Chroniques de terrasse.  Il est maintenant quelque part dans la pile de manuscrits de plusieurs maisons d’édition. Aujourd’hui j’aurais envie d’y ajouter quelques pages.

Pourtant aujourd’hui, ce n’est pas en terrasse que j’ai envie d’aller.

Depuis plusieurs jours, on m’explique que c’est la liberté, la mixité et la légèreté de cette jeunesse qui a été attaquée, et que pour résister, il faut tous aller se boire des bières en terrasse. Je ne suis pas sûre que si les attentats prévus à la Défense avaient eu lieu, on aurait lancé des groupes facebook « TOUS EN COSTAR AU PIED DES GRATTE-CIELS ! » ni qu’on aurait crié notre fierté d’être un peuple d’employés et de patrons fiers de participer au capitalisme mondial, pas toi ?

On nous raconte qu’on a été attaqués parce qu’on est le grand modèle de la liberté et de la tolérance. De quoi se gargariser et mettre un pansement avec des coeurs sur la blessure de notre crise identitaire. Sauf qu’il existe beaucoup d’autres pays et de villes où la jeunesse est mixte, libre et festive. Vas donc voir les terrasses des cafés de Berlin, d’Amsterdam,  de Barcelone, de Toronto,  de Shanghai, d’Istanbul, de New York !

À écouter et lire les nombreux spécialistes, il me semble qu’on a plutôt été attaqués parce que la France a bombardé certains pays en plongeant une main généreuse dans leurs ressources, parce que la France est accessible géographiquement, parce que la France est proche de la Belgique et qu’il est facile aux djihadistes belges et français de communiquer grâce à la langue, parce que la France est un terreau fertile pour recruter des djihadistes.

Oui je sais, la réalité est moins sexy que notre fantasme. Mais quand on y pense, c’est tant mieux, car si on a été attaqué pour ce qu’on est, alors on ne peut pas changer grand chose. Mais si on a été attaqué pour ce qu’on fait, alors on a des leviers d’action :

– S’engager dans la recherche pour trouver des énergies renouvelables, car quand le pétrole ne sera plus le baromètre de toute la géopolitique, le Moyen-Orient ne sera plus au centre de nos attentions. Et d’un coup le sort des Tibétains et des Congolais de RDC nous importera autant que celui des Palestiniens et des Syriens.

– S’engager pour trouver de nouveaux modèles politiques afin de ne plus déléguer les actions de nos pays à des hommes et des femmes formés en école d’administration qui décident que larguer des bombes (car parfois les bombes c’est bien il paraît), ou qu’on peut commercer avec un pays qui n’est finalement qu’un Daesh qui a réussi.

– Les journalistes ont montré que les attentats ont éveillé des vocations de policiers chez beaucoup de jeunes. Tant mieux. Mais où sont les vocations d’éducateurs, d’enseignants, d’intervenants sociaux, de ceux qui empêchent de planter la graine djihadiste dans le terreau fertile qu’est la France ? Si elles sont aussi nombreuses que les vocations policières, alorson peut se demander pourquoi les journalistes ont choisi de se focaliser dessus. Si les jeune se tournent plutôt vers les vocations policières qu’éducatrices, on peut se demander ce que cela traduit.

Si la seule réponse de la jeunesse française à ce qui deviendra une menace permanente est d’aller se boire des verres en terrasse et d’aller écouter des concerts, je ne suis pas sûre qu’on soit à la hauteur du symbole qu’on prétend être. L’attention que le monde nous porte en ce moment mériterait qu’on aille bien plus loin.

Je ne suis pas en train de te dire qu’il ne faut pas y aller, en terrasse ! Bien sûr qu’il faut y aller, comme il faut aller à la boulangerie, à la bibliothèque, au cinéma. Il faut tout simplement vivre. Parce qu’on n’a pas le choix. C’est une résistance symbolique. Mais dans toute situation de “guerre” ou en tous cas, exceptionnelle, il faut faire des choix pour être le plus efficace possible. Et dans l’imaginaire médiatique, je n’ai pas vu de mouvement “parlons-nous !” ou “aidons-nous !”. Si un jour nos enfants se penchent sur cet épisode, je ne me sentirais pas fière que le symbole de cette résistance ait été l’image de moi en train de boire un verre. J’aurais préféré une main tendue, surtout une oreille qui s’ouvre.

Alors c’est peut-être un peu tôt, mais il n’est jamais trop tôt pour s’interroger. Je me demande si on ne peut pas profiter de ce besoin d’être ensemble pour redéfinir l’image que les médias projettent de ce que nous sommes, nous les jeunes. Je ne me suis pas reconnue dans le symbole médiatique de mixité, de liberté et de fête qui a été affiché dans les médias de masse. Peut-être que toi aussi, d’ailleurs. Parce que je sais bien que tu as mille visages. Que certains agissent déjà, chaque jour au quotidien, en cherchant un autre modèle de société. Ceux-là souvent n’ont pas le temps de brandir des symboles. Je sais que d’autres voudraient bien agir mais ne savent pas comment faire. Et que d’autres ne se sont pas posés la question. Ce sont bien sûr à ces deux derniers que j’écris.

 

Ma mixité

Qu’on soit maghrébin, français, malien, chinois, kurde, musulman, juif, athée, bi homo ou hétéro, nous sommes tous les mêmes dès lors qu’on devient de bons petits soldats du néo-libéralisme et de la surconsommation. On aime le Nutella qui détruit des milliers d’hectares de forêt et décime les populations amazoniennes, on achète le dernier iphone et on grandit un peu plus les déchets avec les carcasses de nos anciens téléphones, on préfère les fringues pas chères teintes par des enfants du Bengladesh et de Chine, on dépense des centaines d’euros en maquillage testé sur les animaux et détruisant ce qu’il reste de ressources naturelles.

Ma mixité, ce sera d’aller à la rencontre de gens vraiment différents de moi. Des gens qui vivent à huit dans un deux pièces, peu importe leur origine et leur religion. Des enfants dans les hôpitaux, des détenus dans les prisons. Des vieilles femmes qui vivent seules. De ce gamin de douze ans à l’écart d’un groupe d’amis, toujours rejeté parce qu’il joue mal au foot, qui se renferme déjà sur lui-même. Des ados dans les banlieues qui ne sont jamais allés voir une pièce de théâtre. Ceux qui vivent dans des petits villages reculés où il n’y a plus aucun travail. Les petits caïds de carton qui s’insultent et en viennent aux mains parce que l’un n’a pas payé son cornet de frites au McDo. D’habitude quand ça arrive, qu’est-ce que tu fais ? Tu tournes la tête, tu ris, tu te rassures avec un petit “Et ben ça chauffe !” et tu retournes à ta conversation. Si tous ceux qui ont répondu à l’appel Tous en terrasse ! décidaient de consacrer quelques heures par semaine à ce type d’échange… il me semble que ça irait déjà mieux. Ça apportera à l’humanité sans doute un peu plus que la bière que tu bois en terrasse.

Ma liberté

Je ne vois pas en quoi faire partie du troupeau qui se rend chaque semaine aux messes festives du weekend est une marque de liberté. Ma liberté sera de prendre un autre chemin que celui qui passe par l’hyperconsommation. D’avoir un autre horizon que celui de la maison, de la voiture, des grands écrans, des vacances au soleil et du shopping.

Ma liberté sera celle de prendre le temps quand j’en ai envie, de ne pas m’affaler devant la télé en rentrant du boulot, d’avoir un travail qui ne me permet pas de savoir à quoi ressemblera ma journée.

Ma liberté, c’est de savoir que lorsque je voyage dans un pays étranger je ne suis pas en train de le défigurer un peu plus. C’est vivre quelque part où le ciel a encore ses étoiles la nuit. C’est flâner dans ma ville au hasard des rues. C’est avoir pu approcher une autre espèce que la mienne dans son environnement naturel.

Ma liberté, ce sera de savoir jouir et d’être plein, tout le contraire des plaisirs de la consommation qui créent un manque et le besoin de toujours plus. Ma liberté, ce sera d’avoir essayé de m’occuper de la beauté du monde. “Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête que quelque chose a changé pendant que nous passions” (Claude Lemesle).

Ma fête

Ma fête ne se trouve pas dans l’industrie du spectacle. Ma fête c’est quand j’encourage les petites salles de concert, les bars où le musicien joue pour rien, les petits théâtres de campagne construits dans une grange, les associations culturelles. Passer une journée avec un vieux qui vit tout seul, c’est une fête. Offrir un samedi de babysitting gratuit à une mère qui galère toute seule avec ses enfants, c’est une fête. Organiser des rencontres entre familles des quartiers défavorisés et familles plus aisées, et écouter l’histoire de chacun, c’est une fête.

La fête c’est ce qui sort du quotidien. Et si mon quotidien est de la consommation bruyante et lumineuse, chaque fois que je cultiverai une parole sans écran et une activité dont le but n’est pas de consommer, je serai dans la fête. Préparer un bon gueuleton, jouer de la gratte, aller marcher en forêt, lire des nouvelles et des contes à des jeunes qui sentent qu’ils ne font pas partie de notre société, quelle belle teuf !

N’allez pas me dire que je fais le jeu des djihadistes qui disent que nous sommes des décadents capitalistes… s’il vous plaît ! Ils n’ont pas le monopole de la critique de l’hyper-consommation, et de toute façon, ils boivent aux mêmes sources que les pays les plus capitalistes : le pétrole et le trafic d’armes.

Voilà. Je ne sais pas si on se croisera sur les mêmes terrasses ni dans les mêmes fêtes. Mais je voulais juste te dire que tu as le droit de te construire autrement que l’image que les médias te renvoient. Bien sûr qu’il faut continuer à aller en terrasse, mais qu’on ne prenne pas ce geste pour autre chose qu’une résistance symbolique qui n’aura que l’effet de nous rassurer, et sûrement pas d’impressionner les djihadistes (apparemment ils n’ont pas été très impressionnés par la marche du 11 janvier), et encore moins d’arrêter ceux qui sont en train de naître.

Ce qu’on est en train de vivre mérite que chacun se pose un instant à la terrasse de lui-même, et lève la tête pour regarder la société où il vit. Et qu isait… peut-être qu’un peu plus loin, dans un lambeau de ciel blanc accroché aux immeubles, il apercevra la société qu’il espère.

Unanswered letters

mafalda9

Quelques temps après le quatrième morceau

Allo Pierrot

« Est-ce que l’univers va s’occuper de moi comme je m’apprête à m’occuper des autres ? » Quand le vagabond céleste jette cette question à l’assaut du ciel, j’ai ouvert grand les yeux et je me suis avancée comme pour bien entendre la réponse qu’allait lui faire l’univers. Mais rien. Il n’y eut pas de réponse.

Vois-tu, Pierrot, moi aussi je l’ai poussé, ce cri où on met l’univers au défi. Et dans cette question, c’est toute la question de la justice. Le monde est-il juste et équilibré ? Je sais que depuis que tu as chaussé tes bottes, tu as trouvé que oui, l’univers s’occupe de nous quand on lâche tout et qu’on poursuit seulement son rêve. Que vous recevez quand vous donnez. Parce que vous réveillez chez les gens l’envie de donner et de partager. Quelqu’un finit toujours par s’arrêter pour vous prendre dans son char.
Et pourtant, Pierrot, on ne va pas dire au gamin des banlieues de Kiev irradié par Tchernobyl ou celui des campagnes d’Argentine empoisonné par Monsanto, que ce qu’ils vivent est le juste retour de l’univers à ce qu’ils ont fait, n’est-ce pas ? On ne va pas dire aux ouvriers, paysans et artisans qui aiment leur travail et ont trimé toute leur vie, et qui ont tout perdu parce que des businessmen se sont amusés avec la valeur de tout, que ça leur est arrivé parce qu’ils ont triché avec leurs rêves ? Et les businessmen repus et enflés de pouvoir et heureux à leur manière, va-t-on leur dire qu’ils ont la vie qu’ils méritent ?
J’ai beaucoup voyagé et j’ai côtoyé des milieux très différents. Et partout je n’ai vu que le règne du chaos. J’ai vu des gens méritants talentueux et travailleurs trouver leur rêve, et d’autres tout aussi talentueux, travaillants, généreux, finir misérables et seuls. Je vois chaque jour la bêtise, la facilité et le conformisme être récompensé. Entendons-nous bien, Pierrot. Je ne parle pas de succès et de gloire décadente à la Whitney Houston. Je parle bien d’épanouissement personnel, de paix intérieure et de rêve accompli.

Les gens peuvent être aussi méprisants et indifférents qu’ils savent être attentifs et généreux. Et je maintiens que l’univers ne s’occupe pas toujours de ceux qui s’occupent des autres. Ne pensez-vous pas que le monde aurait une autre tête, si c’était le cas ?

Je crois que chacun pétrit moule et taille son rêve, mais qu’aucun rêve ne peut marcher tout seul. Il lui faut un sol avec du sable ou des graviers, de la terre ou du bois, il lui faut aussi un air, un soleil, un horizon. Je crois que sans sa femme, Nelson Mandela aurait été oublié au fond de sa prison. Je crois que sans Jacques Canetti, les Brel, les Barbara, les Brassens, les Piaf, seraient restés – comme d’autres – des amuseurs de cabaret. Parce qu’il a cru en eux au moment où personne n’y croyait.

Je crois que la meilleure des graines peut ne pas pousser si le sol, la lumière et l’eau ne sont pas cléments. Je crois qu’il existe beaucoup de puissances endormies en nous, qui resteront toujours inactivées. Je crois que des vies pleines de ces puissances sont arrêtées chaque jour, pour rien. Je crois que toute personne qui a connu un champ de bataille, et l’obus qui tombe ici et pas un mètre plus loin, le sait.

Je crois aux rencontres avortées qui auraient pu construire bien des rêves, mais qui ne se sont pas faites. Parce que ça n’était pas le bon moment. Je crois qu’on fait ce qu’on peut et qu’il manque quelque chose à l’équation : si tu ne triches pas avec ton rêve, l’univers te répondra. L’univers est capricieux, Pierrot.

Je ne crois pas que les choses sont comme elles devraient être. Et que c’est bien pour ça qu’il faut avoir un rêve. Un rêve qui s’occupe de la beauté du monde, puisque le monde est parfois bien négligent de sa beauté.

Voilà Pierrot, je ne sais pas si dans tes vagabondages sur la sphère virtuelle tu trouveras cette lettre, ces morceaux que je dépose au bord de la route en attendant que quelqu’un s’arrête.

Je te laisse avec deux chansons entre lesquelles je tangue :

C’est peut-être de Allain Leprest

La prière de Brassens
signature Sarah NB

Unanswered letters

mafalda9

Montréal, quelques heures après le précédent morceau

Salut Pierrot,

À la sortie du théâtre, j’ai entendu quelques personnes se questionner : « Bon alors c’est qui ce Pierrot ? Il chante ? Ah alors c’est un auteur compositeur interprète ! Un artiste, un vrai ! »

J’imagine que la chanson, vous l’avez pratiqué d’abord comme on panse un bobo avec ce qu’on a sous la main. Écrire, chanter, s’exprimer. Et puis partager. Alors les bars, et puis les scènes. Puis son propre bar, sa propre scène. Et puis… et puis quoi ?

Le partage qui devient une performance ? L’émerveillement qui se fane dans l’habitude ? Le chemin qu’on nous dit le seul : spectacles, albums, promo, affiches, démo, agent, presse…

Alors tu as ramené la chanson à la petite vie des gens de peu. Des gens qui ne vont pas forcément aux spectacles. Vous l’amenez comme les médecins de campagne dans le temps se déplaçaient avec leur trousse de médicaments. Une chanson sans billet de spectacle, sans diffusion, sans programmation, sans applaudissement.

Vous savez, c’est ça à l’origine, la musique et la poésie. Pour appeler les esprits, la pluie, pour se donner du courage avant la chasse ou la guerre ou avant la nuit de noces, pour accompagner les morts, pour soigner, pour consoler, pour partir ailleurs. Je suis partie pendant sept ans, treize fois, pour aller écouter les chansons des femmes à la rivière, au tapis, les chants du berger, dans les montagnes du Maroc. Mais vous savez quoi, Pierrot ? Leurs lanternes s’éteignaient. Ils ne racontaient plus, et chantaient bien moins. Bien sûr à force de me voir revenir, ils ont rallumé une belle lanterne. Trois jours durant, il y eut un feu de joie, un grand événement de poésie de contes de chants.

Mais je devais reprendre ma route. Et aujourd’hui le feu est éteint. On ne peut que rallumer le feu des autres, mais c’est à eux de l’entretenir, pas vrai ? Et notre feu à nous, qui va le nourrir ? Je me souviens de cette question :

« Est-ce que l’univers va s’occuper de moi comme je m’apprête à m’occuper des autres ? »

On s’en parle au prochain morceau !
J’ai bien hâte
signature Sarah NB

Unanswered letters

mafalda9

Montréal, une nuit après le deuxième morceau

Bien cher Pierrot,

Vous avez décidé de tout perdre pour gagner l’essentiel. Vous marchez vos questions : « Qu’est-ce que j’ai fait pour mon rêve aujourd’hui et en quoi s’occupe-t-il de la beauté du monde ? » Vous n’avez pas de maison. Tout ce que vous portez sur vous – manteau, chapeau, chandail, bottes – on vous les a donnés. Vous n’avez que votre guitare et un cahier.

Alors Pierrot, vous ne risquez plus de perdre quoi que ce soit. Ni un chez soi, ni un travail, ni un espoir, même des amis. Puisque vous n’attendez rien et que vous cultivez l’éphémère. Vous n’avez même pas d’itinéraire à suivre, vous allez là où celui qui vous aura pris en pouce va. Enfin si, quand même … vous devez suivre le chemin de votre rêve. Réenchanter le quotidien des autres. C’est un chemin difficile. Car les tentations de la facilité sont partout.

Vous savez Pierrot, c’est devenu à la mode de présenter les itinéraires de grands voyageurs. Untel parcourt l’Afrique à pied, un autre ne dépense pas plus de 1$ par jour. Et tout le monde partage et tout le monde aime. À force d’en voir défiler, tous plus extrêmes et exotiques les uns que les autres, j’ai pensé que c’était trop lointain pour que la plupart des gens se sente concernée.

Mais vous n’êtes pas exotique, Pierrot. Parce que les gens vous connaissent et parlent de vous, ici et partout. Vous êtes parmi nous. Et puis parce qu’il importe peu que vous marchiez le Québec avec un case de guitare ou que vous rouliez dans une belle auto. L’important c’est ce que vous transmettez à tous ceux que vous rencontrez. On peut marcher son rêve sur une route, dans la montagne ou entre les tours d’un building. L’important est de ne se charger de rien d’autre que de ce qui nourrit son rêve. Faire en sorte qu’on ne puisse plus rien perdre.

Ne se charger
De rien d’autre
Que de ce qui nourrit
Mon rêve
signature Sarah NB

Unanswered letters

mafalda9

Montréal, le lendemain du premier morceau

Bonjour Pierrot

Cette fameuse nuit… parce que c’est toujours la nuit que ce genre de chose arrive. À L’heure où le carrefour des petites préoccupations du quotidien est fermé. L’heure où il n’y a plus personne à appeler. C’est une nuit qui tourbillonne. Les objets qui nous entourent ont l’air d’inconnus familiers qui nous demandent ce qu’on fait là. C’est la nuit où toutes les vérités nous rendent visite, l’une après l’autre, chacun accompagnée de sa petite sœur, la peur.

Combien de temps les miroirs mentent avant que cette nuit n’arrive, Pierrot ? Que s’est-il passé cette nuit-là ? Un de ces petits événements qui font tout basculer ? Un enchaînement de petits riens qui ont fini par faire craquer la chaine ? Ça fait mal, hein Pierrot, quand nos chainent craquent. Quand on réalise qu’on ne mène pas la vie qu’on voudrait. Et qu’il faut partir. Briser ses chaines. Ne plus tricher avec son rêve.

signature Sarah NB

Unanswered letters

mafalda9

Montréal, le 8 novembre 2015

Cher Pierrot,

On ne se connaît pas, mais je vous ai tout de suite reconnu. Vous n’étiez même pas là. Je veux dire, pas là physiquement. Mais pendant plus d’une heure, il ne s’agissait que de vous. De vous et de moi.
C’était il y a deux semaines, sur une scène de Montréal. Par la voix les mots et les yeux pétillants de Simon Gauthier, le conteur. Son spectacle Le vagabond céleste, c’Est vous. Enfin c’est un autre vous. Un Pierrot tricoté avec deux pelotes de laine : celle de l’imaginaire et celle du réel.

Dans la première partie du spectacle, Simon vous gonfle d’éther, et nous présente la légende du vagabond céleste. Un personnage de conte, de pur imagination. Puis il le fait descendre dans nos rues, le fait pousser la porte d’un bar et monter sur une scène. À la fin, il vous recoud de chair. Et vous voilà. Le vagabond céleste est une légende réelle. Vous êtes ce que chacun porte en soi.

L’histoire d’un homme qui a quitté sa vie qui ne lui ressemblait plus. Parce que parfois nos vies se mettent à n’en faire qu’à leur tête, à se maquiller et à n’être plus reconnaissable. Il a donc quitté sa maison, ses biens, ses comptes en banque, pour devenir vagabond. En errance poétique. Pour aller chercher la poésie du quotidien auprès des rêveurs, et la redonner à ceux qui ont perdu leur lumière. Offrir des chansons, comme un pont jeté sur la rivière de leur vie. Un pont qui mène sur l’autre rive. Vous savez, celle qui recule toujours. La rive de notre rêve.

C’est à un moment précis du spectacle que je vous ai reconnu. Et en vous reconnaissant, je c’est moi que j’ai reconnu. C’était le moment de cette fameuse nuit. Mais je vous en parlerai dans mon prochain bout de lettre.

entretien avec Simon Gauthier à écouter ici

signature Sarah NB

Backstage

 

“Dans la loge de l’artiste” avec Simon Gauthier : transmettre la poésie du quotidien by Sarahroubato on Mixcloud

Depuis dix-huit ans, Simon Gauthier tricote ses histoires avec deux fils : la laine du réel et la laine de l’imaginaire. Alors quand on voit son spectacle, on ne sait plus ce qui est réel et ce qui est inventé. Comme le voyage en avion de Pierrot, et comme le Vagabond Céleste. Personnage mythique, authentique vagabond ? « Une légende réelle », dit Simon.

Du coup, les spectacles de Simon ne nous invitent pas seulement à nous évader pour mieux revenir à une morne réalité. Simon nous dit qu’on peut trouver des êtres merveilleux à deux portes de chez nous, oui là où nos pieds touchent terre. Que chacun d’entre nous a le potentiel de devenir un artiste du quotidien, et comme lui, de toujours s’étonner.

Le conteur est probablement l’artiste de scène qui voyage le plus léger et qui peut s’adapter à tous les lieux, à tous les auditoires, aux exclus et aux privilégiés. Simon aussi est un errant, mais attention, il y a plusieurs sortes d’errances.

Pour Simon, le merveilleux habite le réel. La preuve, par ce bout de conte qu’il nous offre en exclusivité quelques heures avant de l’essayer sur scène : celui d’un jardinier qui ne cultivait pas des fleurs…

Unanswered letters

Jai ramassé cette histoire sur la plage. Je te la donne, je sais que tu dois prendre le stricte nécessaire.

Café balnéaire, avec ses consommations dont le prix grimpe avec le soleil, ses parasols joyeux et sa bonne humeur obligatoire. Le vent souffle trop pour certains, juste ce qu’il faut pour d’autres. Pour lui, ce qui importe c’est le sens dans lequel il souffle. C’est facile. Il suffit de regarder comment il gonfle les cheveux installés devant lui. Parfois ça fait comme un rideau de crinière brune qui recouvre la mer. Sa mer à lui c’est un mur horizontal. Avec un panneau Sortie interdite. Là-bas, vers les rochers, il a trouvé des bouts de papier plastifiés coincés sous une pierre. Une photo, un nom écrit dans une langue qu’il ne comprend pas. Des hommes et des femmes qui ont laissé là leur identité. Ne plus exister pour pouvoir vivre… Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Article treize de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Treize. La place du traître.

Il paraît que c’est pas la traversée le plus dur. Une fois dans le bateau, y’a plus grand chose à faire. On s’en remet à Dieu, à la mer, à sa chance, à ses ancêtres, à ce qu’on peut. Mais une fois de l’autre côté, faut s’en remettre aux hommes. Aux sentinelles qui feront leur ronde ce jour-là, à savoir s’ils ont besoin d’argent… aux pêcheurs du village au bout qui voudront bien leur apporter un peu d’eau, à celui qui sait parler leur langue… une poignée de vies agrippées à ces circonstances.

Et puis les passeurs… trafiquants d’êtres humains aujourd’hui, héros de la Résistance quand ils faisaient passer la ligne à d’autres qui fuyaient l’oppression et la guerre. Bien sûr, on ne fuit pas tous des pays occupés. Nous c’est par nos propres dirigeants qu’on est assiégés, pillés, déplumés de tout espoir.

Carte d’identité qu’ils appellent ça… Pourtant ça dit pas grand chose, une carte d’identité. Ça dit pas si c’est un professeur menacé par la milice, un gamin dont tous les frères ont été envoyés au service militaire indéfini. Et celui-là, est-ce que c’est un opposant politique qui a été torturé, ou juste un chauffeur de taxi des montagnes qui en a eu marre d’être toujours à la merci des gendarmes qui lui retirent le permis si la liasse de billets n’est pas assez grosse. Et ce gamin-là, qui parle pas, un enfant sorcier sorti des mines de diamant, prostitué, vendu comme domestique. Comment il a fait pour trouver l’argent de la traversée ?

Demain lui aussi il laissera sa carte sous la pierre, dans cette boîte aux lettres des anonymes. Une pierre vraiment trop lourde pour cacher tout le reste. Car sous les bouts de papier plastifiés minces comme l’ongle, il y a le corps du petit frère qui flottait avec une chaussure en moins au milieu des vagues, la première fois qu’on a essayé. Il y la râle d’un ami qui n’avait plus assez de souffle dans le camion. Il y a le silence de ma fille qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait.

Ce soir, quand il cherchera à tâtons une épaule sur laquelle s’appuyer pour monter dans la barque, il sentira à nouveau une autre main se poser sur la sienne : l’énorme main de son père, tellement lourde pour ses épaules, quand il avait onze ans, et qu’il lui a dit : « Tu es l’aîné. C’est à toi de t’occuper d’eux maintenant. Fais tout pour qu’ils vivent bien. Fais tout… »

épaule
Femme nue de l’épaule, Salvador Dali

Maintenant c’est sur l’épaule de la fille qu’il appuyait ses yeux, pour mieux voir la mer. Elle aussi ne la quittait pas des yeux. Par-dessus l’épaule d’un touriste badigeonnée d’écran solaire, elle suit le bateau-immeuble. Là-dessus la traversée s’appelle une croisière. « Allez retourne-toi… une fille du sud aux grands yeux marrons, ça te dit rien ? Vas y sers-toi. Puisque de toute façon il faut donner son corps… que ce soit à un mari pour avoir une maison ou à des clients pour quelques billets. J’écarterai les cuisses en fermant les yeux. Juste pour traverser. Pour me tenir bien droite sur le pont de ce bateau et voir disparaître mes sœurs et ma mère qui étendent le linge sur la terrasse où il n’y a plus que les paraboles satellites qui échangent des nouvelles. Elles agiteront les bras pour me souhaiter bon voyage en se demandant combien je pourrai leur envoyer chaque mois. Je leur ramènerai du linge de Paris, du beau linge qui sentira pas le pauvre.

Je leur ramènerai aussi des photos du pays gris. Comme vous qui venez photographier mes cousines du village quand elles descendent chercher de l’eau à la rivière avec leurs vêtements colorés. Vous trouvez ça dommage, les bidons en plastique, ça fait moins authentique. Mais les couleurs de leurs vêtements dans la poussière du chemin ça fait toujours une belle carte postale. Moi aussi j’irai photographier vos défilés exotiques : métro-boulot-dodo-parapluie-sandwich. Une tradition grise. On ne choisit pas la couleur de sa misère.

Elle se voyait déjà à la terrasse de la capitale du nord, dans un café qui ressemblerait à une cabine de première classe. Là elle se mettra à penser aux couleurs de son pays. Et à la table juste derrière, quelqu’une se mettra à rêver par-dessus son épaule d’un pays chaud où les gens savent prendre le temps, où tout est moins cher, où on peut avoir des domestiques et se faire appeler Madame. Et elle sourit en pensant que de chaque côté de la mer, des hommes repeignaient le réel par-dessus une épaule.

signature Sarah NB

Extrait de “Chroniques de terrasse”, manuscrit actuellement sur le bureau des maisons d’édition

Unanswered letters

Si c’est vrai. Vous y êtes. Tout vous paraît beau. Il fait froid, je sais. Les vaches ont l’air énorme. Vous pleurez vous riez. Dormez. Dormez enfin. Vous êtes là, vous y restez. Mais attendez…

Vous voilà arrivés. Bien ou mal, accueillis ou tolérés, installés ou parqués, ici ou là, parce que vos proches y sont ou parce que c’était plus facile d’y entrer. La France, la Suède, l’Allemagne, vous les avez à peine choisi. Quand on fuit, est-ce qu’on choisit ? Un autre périple plus long encore commence : celui qui vous mènera à vous sentir – comment doit-on dire ? – intégrés, assimilés, adoptés. On débat déjà sur votre capacité à vous intégrer. Et chaque pays de cette soi-disant Union Européenne a sa propre conception de l’intégration.

“You leave home when home won’t let you stay”
Warsan Shire

En ce moment les médias font la course au portrait d’immigrés intégrés à la société qui font rayonner sa culture. Comme pour montrer l’évidence : une société s’enrichit toujours des apports des immigrants. Une société saine est une société qui bouge. On expose des migrants modèles. Bien sûr on ne parlera pas de ceux qui sont restés vingt ans ici et parlent à peine la langue. Pourtant ils existent, autant que les autres qui font pleinement partie de notre société. Certains viennent avec un tel désir d’intégration qu’ils parleront mieux la langue que beaucoup de natifs. D’autres se retrouvent dans des quartiers isolés et se replient en communauté. C’est qu’une personne en exil devient simultanément plus fragile et plus puissante qu’elle ne l’a jamais été.

Plus fragile parce que te voilà en territoire inconnu, avec des codes, une langue et des normes étrangers. Tu attiseras les peurs des locaux et les convoitises des communautaristes. Les primates sont portés à se rapprocher de ceux qui leur ressemblent. Tu iras d’abord voir tes proches, les gens qui partagent la même langue et la même religion que toi.

Mais une personne en exil a aussi une force extraordinaire. Celle de renaître. De se réinventer. Ici, tu peux te distancer de certaines normes de ton pays. Tu perds tes repères, pour t’en fabriquer d’autres. Si on te donne les outils pour le faire, et si tu es prêt à t’en servir.

Tu auras toujours comme un petit mal de mer, comme un fil qui tirera vers là d’où tu es parti. Mais tu rencontreras la partie de toi qui y survis. Oui je sais, ça fait peur. Et ça fait mal. Comme toutes les naissances.

Tes enfants, eux, joueront dans la cour avec les autres avant même de pouvoir leur parler. Bientôt c’est eux qui te traduiront les papiers administratifs dans la nouvelle langue. Elle leur glissera dans le gosier comme du sirop.

L’adaptation… principe qui mène un animal à survivre ou non dans un milieu donné. Ça y est vous vous réveillez ? Non, ce matin, plus besoin de marcher. Vous êtes là, et vous y restez. Et aujourd’hui commence pour vous le plus long périple.

signature Sarah NB