Lettres sans réponse

Jai ramassé cette histoire sur la plage. Je te la donne, je sais que tu dois prendre le stricte nécessaire.

Café balnéaire, avec ses consommations dont le prix grimpe avec le soleil, ses parasols joyeux et sa bonne humeur obligatoire. Le vent souffle trop pour certains, juste ce qu’il faut pour d’autres. Pour lui, ce qui importe c’est le sens dans lequel il souffle. C’est facile. Il suffit de regarder comment il gonfle les cheveux installés devant lui. Parfois ça fait comme un rideau de crinière brune qui recouvre la mer. Sa mer à lui c’est un mur horizontal. Avec un panneau Sortie interdite. Là-bas, vers les rochers, il a trouvé des bouts de papier plastifiés coincés sous une pierre. Une photo, un nom écrit dans une langue qu’il ne comprend pas. Des hommes et des femmes qui ont laissé là leur identité. Ne plus exister pour pouvoir vivre… Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Article treize de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Treize. La place du traître.

Il paraît que c’est pas la traversée le plus dur. Une fois dans le bateau, y’a plus grand chose à faire. On s’en remet à Dieu, à la mer, à sa chance, à ses ancêtres, à ce qu’on peut. Mais une fois de l’autre côté, faut s’en remettre aux hommes. Aux sentinelles qui feront leur ronde ce jour-là, à savoir s’ils ont besoin d’argent… aux pêcheurs du village au bout qui voudront bien leur apporter un peu d’eau, à celui qui sait parler leur langue… une poignée de vies agrippées à ces circonstances.

Et puis les passeurs… trafiquants d’êtres humains aujourd’hui, héros de la Résistance quand ils faisaient passer la ligne à d’autres qui fuyaient l’oppression et la guerre. Bien sûr, on ne fuit pas tous des pays occupés. Nous c’est par nos propres dirigeants qu’on est assiégés, pillés, déplumés de tout espoir.

Carte d’identité qu’ils appellent ça… Pourtant ça dit pas grand chose, une carte d’identité. Ça dit pas si c’est un professeur menacé par la milice, un gamin dont tous les frères ont été envoyés au service militaire indéfini. Et celui-là, est-ce que c’est un opposant politique qui a été torturé, ou juste un chauffeur de taxi des montagnes qui en a eu marre d’être toujours à la merci des gendarmes qui lui retirent le permis si la liasse de billets n’est pas assez grosse. Et ce gamin-là, qui parle pas, un enfant sorcier sorti des mines de diamant, prostitué, vendu comme domestique. Comment il a fait pour trouver l’argent de la traversée ?

Demain lui aussi il laissera sa carte sous la pierre, dans cette boîte aux lettres des anonymes. Une pierre vraiment trop lourde pour cacher tout le reste. Car sous les bouts de papier plastifiés minces comme l’ongle, il y a le corps du petit frère qui flottait avec une chaussure en moins au milieu des vagues, la première fois qu’on a essayé. Il y la râle d’un ami qui n’avait plus assez de souffle dans le camion. Il y a le silence de ma fille qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait.

Ce soir, quand il cherchera à tâtons une épaule sur laquelle s’appuyer pour monter dans la barque, il sentira à nouveau une autre main se poser sur la sienne : l’énorme main de son père, tellement lourde pour ses épaules, quand il avait onze ans, et qu’il lui a dit : « Tu es l’aîné. C’est à toi de t’occuper d’eux maintenant. Fais tout pour qu’ils vivent bien. Fais tout… »

épaule
Femme nue de l’épaule, Salvador Dali

Maintenant c’est sur l’épaule de la fille qu’il appuyait ses yeux, pour mieux voir la mer. Elle aussi ne la quittait pas des yeux. Par-dessus l’épaule d’un touriste badigeonnée d’écran solaire, elle suit le bateau-immeuble. Là-dessus la traversée s’appelle une croisière. « Allez retourne-toi… une fille du sud aux grands yeux marrons, ça te dit rien ? Vas y sers-toi. Puisque de toute façon il faut donner son corps… que ce soit à un mari pour avoir une maison ou à des clients pour quelques billets. J’écarterai les cuisses en fermant les yeux. Juste pour traverser. Pour me tenir bien droite sur le pont de ce bateau et voir disparaître mes sœurs et ma mère qui étendent le linge sur la terrasse où il n’y a plus que les paraboles satellites qui échangent des nouvelles. Elles agiteront les bras pour me souhaiter bon voyage en se demandant combien je pourrai leur envoyer chaque mois. Je leur ramènerai du linge de Paris, du beau linge qui sentira pas le pauvre.

Je leur ramènerai aussi des photos du pays gris. Comme vous qui venez photographier mes cousines du village quand elles descendent chercher de l’eau à la rivière avec leurs vêtements colorés. Vous trouvez ça dommage, les bidons en plastique, ça fait moins authentique. Mais les couleurs de leurs vêtements dans la poussière du chemin ça fait toujours une belle carte postale. Moi aussi j’irai photographier vos défilés exotiques : métro-boulot-dodo-parapluie-sandwich. Une tradition grise. On ne choisit pas la couleur de sa misère.

Elle se voyait déjà à la terrasse de la capitale du nord, dans un café qui ressemblerait à une cabine de première classe. Là elle se mettra à penser aux couleurs de son pays. Et à la table juste derrière, quelqu’une se mettra à rêver par-dessus son épaule d’un pays chaud où les gens savent prendre le temps, où tout est moins cher, où on peut avoir des domestiques et se faire appeler Madame. Et elle sourit en pensant que de chaque côté de la mer, des hommes repeignaient le réel par-dessus une épaule.

Extrait de « Chroniques de terrasse », manuscrit actuellement sur le bureau des maisons d’édition

Lettres sans réponse

Si c’est vrai. Vous y êtes. Tout vous paraît beau. Il fait froid, je sais. Les vaches ont l’air énorme. Vous pleurez vous riez. Dormez. Dormez enfin. Vous êtes là, vous y restez. Mais attendez…

Vous voilà arrivés. Bien ou mal, accueillis ou tolérés, installés ou parqués, ici ou là, parce que vos proches y sont ou parce que c’était plus facile d’y entrer. La France, la Suède, l’Allemagne, vous les avez à peine choisi. Quand on fuit, est-ce qu’on choisit ? Un autre périple plus long encore commence : celui qui vous mènera à vous sentir – comment doit-on dire ? – intégrés, assimilés, adoptés. On débat déjà sur votre capacité à vous intégrer. Et chaque pays de cette soi-disant Union Européenne a sa propre conception de l’intégration.

« You leave home when home won’t let you stay »
Warsan Shire

En ce moment les médias font la course au portrait d’immigrés intégrés à la société qui font rayonner sa culture. Comme pour montrer l’évidence : une société s’enrichit toujours des apports des immigrants. Une société saine est une société qui bouge. On expose des migrants modèles. Bien sûr on ne parlera pas de ceux qui sont restés vingt ans ici et parlent à peine la langue. Pourtant ils existent, autant que les autres qui font pleinement partie de notre société. Certains viennent avec un tel désir d’intégration qu’ils parleront mieux la langue que beaucoup de natifs. D’autres se retrouvent dans des quartiers isolés et se replient en communauté. C’est qu’une personne en exil devient simultanément plus fragile et plus puissante qu’elle ne l’a jamais été.

Plus fragile parce que te voilà en territoire inconnu, avec des codes, une langue et des normes étrangers. Tu attiseras les peurs des locaux et les convoitises des communautaristes. Les primates sont portés à se rapprocher de ceux qui leur ressemblent. Tu iras d’abord voir tes proches, les gens qui partagent la même langue et la même religion que toi.

Mais une personne en exil a aussi une force extraordinaire. Celle de renaître. De se réinventer. Ici, tu peux te distancer de certaines normes de ton pays. Tu perds tes repères, pour t’en fabriquer d’autres. Si on te donne les outils pour le faire, et si tu es prêt à t’en servir.

Tu auras toujours comme un petit mal de mer, comme un fil qui tirera vers là d’où tu es parti. Mais tu rencontreras la partie de toi qui y survis. Oui je sais, ça fait peur. Et ça fait mal. Comme toutes les naissances.

Tes enfants, eux, joueront dans la cour avec les autres avant même de pouvoir leur parler. Bientôt c’est eux qui te traduiront les papiers administratifs dans la nouvelle langue. Elle leur glissera dans le gosier comme du sirop.

L’adaptation… principe qui mène un animal à survivre ou non dans un milieu donné. Ça y est vous vous réveillez ? Non, ce matin, plus besoin de marcher. Vous êtes là, et vous y restez. Et aujourd’hui commence pour vous le plus long périple.

Lettres sans réponse

Il y a peut-être pire que la marche interminable. L’attente interminable. Vous voilà dans une chambre d’hôtel, dans un camp, dans un squat, pendus au coup de fil du passeur. En transit, pour plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. Vous ne savez pas. Quel jour quelle heure ?

Écrire une lettre aux migrants, c’est écrire à l’humanité entière. Il n’y a pas un seul être humain qui ne vienne d’un exil. Pas un dont les parents, les grands-parents ou les ancêtres ne soient partis pour trouver une vie meilleure, ailleurs. Nous sommes tous, tour à tour migrants et installés, chassés et méfiants.

Mais si nous sommes tous des migrants, alors permettez-moi de dire que vous êtes aussi des locaux. Vous aussi avez eu vos migrants, vos déplacés, vos indésirables. Ceux devant qui vous avez pressé le pas. Combien ont fui la misère, les catastrophes climatiques, les guerres ? Leur avez-vous tendu la main ? Aviez-vous des centres d’accueil dignes ? Les avez-vous applaudi à leur arrivée ?

Voir des gens mourir pour avoir voulu vivre mieux ailleurs est insupportable parce que nous sommes tous les enfants du partir, et qu’on peut à tout moment le redevenir. Demain, la carte du monde sera redessinée, et les réfugiés climatiques dépasseront peut-être en nombre les réfugiés de conflits. Les guerres ne seront plus motivées par les intérêts pétroliers mais par l’accès à l’eau. Alors qui sera réfugié et qui accueillera ?

Les fenêtres souvent
Soupçonnent ces manants
Qui dorment sur les bancs
Et parlent l’étranger
Jacques Brel, Les fenêtres

Espagnols fuyant le franquisme, Italiens fuyant le fascisme, Pieds Noirs fuyant la guerre d’Algérie, Juifs de tous les pays, Polonais, Yougoslaves, Vietnamiens, et maintenant Syriens, Afghans, Érythréens. Tous ont connu les méfiances, les moqueries et les brimades. Tous refermeront d’un coup de cils les souvenirs qui perturberont leurs nuits. Tous lègueront à leurs enfants un lourd silence. Pour qu’ils survivent. (voir 1954-2014 : …) Les migrants racontent mille histoires mais partagent le même silence.

Le migrant est un corps à plusieurs visages. Il marche sur un chemin qui fait des détours, emprunte des ponts et rejoint les ravins.

Ça y est c’est pour cette nuit ? Déjà ? Courage.

Lettres sans réponse

Je sais que vous n’aurez pas le temps de lire cette lettre, et que vous emportez le strict nécessaire. C’est pour demain la traversée ?

Voilà plusieurs semaines qu’on parle de vous partout dans les journaux. Chaque jour sur le fil d’actualité des réseaux sociaux, des images défilent : des hommes et des femmes, un sac dans une main, un enfant dans l’autre, qui marchent face au soleil, qui marchent dans la nuit, qui marchent au bord des routes, dans les champs, le long d’une voie ferrée. S’extirpant d’un bateau. Entassés dans un wagon de train. Des silhouettes qui courent derrière un camion. Un enfant sur une plage, qui ne bouge plus.

Chacun se fait son opinion. On commente sans complexe la situation de ces hommes et ces femmes qui restent anonymes, sans histoire, sans nom, sans voix. Nous sommes voyeurs mais l’image reste floue. Et chaque histoire se noie dans le phénomène et dans le symbole.

Quelque chose me gêne dans la pluie de commentaires qui accompagne les vidéos et les photos. « C’est affreux ! Il faut les aider ! », « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », « Occupons-nous déjà de ceux qui sont dans le besoin chez nous » Les mots défilent. C’est si facile de taper des mots sous une photo, à l’abri derrière son écran. Quelque chose me gêne, quelque soit l’opinion exprimée. Moi aussi je suis une fille de réfugiés. Qui voudrait que des milliers de personnes commentent l’arrivée de sa famille, en décrétant que c’est bien ou mal pour leur pays.

Il y a des réalités devant lesquelles il faut avoir l’humilité de se taire. Toutes ces opinions exprimées publiquement sur les plateaux télé et les réseaux sociaux ont quelque chose d’obscène…. Non … obscène n’est peut-être pas le mot. Je ne sais pas. Moi j’ai du mal à trouver les mots. Que peut-on dire qui soit à la hauteur ? Il me semble que la détresse humaine, ça ne se commente pas comme un match de foot.

Aujourd’hui on vous regarde, on court après vos histoires et vos témoignages. La photo du petit garçon de trois ans échoué sur une plage turque a éveillé les consciences, ému l’opinion, fait réagir des politiques sur leurs comptes tweeter. C’est bien. Qui peut dire le contraire ? Pourtant, oui, quelque chose me gêne… Peut-être le fait de voir que l’intérêt –légitime – qu’on vous porte est en fait poussé par la vague médiatique du moment. Jamais un exode n’a été aussi mis en image et aussi médiatisé. Est-ce que ça ne fait pas pourtant vingt ans que vos enfants s’échouent, et sur des plages bien plus proches de nous, en Espagne, en Italie ? Depuis vingt ans, des journalistes, des chercheurs, des associatifs, des écrivains ont écrit, filmé, raconté ce qu’il se passe. Loin de la vague médiatique. On en parle vite fait, et puis on passe à autre chose.

barbeles_2

Vous l’avez peut-être entendu dans les bars ou les cafés, chez vous. C’est une chanson en espagnol, mais l’artiste est français. Même si vous comprenez pas les paroles, y’a au moins un mot que vous avez dû retenir, parce que tout le monde le chante toujours en levant les mains et en dansant :
« Mano negra
– Clandestina !
– Peruano
– Clandestino !
– Africano
– Clandestino !
– Marijuana
– Ilegal ! »

Clandestino de Manu Chao. Plus de trois millions d’exemplaires vendus, sûrement plus du double écouté, records de hit parade. Il manquait peut-être la photo d’un enfant échoué sur la pochette de disque pour que la chanson émeuve autant que la photo.

Je sais que vous avez vu la photo de ce petit garçon noyé sur la plage. Et que vous avez pensé que ça pouvait être vous et votre famille. Et je ne doute pas que vous n’avez pas commenté cette photo. Et que vous allez l’emporter avec vous pendant un moment. Alors vous comprenez, ce petit garçon sur la plage, je voudrais qu’il dure plus longtemps que quelques clics. Qu’il me donne un autre élan que celui de vider mes tiroirs des vêtements que je ne mets plus depuis longtemps. J’aimerais qu’il s’imprime définitivement dans mon œil, et qu’il s’allume tous les matins devant le gamin assis sur le trottoir à côté de sa mère. Qu’il m’empêche de gueuler après le petit cireur de chaussures qui me courait après à Marrakech, alors que j’étais tranquillement en vacances. Qu’il m’arrête pour lui demander de quel village il vient. Combien de jours il a marché, dans la poussière, pour arriver là. Que ce gamin noyé imprimé au fond de mon œil, me fasse voir cet autre gamin du Congo et dqui descend chaque jour dans la mine pour extraire nos minerais. Lui aussi il manque d’air. Pas à cause de l’eau, à cause du trou où il descend. La photo de ce gamin-là ne fera pas le tour de la toile. Peut-être le tour de revues spécialisées. Il est trop loin. Pourtant au bout de la corde qui le fait descendre, ce sont bien les mains de nos industries.

Voilà ce que je voudrais que cette photo me fasse, pour qu’elle soit à la hauteur de ce qu’elle prétend raconter. Mais elle ne sera sans doute qu’une étoile filante dans la constellation médiatique des images-chocs qui émeuvent l’opinion… jusqu’à la prochaine.

Allez à la prochaine… bonne traversée… enfin bonne… qu’est-ce qu’on peut dire ? y’a des jours où les mots nous font cocu.

Lettres sans réponse

Ça y est, vous avez retouché la terre ? Quelques heures où tout s’est joué. Non je ne vous demanderai pas ce que vous avez ressenti. Ça vous appartient. Et ça n’est pas pour maintenant.

Migrants. Vous n’êtes pas un statut. Ni même une condition humaine. Car vous êtes bien plus vieux que l’humain.

Partir. Migrer. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre et de survivre. Elle habite les papillons, les oies, les baleines, les éléphants, les tortues marines.

Aujourd’hui, les troupeaux d’éléphants suivent encore des chemins tracés depuis des millénaires par leurs ancêtres. Mais de plus en plus souvent, la femelle qui guide le groupe s’arrête. Devant elle, la forêt est coupée en deux. Elle continue de l’autre côté d’un couloir de ciment. La matriarche ne comprend pas. Son instinct lui dit qu’il faut encore avancer. C’est ancré dans chaque partie de son lourd corps fatigué par la marche et la soif. Là-bas, de l’autre côté, il y a de l’eau. Elle le sait.

Chaque espèce a sa manière de gérer son territoire, et l’adapte en fonction des circonstances. Les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés de demain dans des conditions extrêmes.

L’homme a poussé l’instinct territorial un peu plus loin que les autres primates. D’habitude, c’est la force qui fait loi. Si tu pénètres sur le territoire des autres, tu dois te soumettre, ou bien le lui prendre par la force. À moins que tu apportes quelque chose qui lui sera utile. Chez l’homme, il faut répondre à des normes, remplir des cases, entrer dans les quotas. Les chefs de gouvernements signent des ententes. « Moi j’en prends huit mille, mois vingt, non je peux pas plus. » C’est presque plus vicieux que la loi du plus fort.

« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Paris, 1948.
Article… treize.

Je ne m’étonne pas que le droit d’asile et la protection des réfugiés dépendent d’exigences économiques et géostratégiques. C’est bien parce que les hommes sont naturellement poussés à agir pour servir leurs propres intérêts, qu’on a eu besoin de signer des déclarations qui font de la justice, de l’égalité, de la liberté, de la protection des réfugiés, des principes fondamentaux et inaliénables.

Pendant ce temps, des milliers de visages qui semblent appartenir au même corps avancent, regardent les routes sur leur GPS, pendant que d’autres battent des ailes un peu plus fort, écoutent la terre avec leurs pattes, reniflent l’air. Comme les éléphants, les baleines et les oies, ils ne savent qu’une chose : la vie est devant eux. Et quoi qu’ils trouvent sur leur chemin, ils avanceront.

Ce soir je dors chez moi. Pendant que vous marchez.

Lettres sans réponse

Je ne suis pas partie remplie du rêve américain. Pourtant, c’est vrai, ça soulage, ces gens sympathiques, de bonne humeur, où tout le monde se tutoie et tout le monde est gentil. Seulement au bout d’un moment, on se rend compte que cette gentillesse ne sert pas partout la générosité, la compréhension, l’entraide. Elle est une fin en soi, une façade à maintenir. Elle isole les individus au lieu de les réunir, parce que l’usage qu’ils en font les exempte de se confier, de s’exposer, de se mettre à nu.

J’ai séjourné chez des gens qui n’étaient pas hospitaliers. Mais gentils. J’ai participé à des conversations qui s’arrêtaient dès que le débat commençait, car on disait gentiment : « C’est bien, on a tous des opinions différentes ». J’ai fait des rencontres avec des gens extraordinaires qui disparaissent le lendemain, sans raison. Et gentiment. J’ai été emportée par l’enthousiasme de personnes devant un projet à mener ensemble, qui quelques jours après, changeaient d’avis, le sourire aux lèvres. J’ai vu des amitiés n’être que la consommation commune de la fête.

Je n’ai rien à apporter pour démontrer qu’il y aurait, derrière ces clichés et ces vues d’ensemble, une vérité, dont la valeur dépasserait celle de mon expérience personnelle. Autre chose que « Chacun son expérience ». Une vérité sur la culture nord-américaine. Bien sûr que chaque individu est différent, bien sûr on trouve des gens superficiels partout. Bien sûr que la gentillesse est une qualité partagée sur la terre entière, et qu’elle est nécessaire. Seulement l’usage qu’on en fait se situe par rapport à une norme sociale. Dans beaucoup de pays africains, par exemple, la gentillesse est très liée à l’obligation d’hospitalité. Toute personne respectable se doit d’accueillir convenablement n’importe qui. On pourra dire qu’elle est superficielle, cette gentillesse. Elle me gêne moins que celle qui sert à ne pas s’exposer.

Les qualités humaines sont universelles, mais l’usage que chaque individu en fait se situe par rapport à des normes culturelles. Ce sont ces normes que les pays, les religions et les peuples fabriquent. On peut s’en détacher, les remodeler à notre manière ou les accepter. Elles forment un éventail de possibilités. Et ce sont bien tes possibles, chère Europe, qui m’ont façonnées, et qui me manquent. Ce que tu peux offrir. Ce que tu ne dois pas perdre.

Ta fidèle, de l’autre côté de l’Atlantique

Lettres sans réponse

Europe,

Tu sais, je te dis tu, mais je pourrais te dire vous. Ceux qui ont voulu faire de toi un espace de pur échange économique ont eu peur de tes multiples cultures. Ils ont fait des billets de banque sans aucune référence nationale. Porutant Mozart, Goethe, Hugo, Tchaikovsky, Chopin, Churchill, Einstein, Da Vinci appartiennent à tous les Européens.

Ce n’est pas parce que je m’adresse à l’Europe que j’ignore la force de l’identité de chacun de tes enfants – ou plutôt de tes parents. Au contraire. Ici au Canada, être canadien ne signifie pas grand-chose pour les gens. C’est être nord-américain sans être états-unien, c’est être québécois sans avoir un pays.

Dans les livres d’histoire, être Européen c’est être sujet d’un empire, c’est participer aux grandes découvertes des siècles derniers. Ça n’est pas à cette Europe des idées et des guerres que je parle, à cette civilisation qui est peut-être déjà morte. C’est à toi, fille de chair et de pierre, de rues tordues, de petits villages escarpés, de clochers d’églises, de quais de gare avec trois personnes qui attendent, de campagnes où en une journée de marche on peut passer devant un marécage, une forêt, un champ, un village, une petite ville. Tu es cette expérience très physique qui résiste aux mots et que seuls mes sens, agressés dans les villes nord américaines ou perdus dans l’immensité de sa nature, me rappellent. Chez toi l’infini se cache dans le petit.

Lettres sans réponse

Chère Europe,

En Amérique du Nord, le train est un luxe, et ne passe pas partout. On prend le bus. Au bout de quatre heures, on fait une pause. Tout le monde descend pour se prendre à manger. Le bus devient un fast food sur roues. Ça sent la pizza Domino, le sandwich Subway et le café Tim Horton. Le seul moyen d’y échapper, c’est d’avoir prévu emporté son lunch. Des fruits, des légumes, achetés au supermarché du coin, où des centaines de watts illuminent les pommes cirées et les légumes aux couleurs de dînette d’enfants. On se croirait dans une bijouterie. Ici pour manger à peu près sainement, il faut avoir les moyens. Vraiment.

Toi aussi, ma petite Europe, tu t’es mise à l’industrie agroalimentaire et aux produits chimiques. Mais les OGM ne sont pas la norme, Monsanto n’a pas semé ses graines dans chaque fruit. Dans tes supermarchés le rayon des pains de mie chimique ne fait pas dix mètres de long… du moins pas encore.

C’est là que tes hauts fonctionnaires veulent t’emmener, tu sais. C’est ce qu’ils s’apprêtent à signer avec TAFTA. Ma belle Europe, tu n’as pas compris que tu as tous les potentiels pour poser une formidable alternative à ce système qui est en train de se détraquer la planète ? Je t’ai vu lorgner le grand frère nord américain avec envie. Tu ne vois pas qu’il est en fait dans le monde d’hier, et que celui de demain, d’autres coins du monde sont en train de le construire.

C’est toi l’aînée, ne l’oublie pas. Sais-tu que tu fais encore briller les yeux des Américains ? Bien plus que ceux des migrants africains, qui viennent parce qu’ils n’ont pas le choix. Oui, tu fais plus rêver ceux qui sont dans l’opulence que ceux qui fuient la misère et la guerre.

À demain, grande sœur

Lettres sans réponse

Chère Europe,

Contente de te retrouver. D’ailleurs, sais-tu où je t’ai retrouvée ? Dans les rues interminables de l’Amérique du Nord. C’était il y a quelques semaines. Je visitais Toronto : cinquième plus grande ville en Amérique du Nord, centre économique du Canada, ville la plus cosmopolite du monde. J’ai voulu m’y perdre, puisque c’est comme ça que je rencontre une ville. Et je n’ai pas réussi. J’ai tout reconnu : les rues résidentielles perpendiculaires, les grandes artères commerçantes, le downtown financier avec ses tours de béton, le China Town lumineux et la Petite Italie fleurie. J’ai aussi vu des villes entières où marcher n’est tellement pas la norme qu’il faut appuyer sur un bouton spécial pour déclencher le signal piéton pour traverser.

J’ai marché dans des rues où pendant des demi heures entières je n’ai passé que deux types de commerces : des fast foods et des boutiques de vêtement. Les enseignes lumineuses agressaient mon œil en permanence. Oh je sais bien que toi aussi tu t’es laissée séduire par tout ça. Qu’à Paris, à Berlin ou à Amsterdam, on n’en manque pas. Seulement dans tes villes, on trouve encore assez de librairies, de galeries, de petits théâtres et cinémas, de magasins de petits métiers, pour offrir d’autres choses. Dans tes métros, on voit encore les gens lire.

Tes villes nous offrent aussi quelque chose qui n’existe pas ici : une invitation à déambuler. Tourner à un coin de rue, s’enfoncer dans le passage, atterrir sur une petite place. Se laisser surprendre, ne plus savoir dans quel quartier on est. Et pourtant, retrouver le chemin, par un instinct mystérieux qui fait qu’on s’y retrouve quand même, de Venise à Bruxelles, de Cracovie à Séville. Ici, dans la droiture des rues, il n’y a pas de place pour l’instinct. Ici je marche pour aller quelque part. Et c’est finalement là que je t’ai retrouvée.

À très vite

Lettres sans réponse

Ma chère Europe,

Je ne pensais pas t’écrire un jour. À vrai dire je n’étais même pas sûre que tu existes. Je l’ai appris en vivant depuis dix ans de l’autre côté de l’Atlantique. Ici tu me manques. Donc tu existes.

Ce n’est rien de très concret qui me manque. Bien sûr parfois, c’est le goût d’un fruit ou d’un plat, mais ces petits choses deviennent des caprices. L’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas non plus la nostalgie du chez soi que vivent les immigrés. Moi me sens chez moi là où je peux créer.

Ce qui me manque, c’est toi loin du drapeau, loin des bureaucrates de Bruxelles.
Loin de la machine économique qui étouffe les peuples et engraisse les industriels.
Toi dans un autre portrait de famille que celui qu’on nous tire aujourd’hui :
le couple alpha France-Allemagne qui se tiennent la main,
un coup pour une accolade, un coup pour un bras de fer. Et assis devant, les enfants fainéants de la Méditerranée. Derrière, les adolescents traine-patins de l’est. Au fond, impeccables, les modèles scandinaves. Et de côté, un peu à l’écart, avec seulement un pied dans le portrait, l’île qui ne fait jamais rien comme les autres.

J’écris aujourd’hui à une Europe qui pourrait faire rêver, et pas seulement les pauvres et les réfugiés. Si tu as un moment, ma chère Europe, replie ton drapeau, range tes dossiers, et viens t’asseoir un moment. Que je retrouve un peu de quoi tu es faite.

À demain