Analyses

Les stars du show-biz, les politiques, les grands patrons, les intellectuels… ont sait que « ceux-là, ils vivent dans leur monde ». Mais nous, échappons-nous vraiment à l’entre-soi ? Dans nos loisirs, dans nos lieux de socialisation, dans nos engagements même ? Comment inclure la diversité des points de vue, des vécus, des situations, des ressentis et des priorités quand on oeuvre pour le commun ? L’entre-soi représente un défi existentiel pour l’engagement des personnes qui mènent un combat sociétal.

Les combats que nous menons nous engagent toujours au-delà de nous-mêmes. On ne revendique jamais pour sa petite personne, mais toujours en tant que membre d’un groupe, d’une condition sociale, comme citoyen ou pour les générations suivantes. Et pourtant, dans ces combats réside un danger qui, croit-on, concerne toujours les autres. L’entre-soi représente un défi existentiel pour l’engagement des personnes qui mènent un combat sociétal.

1. Les cartes postales de nos idéaux excluent les autres
2. La rigidité du point de vue n’est pas la radicalité de l’engagement
3. L’entre-soi est parfois nécessaire
4. L’Autre, ça s’apprend
5. Sortir de l’entre-soi
6. Oeuvrer à la dispute fertile

1. Les cartes postales de nos idéaux excluent les autres

« JE NE COMPRENDS PAS LES OPPOSITIONS ! »

Un jour sur un réseau social, je tombe sur un post d’un militant écologiste urbain légitimement convaincu qu’il faut dépolluer nos villes. Il faisait l’éloge de la ville de demain ainsi résumé, accompagné d’une image éloquente : 

Je ne comprends pas les oppositions à ce concept. Avoir tous les services essentiels à une distance d’1/4 d’heure à pied ou à vélo. Comment peut-on être contre ? Des routes plus sécurisées où tu peux te balader sans risquer de te faire écraser par une voiture ? Ce type de villes partout en France ? Mais on signe où ? Ce n’est pas une idéologie de bobo-parisien. C’est tout à fait généralisable et souhaitable en dehors de Paris (pour le peu que j’ai expérimenté, village(s) en Normandie et en Provence…).

Évidemment, avec pour modèle les chouettes quartiers de Paris, et les villages touristiques de Normandie et de Provence où se rendent les Parisiens en résidence secondaire, cette personne ne peut pas percevoir les enjeux des moyennes villes de France, et même du large Paris. Au lieu de reconnaître la limite de sa connaissance et d’aller s’enrichir de celle de l’autre, pourquoi réduire cette question complexe à un choix binaire entre deux photos, deux caricatures, et donc deux mondes irréconciliables ?  Pourquoi ainsi exclure d’emblée ceux qui n’aspirent pas à la ville-du-vélo en les considérant comme des limités du cerveau qui ne comprennent pas l’évident bon-sens de la ville idéale ?

Alors que les urbanistes connaissent les enjeux complexes de l’aménagement de la ville de demain, le débat public est dominé par ces cartes postales de la ville idéale d’où beaucoup sont exclus d’emblée les ouvriers qui ont besoin de transporter leur matériel en camionnette depuis la banlieue où ils vivent pour effectuer les travaux dans nos immeubles ; les musiciens qui jouent dans les lieux culturels et transportent leurs instruments dans des voitures bien trop vieilles achetées d’occasion pour aller toucher une misère de cachet ; ou encore les habitants des déserts médicaux qui doivent faire deux heures de route pour aller en ville voir un médecin.

image : Marin Bisson

« NOUS SOMMES LA JEUNESSE ! »

Lors des marches pour le climat de 2019, les associations militantes ont posté beaucoup de photos et de vidéos avec des slogans à la hauteur de l’engouement du moment. Réunies dans le 10ème arrondissement de Paris, un mouvement citoyen très actif poste des photos des manifestants et écrit en légende : « Ensemble, nous écrivons l’histoire ». Sous celles des milliers de marcheur.es, on lit : « Nous sommes l’avenir. » Pourtant, à bien y regarder, et comme l’ont montré les enquêtes sociologiques notamment celles de Maxime Gaborit et Yan Le Lann, 60% des participants ont un bac + 5 ou sont enfants de cadres ou de professions intellectuelles. La diversité culturelle et sociale n’était pas au rendez-vous. Les jeunes des périphéries étaient les grands absents de ces marches « de la jeunesse ».

La question s’est-elle seulement posée ? Aller vers les autres, qui vont nous accueillir avec méfiance ou hostilité, est une démarche moins glorieuse que de brandir un slogan au milieu de gens déjà convaincus. On préfère légitimement se sentir grisé par un cri collectif auquel on participe, plutôt que de faire du porte à porte et de peut-être se la voir fermée au nez.

« MONTRONS QUE NOUS NE VOULONS PAS DE FACHOS ICI ! »

Dans une région bastion de la gauche, le RN  rassemblé 19% des votes aux législatives. Quand, lors d’un nouveau vote d’élections partielles, des élus du RN viennent rencontrer leurs électeurs, le mot d’ordre est donné sur les réseaux sociaux  : « Venons empêcher ce rassemblement, faisons du bruit, les fachos ne passeront pas ! » De quoi se gargariser d’être du bon côté, et rentrer chez soi satisfaits. Mais aura-t-on fait renoncer les électeurs à voter RN ? Certainement pas, au contraire. L’efficacité de ce genre de manifestation tient dans la cristallisation des oppositions et des caricatures. Ainsi les manifestants entretiendront leur image de « gauchos écolos radicaux » et chacun s’en retournera chez soi encore plus convaincu qu’il a raison.

2. La rigidité du point de vue n’est pas la radicalité de l’engagement

Dans la société de l’image et du buzz, on a tendance à confondre la radicalité de la posture avec l’intensité de l’engagement. Plus on reste inflexible, campe sur ses positions et propose une vision radicale qui exclue toute autre manière de voir, plus on il se convainc de bien servir sa cause.  Au contraire, élargir son point de vue, le raffiner ou le revisiter pour inclure d’autres paramètres, est considéré comme un compromis. Et en France, le compromis est perçu comme un renoncement à la radicalité de l’engagement. Dans d’autres sociétés, il est la manifestation même de la maturité et du raffinement de la pensée. On préfère alors ne pas collaborer avec ce que l’on juge comme l’ennemi, quitte à priver la collectivité des bienfaits qu’une collaboration pourrait apporter.

Au lieu d’être des espaces de confrontation fertile des points de vue, les médias sont devenus les producteurs du spectacle du clash. Dans ces duels, il ne s’agit pas de rencontrer l’autre pour affiner, élargir ou enrichir notre point de vue. Il s’agit de renforcer son opposition. Aux patrons, aux chasseurs, aux bobos, aux fachos, aux gauchos, au Mâle Blanc, au Musulman…

Qu’on ne s’étonne pas du spectacle que nous ont offert nos élus à l’Assemblée Nationale. Incapables de travailler ensemble, monologuant ou aboyant les uns sur les autres, ils prennent les postures de l’Inflexible, du Révolutionnaire ou du Sage. Ils ont laissé passer la chance d’une assemblée sans majorité absolue qui aurait pu être celle d’un dialogue fécond des oppositions. Les enjeux sociétaux ne sont plus que des outils au service des postures.

3. L’entre-soi est parfois nécessaire

Une société des postures est une société de l’entre-soi. La promesse d’Internet de l’ouverture au monde a été abîmée par les algorithmes qui nous fabriquent un environnement qui nous ressemble. Il s’agit de retrouver ceux qui cliquent J’AIME aux mêmes endroits que nous.

Le phénomène de l’entre-soi n’est pas nouveau, et il a des vertus. Se retrouver entre gens partageant la même langue, la même religion, les mêmes références culturelles, le même métier, est un réflexe naturel et même ancré dans notre comportement de primate. Elle peut faciliter l’accueil, l’intégration à un nouveau milieu, les enjeux matériels, la confiance, à condition de ne pas s’y enfermer.

Au Canada, les études anthropologiques montrent que pour beaucoup de migrants venant de continents africains, asiatiques et sud-américains, les églises sont des lieux d’intégration puissants. En y retrouvant des personnes partageant leurs langues et leurs repères culturels, ils peuvent plus facilement accéder à du travail, du logement, à des espaces de rencontres pour les enfants. Mais parfois, l’entre-soi des migrants raconte une défaillance de la société plus grave.

« C’EST COMME AU BLED »

Un automne je me retrouve pour la première fois à loger et travailler dans le quartier de Molenbeeck, à Bruxelles. Le lieu qui m’accueille est implanté  là depuis près de soixante ans. Et la patronne l’a vu changer, ce quartier. « Avant tous les gens du quartiers venaient ici. Ils venaient de Grèce, d’Italie, d’Algérie, du Maroc, des pays d’Afrique. » Aujourd’hui, ce ne sont plus les habitants qui viennent ici.

Le lendemain, je vais au hammam que j’ai repéré juste en face. Un charmant jeune homme me reçoit. Il a vécu à Lille. Je lui demande s’il a aimé. Il me répond que non, « parce que c’est différent. Je préfère ici. Parce qu’ici, c’est comme au bled. »

Cette histoire n’est pas là pour faire une généralité sur les migrants d’Afrique du nord. Quand des Français retraités vont vivre fermés sur leurs riads au Maroc, ils recréent « leur bled ». Quand les vacanciers achètent des maisons dans les plus belles régions de France, rendant inaccessible le prix du foncier pour les locaux, ils créent aussi « leur bled ».  Ce qui est important de se demander, c’est pourquoi l’entre-soi se généralise à toutes les couches de la société.  Nous sommes tous capables de pratiquer les deux. Ce que nous appelons la « déconnexion des élites » nous concerne aussi.

4. L’Autre, ça s’apprend

Avez-vous connus les silences gênés lors des repas des famille quand un sujet d’actualité est amené sur la table ? On le recouvre vite de sourires polis, on fait un commentaire sur ce qu’on mange. Sur le chemin du retour, on se dit que c’est parce ce tonton, ou ce cousin, vit « dans un autre monde », qu’il doit regarder tel média, et que « c’est pas la peine ». On conclut qu’il vaut mieux « éviter ces sujets ».

Aller vers l’autre s’apprend. C’est une gymnastique émotionnelle et cognitive, bien difficile pour les personnes qui n’ont grandi qu’au milieu du même. L’entre-soi peut être un refus comme une incapacité à inclure l’altérité.

Vous êtes-vous déjà posé près de quelqu’un de totalement différent ? Ne vous attendez pas à parler de ce qui vous tient à coeur, ça lui est totalement étranger. Et même, la personne s’en fiche. Mais si vous l’écoutez, elle est prête à vous parler pendant deux heures de ce qui lui importe. Alors vous comprenez soudain ses questionnements, ses priorités, pourquoi elle accepte ceci, refuse cela, ne veut pas entendre parler de ça. Votre propre filtre vous apparaît alors. Un sujet sur lequel vous avez vos idées soudain s’élargit. Il devient plus complexe que les posts que vous avez likés. La solution qui vous semblait évidente vous apparaît un peu trop étroite. Vous ne renoncez pas à vos valeurs et à votre idéal bien sûr, mais maintenant vous cherchez à y inclure l’Autre.

5. Sortir de l’entre-soi

Sortir de l’entre-soi n’est pas renoncer à ses convictions ou à ses préférences, ni au juste confort qu’on ressent à s’entourer de personnes qui partagent les mêmes repères, les mêmes valeurs et les mêmes expériences. Cela veut juste dire qu’on (re)devient conscient d’appartenir à un monde de diversité et de complexité. S’entourer de ce qu’on connaît, aller là où on se sent à l’aise, ne veut plus dire qu’on renonce à comprendre ce qu’on ne connaît pas.

Cela veut dire que quand on défend l’ours en montagne, on inclut les éleveurs… et que les éleveurs incluent l’ours. Que quand on est un citadin écolo souhaitant dépolluer la ville, on inclut ceux qui ont besoin de voitures. Que quand on défend le respect des minorités, on ne transforme pas ceux qui font partie de la norme culturelle, sociale, ethnique ou sexuelle en ennemis.

Si je suis végétarien ou si simplement je mange peu de viande par conscience de la surconsommation d’eau et la pollution, je peux ne pas lever les yeux au ciel en passant devant la place du village où s’organise un repas de chasseurs. Je peux même aller à leur rencontre, partager leur repas si je mange de temps de la viande, et amener quelque chose de végétarien que je cuisine super bien, pour leur faire goûter. Moi qui passe pour un « bouffeur de graines », je vais leur faire goûter et je fais le pari que beaucoup adoreront.

Faire cette démarche, c’est rouvrir les voies de circulation de l’énergie du corps social, comme l’eau se remet à couler quand on retire les branches et les feuilles accumulées qui l’empêchent. Car le corps social lui aussi a ses noeuds, ses crispations, ses douleurs oubliées. Il compense et boite, se voute et se cambre.


6. Oeuvrer à la dispute fertile

C’est une chose d’aller tendre son micro pour récolter les opinions différentes, et de conclure que « chacun son opinion ». C’en est une autre de s’asseoir à côté de la personne qui a une vision différente, et d’écouter le récit qui l’a menée là.

Que nous ayons des opinions différentes, c’est signe de bonne santé et c’est de toute façon inéluctable. Mais que ces opinions deviennent des postures avec un refus d’entendre et d’intégrer la vision de l’autre à notre réflexion, est un véritable danger. Travailler à imposer sa posture, c’est oeuvrer à une société conflictuelle. C’est renforcer les fractures sociales. Bien sûr, le conflit peut être fertile. Et la France restera sans doute une société du conflit. Mais elle pourrait apprendre le conflit fertile de la tradition philosophique grecque dont elle aime tant se revendiquer.

Si nous ne travaillons pas à une culture de la dispute fertile, alors nous serons dans une société désagrégée d’entre-sois consensuels qui s’ignorent. Dans le monde qu’il nous restera, ceux qui crient le plus fort, qui ont la meilleure visibilité ou qui profitent de la désespérance des uns et de la démission des autres, décideront pour la collectivité. À moins qu’on n’y soit déjà ?

Analyses

Il faut y aller pour pouvoir en parler. Y aller et surtout, y revenir. Voir ceux qui sont là soir après soir pour préparer l’assemblée générale, les sandwichs, renouveler les médicaments de l’infirmerie, brancher les micros de la radio, fixer la caméra de la télé. Il faut les voir courir d’un bout à l’autre de la place de la République pour retrouver tel membre d’une commission, se disputer, s’entraider, rire et soupirer. Voir aussi ceux qui tendent un visage curieux, assoiffés d’une parole qui les fera rester, qui chatouillera leur conscience endormies. Voir encore ceux qui débarquent avec leurs enceintes pour faire la fête, et ceux qui restent assis, roulent des joints et prennent la pose dès qu’un objectif s’approche. Il faut assister aux débats quotidiens qui se font sur les listes de diffusion de chaque commission, avant de se retrouver sur la place en fin de journée.

Il faut voir tout ça, pour comprendre à quel point il est risqué d’émettre une opinion sur un processus en gestation. Nuit Debout ne se résume ni aux images de violence qui passent à la télé, ni aux phrases naïves et aux slogans criés dans les micros, ni aux manifestes du mouvement. C’est un phénomène complexe qui échappe à nos grilles d’analyse habituelles. Les lieux où Nuit Debout émergent sont autant de laboratoires de démocratie participative, où chaque proposition est discutée, testée puis réajustée. C’est ce qui rend le mouvement insaisissable pour qui tend le micro à un instant T.

Nuit Debout n’est pas un mouvement de jeunes, il suffit de s’y rendre pour le constater. Et Nuit Debout est bien plus large que ce qui se passe à Paris. Dans les campagnes, l’assemblée à taille humaine permet d’aller plus loin dans les débats. Ceux qui partagent un vivre-ensemble local envisagent des actions à long terme qui modifieront leur quotidien. Quelqu’en soit l’issue, cette expérience de l’intelligence collective marquera ceux qui y auront participé.

Pour autant, ce qu’il se passe Place de la Répubique concentre les questions auxquelles tous les mouvements sociaux de ce siècle d’internet, des réseaux sociaux et du désenchantement politique devront répondre, s’ils veulent être autre chose qu’un cri de guerre. La commission Démocratie sur la Place est en charge “d’améliorer la modération et le fonctionnement technique et démocratique des assemblées, et de mettre en place un processus de vote fiable et démocratique au sein de Nuit Debout Paris” (https://wiki.nuitdebout.fr/wiki/Villes/Paris/Démocratie_sur_la_Place). C’est au sein de cette commission que chaque jour, les outils démocratiques testés sur la place sont débattus, affinés, améliorés, triés. Un impressionnant va-et-vient entre propositions, expérimentation et reformulation, avec le mot d’ordre pour soumettre chaque idée à l’épreuve de la pratique : Qui dit fait. C’est donc loin des postures et des slogans que se joue l’essentiel de ce mouvement.

nuit debout 94 copie

Le piège de l’horizontalité absolue

Place de la République, l’assemblée générale, qui commence à 18h et finit après 23h, est un espace de libre parole. Dans le micro, tout s’exprime : les frustrations, les témoignages d’injustices subies, les constats, les slogans révolutionnaires, les colères. Cette prise de parole est essentielle et libératrice, car pour la première fois, le débat démocratique en présence physique n’est plus l’apanage des spécialistes, des médias et des professionnels de la politique. Pourtant, soir après soir, dans le micro, un constat se fait entendre : il faut passer à autre chose, pour que l’Assemblée Populaire ne ressemble pas à un bureau des plaintes ou à un étalage de formules toutes faites.

Comment encadrer une parole pour qu’elle ne soit pas décousue, sans porter atteinte à ce mouvement de libération de la parole ? Comment diviser les questions à débattre au sein de commissions sans étioler leur inter-dépendance ? Les acteurs de ND sont piégés par le refus de la verticalité et de la représentation. Pourtant, reconnaître la compétence de certains individus à articuler les cris des autres, à traduire les sentiments qui s’expriment, à synthétiser les discussions, à ordonner les arguments et à adapter son discours aux circonstances, n’est pas un déni d’égalité. C’est une reconnaissance de la différence des compétences. Les individus sont égaux mais pas interchangeables. On confond horizontalité et égalité. L’égalité n’est pas de mettre à plat tous les individus, mais de permettre à chaque individu d’exercer sa pleine puissance de pensée et d’action, dans le cadre précis d’une fonction qu’il aura accepté d’assumer, pour le bien commun. Sur ce point, les organisations de démocratie participative déjà mises en place en campagne pourraient servir de modèle, comme celui de Saillans dans la Drôme, où une liste collégiale a remporté la mairie en 2014. L’horizontalité absolue laisse libre cours à la sélection naturelle par la foule : ceux qui parlent le plus fort ou qui ont le plus gros drapeau s’installent.

Les individualismes communautaires

Les commissions se créent au gré des désirs de chacun. Sur la place, on trouve une commission Françafrique, la table d’une maison d’édition libanaise, un immense drapeau de la Palestine – le seul drapeau sur la place – avec une vente de t-shirts et d’objets. Alors que ces combats légitimes pourraient s’inscrire dans les commissions Droits de l’Homme ou Éducation Populaire, ils font cavalier seuls. À l’heure de l’assemblée générale, ils sont tous rentrés chez eux. Mais comme le mouvement n’a pas de décideurs, ils sont autorisés. C’est le principe du mouvement Convergence des luttes, dont l’implication dans Nuit Debout fait débat.

nuit debout 98 copie

À l’assemblée générale, chacun vient faire entendre les discriminations dont il est victime. En tant qu’Africain, en tant que femme, en tant que sourds-muets. En se présentant uniquement comme représentants de ces luttes, ils reproduisent sur la place la discrimination qu’ils dénoncent. C’est ainsi qu’un soir, des sourds-muets s’expriment devant l’assemblée pour parler de leur marginalisation des débats. Si, au lieu de voter symboliquement la reconnaissance de la langue des signes comme langue nationale, chaque assemblée générale avait un traducteur de langage des signes, afin que les sourds-muets puissent participer aux débats sur des sujets qui les concernent en tant que citoyens, ne serait-ce pas là la meilleure manière de combattre leur discrimination et de les intégrer ? Ce qu’il manque à ND, c’est de définir un idéal commun dans lequel pourraient s’accomplir toutes les luttes particulières.

Tout en cherchant à être l’un des coups de moteur qui démarrera une nouvelle société, ND n’en n’est pas le moins le reflet de celle-ci. La petite table qu’occupe la commission écologie, avec quelques prospectus sur comment manger autrement, est significative du retard de la France en la matière. Dans un mouvement qui a la vocation d’entraîner un changement de société, on aurait pu s’attendre à ce que les questions environnementales soient placées au centre.

Parolé parolé parolé…

Plus d’un mois après la naissance du mouvement, de plus en plus de gens prennent le micro à l’assemblée générale et s’interrogent : “On parle, on parle, mais on fait quoi ?” C’est bien connu, les Français aiment parler, créer des concepts, redéfinir les mots. Des anglo-saxons, ils empruntent plus volontiers les mots que leur sens du pragmatisme.

L’assemblée ressemble parfois à un bureau des plaintes. Les Français n’ont plus à prouver leur réputation de râleurs. Pris entre leur négativisme et leur nostalgie d’avoir été un pays phare des avancées sociales et culturelles, les Français ont du mal à mettre en pratique un changement qu’ils semblent désirer, mais qu’ils ont du mal à recentrer sur la pratique quotidienne.

La France est loin d’être un pays phare du changement social qui est déjà largement entamé dans des pays dont les Français ne daignent pas parler les langues. Il est peut-être temps de se défaire des majuscules et d’envisager un changement qui mette le comment au centre de l’interrogation, et la pratique quotidienne au sein de l’action. Sinon les acteurs de Nuit Debout reproduiront ce qu’ils reprochent aux politiques : un verbiage sans conséquence.

Car les actions envisagées à ND sont ponctuelles et symboliques. Elles répondent au besoin immédiat des personnes et d’une foule : se soulager, laisser éclater une émotion, montrer qu’on est là . Les marches, les lettres, les pétitions, les flash mobs, les occupations, ça fait du bien. Mais ce qui fait du bien n’est pas nécessairement efficace. Et si le symbole est important, il n’a de pouvoir que lorsqu’il est le condensé esthétique d’une action menée sur le terrain, au quotidien.

Nous sommes pris dans le paradoxe d’être les enfants de cette société que nous souhaitons voir changer. Une société société d’imméditateté et d’individualisme. “Il est temps de reprendre le pouvoir”, peut-on entendre et lire sur les pancartes. Mais la prise de pouvoir est un exercice exigeant qui implique des responsabilités. L’autogestion exige l’implication.

Ce changement que la France a du mal à amorcer est celui qui engagerait chaque citoyen à sortir de sa zone de confort. Se renseigner sur ce qui se fait autour de chez soi et un peu plus loin, aller à la bibliothèque feuilleter les nouveaux magazines qui se consacrent à parler des solutions alternatives. Là où l’on est, le mettre en pratique, chez soi, à son échelle et à son rythme. Le malheur peut aussi être un confort. Les Français manquent du courage de se donner les chances d’aller mieux.nuit debout92 copie

Ce changement par la pratique quotidienne est impossible à contrôler par ceux qui ne souhaitent pas le voir advenir. Car aucune force de l’ordre abusive ni aucun casseur ne pourra empêcher les consommateurs que nous sommes de faire nos choix. Arrêter de consommer un produit est une action d’une puissance qu’on ne mesure pas encore. C’est un non-geste, qu’aucun média ne pourra manipuler et qu’aucun politicien ne pourra lapider. Les actions symboliques, elles, sont visibles, circonsrites dans un espace-temps, et donc vulnérables. L’occupation d’un McDo est un beau geste, mais s’engager à ne plus jamais consommer un hamburger ou un Coca, en parler autour de soi, à son petit frère qui réclame le menu enfant ou à sa petite nièce qui s’achète une canette à la sortie d’école, est un véritable acte d’engagement et une action concrète qui, si menée collectivement, mettra à mal les multinationales et entamera un changement de société.

Est-il déjà trop tôt ?

Les activistes de ND le disent à juste titre : “Ne jugez pas tout de suite. Donnez-nous du temps. On ne change pas un système mis en place depuis des siècles en quelques semaines.” La critique n’est pas un jugement. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre en question. Où mieux qu’en France sait-on que la vraie critique ne vise pas à déligitimer l’objet critiqué, mais au contraire, lui donne la possibilité de se préciser, d’aller plus loin, d’exister autrement, donc d’étendre sa puissance ? Mettre en question ND, c’est reconnaître que ce mouvement contient en lui tous les possibles. Celui de n’être qu’une énième manifestation d’un mécontentement qui s’épuisera ; celui d’être le début d’un réveil citoyen et d’un basculement de société ; celui encore d’être un laboratoire d’expérimentation qui inspirera un autre mouvement, plus tard, quand il ne sera plus trop tôt.

L’efficacité de ND sera sa meilleure arme contre les tentatives de déligimation. Proposer une alternative au modèle vertical tout en reconnaissant les compétences de chacun, trouver un équilibre entre actions symboliques et actions quotidiennes, reformuler le désir de changement en passant par le comment et la pratique, remettre au centre des discussions les enjeux essentiels – comment faire de la politique autrement, comment consommer autrement, comment refonder une autre économie, comment transmettre (éducation) et s’informer (médias) autrement – pour poser les bases d’un nouveau vivre-ensemble, dans lequel ceux qui se sentent marginalisés aujourd’hui seraient inclus et défendraient toutes les causes. Voilà les défis qui se posent à Nuit Debout, à ceux qui y sont chaque soir, à ceux qui viennent par curiosité et à ceux qui regardent de loin. À ceux qui espèrent que c’est le réveil d’un rêve. 

voir aussi sur ce sujet : Nuit Debout le réveil d’un rêve, Un homme qui vient (chanson), Les artistes à Nuit Debout

photos : Francis Azevedo

Sarah Roubato a publié

couv Nage de l'ourse

Trouve le verbe de ta vie ed La Nage de l’Ourse. Cliquez ici pour en savoir plus. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

 

 

 

 

 

 

livre sarah   Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

Analyses

Nuit debout1

Chanson pour la Nuit Debout, « Un homme qui vient », à écouter en cliquant sur la photo 

 

 

 

Jeudi 38 mars 2016

Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.

C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.

Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.

citation1

Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.

La génération du Grand Écart

Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.

On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?

C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.

C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.

citation2 Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.

À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.

J’avance en boitant de l’espérance

Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.

– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !

– Non ! Par le droit !

– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !

– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !

– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.

Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.

Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.

En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.

citation3

Serait-il impossible de vivre debout ?

Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.

Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. La Nuit Debout n’a peut-être pas vocation à devenir un parti politique ou un mouvement tel que nous le comprenons dans le système actuel. Elles sont le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Le défi sera sans doute que cette prise de parole et ces rencontres citoyennes perdurent dans le quotidien de chacun, une fois les occupations de la rue passées. À moins que la rue ne devienne un lieu de rendez-vous régulier. Elles sont un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.

photo : Francis Azevedo

 

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits. livre sarah