Je ne suis pas une femme qui écrit

Quand mon premier livre Lettres à ma génération est sorti, on m’a expliqué qu’un livre ne vivait que deux ou trois mois en librairie. Et après ? « Après, tu passes à autre chose. » J’ai toujours essayé d’équilibrer les deux. Je m’efforce de voir le monde tel qu’il est pour pouvoir l’envisager tel qu’il devrait être. Un livre, c’est un an, deux ans, cinq ans, parfois dix ans de travail. Puis minimum un an et le plus souvent deux à trois ans entre le moment où on l’envoie à un éditeur et le moment où il sort. Quand le livre devient « une nouveauté », l’auteur est déjà passé à autre chose. Mais le lâcher au bout de quelques mois en librairie ne me semblait pas digne de tout ce travail. Il devait bien y avoir une autre manière de faire…

Alors pendant trois ans, j’ai sillonné la France à la rencontre de mes lecteurs, lisant des extraits du livre, les combinant en soirées thématiques, les couplant avec d’autres textes. Les textes simplement lus sont devenus des textes interprétés, mis en scène, la guitare est venue ponctuer des textes par des chansons, et la lecture est devenue un spectacle. 

Je fais un métier de femmes

Mi septembre. Dans deux semaines, c’est le début de la tournée. En France, les couloirs sont étroits pour proposer des événements. Septembre, impossible, c’est la rentrée. Octobre c’est bon. Novembre… vacances de la Toussaint. Décembre… n’en parlons pas. Janvier, retour des fêtes, porte-monnaie serré, rien à espérer. Février… vacances. Mars, c’est bon, mais il fait froid, les yourtes et les granges mal chauffées sont exclues. Avril… vacances. En mai, il faut sauter sur les rares cailloux pour ne pas glisser sur un weekend où tout le monde est parti. Juin, c’est le rush de la fin de l’année scolaire. Juillet et août… vacances d’été. Il y a en France une sacralité des vacances et un sentiment d’évidence qui, quand on a vécu ailleurs, continue toujours d’étonner : « Bah non je ne suis pas libre… c’est les vacances !  » « Ah désolé mais c’est la rentrée, je n’ai pas eu le temps. » « Je ne peux pas c’est le rush avant les vacances ». 

Devant ma feuille, je compte : un, deux, trois, quatre… vingt-sept dates. Un mois d’itinéraire. Je recopie ma liste de « passeurs », ces personnes issues de tous les milieux, qui utilisent la matière que je produis pour interpeler leurs amis, leurs collègues, leurs voisins réunis dans le lieu de leur choix. La grande maison d’une femme médecin, la yourte d’une vannière, la cave d’une vigneronne, un café fréquenté par une jeune maman en reconversion professionnelle, la maison familiale d’une enseignante à la retraite, le fournil d’un boulanger… tiens. Je regarde à nouveau les prénoms. 23, 24… 25 femmes. Deux hommes.   

Je ne m’étonne pas. Mais je me désole. Les études le montrent, et tant pis pour les clichés. Les femmes lisent plus que les hommes. Les hommes lisent plus d’ouvrages scientifiques, historiques, la presse et les BD et les femmes lisent principalement des romans. Dans les pays occidentaux 80% des adeptes de yoga sont des femmes. Les activités autour de la parole, de l’échange, sont tenues par les femmes depuis toujours. Aux siècles précédents les femmes se rassemblaient autour du métier à tisser ou du lavoir. Dans la bourgeoisie et la noblesse ce sont les femmes qui « tenaient salon. ». Nous avons hérité de ces pratiques genrées. La parole privée, intime, intérieure, est cultivée par la femme. Quand les hommes prennent la parole, on est dans le discours et les conférences. Bien sûr et heureusement, les femmes aussi prennent la parole en public, mais les événements intimes restent presque exclusivement féminins. Les femmes sont élevées à pouvoir exprimer leurs émotions. Les hommes, à les contenir. Dans l’inconscient collectif, les hommes discourent, les femmes causent. 

On est « entre femmes »

Tout est prêt. Ampli branché, guitare accordée, thym au miel au chaud dans le thermos. Les gens… pardon les femmes arrivent. Quinze, seize… vingt, vingt-deux… ce soir, deux hommes pour vingt-deux femmes. Des hommes qui sont venus tirés par leurs compagnes. Je les regarde souvent. Je les espère, je les supplie du regard d’être présents, bien là, avec moi. Je parle pour eux.  Pour eux surtout. Et quand l’un ose parler, je le remercie du regard.

Lors d’une soirée, malgré une belle écoute, je me sens mal à l’aise, mais je ne sais pas de quoi. Comme quand on a mal quelque part mais qu’on ne sait pas dire exactement où. Quand vient le moment des échanges, une femme prend la parole avec un grand sourire : « C’est magnifique, je me sens très bien ce soir, parce qu’on est entre femmes. » Je sens tous les traits de mon visage se figer. « Entre femmes. »  Voilà ce qui me démangeait depuis le début de la soirée. Il y avait quelque chose de plat, d’uniforme, de fermé sur soi dans cette écoute. La dernière fois que j’avais ressenti ce malaise, c’était dans une soirée où tous les participants avaient le même âge. Entre 60 et 70 ans. Tous retraités, hommes femmes, du même milieu socioprofessionnel. Oui, c’était le même ronron de l’entre-soi, les hochements de tête en même temps. Rien qui tire, rien qui rebondit.

Exiger la diversité

Dans tout ce que je fais, du choix de mon lieu de vie au choix de la bonne terrasse de café où m’installer pour écrire aux rencontres avec mon public, il y a un élément qui assure toujours mon équilibre : la diversité. Diversité des âges, des cultures, des milieux sociaux et bien sûr du genre. 

Cette exigence n’est pas un principe ni une idéologie. C’est une manière d’être, l’air dans lequel je respire. La diversité, j’y suis née et j’y ai grandi. Elle est ma norme. De l’âge de 6 ans à l’âge de 17 ans, j’ai côtoyé neuf heures par jour un milieu où mes camarades de classe étaient issus de quatre-vingt nationalités différentes. Voir l’autre, le différent, celui qui a une couleur de peau différente, une forme de visage, une religion, un accent, des noms difficiles à prononcer, est ma norme. Les oreilles des enfants accueillent comme une douce musique tout ce qui, plus tard, devient hors norme.  

J’ai gardé de ce bain une allergie à l’entre-soi. Dès que je me retrouve dans un milieu de gens qui pensent pareil, je me sens très mal à l’aise. J’ai besoin du contraste pour voir les formes d’une relation se dessiner. J’ai besoin de la tension que crée la différence, comme la tension d’une corde sans laquelle elle ne sonnerait pas. J’ai besoin de l’harmonie. Et l’harmonie c’est la vibration de la différence. Il faut un certain écart entre deux notes pour créer l’harmonie. Je ne cherche jamais à être à l’unisson. 

Le droit de ne pas vouloir être entre femmes

Ce que cette femme appelle être entre femmes, et que toutes dans la salle approuvaient comme une évidence, n’a jamais été pour moi une source de sécurité. La petite que j’ai été a bien connu dans la cour de récré les fillettes se chuchoter à l’oreille en la regardant avec un sourire moqueur. L’adolescente se dépêchait de sortir son livre pour ne pas sentir les regards méprisants posés sur ses tenues pas assez à la mode. Ces regards en coin, ces poufferies cruelles, n’étaient que l’œuvre des filles. Les garçons, eux, s’en fichaient. Ils m’accueillaient en camarade et confidente. Puis la jeune femme qui se retrouvait sans l’avoir voulu à des rendez-vous « de filles » bâillait d’ennui aux conversations interminables sur les régimes, les « il est joli ton sac, tu l’as acheté où ? » et les histoires de cœur qui concluaient toujours que c’est bien l’homme le salaud. Auprès des hommes, dans leur pudeur et leur économie de parole, dans ce qui se vit sans se raconter, je me suis toujours bien sentie. Ils accueillaient mon esprit, mon envie, mes peurs, mes intérêts, mes obsessions, mes révoltes. Bien sûr j’ai rencontré des femmes extraordinaires, mais justement, avec elles, on n’est pas « entre femmes ». On est soi, tout simplement. La rencontre de deux âmes. Et puis est venu le temps où en dehors de la séduction point de relation possible entre un homme et une femme « comme moi ». Et plus le temps passe plus les espaces pour m’accueillir sont étroits et rares. Quand on n’est la collègue de personne, la petite amie de personne, la maman de personne, on n’a qu’un strapontin dans la vie des gens. 

Je comprends tout à fait que pour beaucoup de femmes, se retrouver entre « nous », est réconfortant. Que c’est une couverture chaude qu’on se passe autour de soi et qui permet de se sentir en sécurité. Mais je réclame le droit de ne pas être étouffée par cette couverture. Qu’on ne me la jette pas comme une évidence. Qu’on me laisse le choix de la prendre, ou pas. 

Quand on organise un événement autour de n’importe quel sujet social, je ne vois pas en quoi se retrouver entre femmes est une victoire. Si nous voulons envisager d’autres possibles, ça ne se fera ni contre les hommes ni sans eux. Ce sera avec eux, ou rien. 

*

Je finis ce texte dans un petit café. Au-dessus de moi sur le mur est accrochée l’exposition d’une artiste peintre. Arbres de la vie, lotus et paysages colorés et paisibles où on ne voit que des silhouettes féminines. Comme si la paix ne pouvait être dans un monde sans hommes. Un monde qui me fait peur. 

Je ne suis pas une femme qui écrit

 

« Qu’elle est belle ! Qu’il est beau ! » C’est ce qu’il faut dire devant tous les bébés. Pour les enfants, on commence à faire le tri, mais on le dit encore sans gêne devant une petite fille : « Comme tu es belle ! » On veut bien que les petites filles se croient belles. Mais quand elles deviennent femmes, ce serait indécent et prétentieux. 

Et pourtant, toute sa vie, la beauté d’une femme va agir sur toutes ses relations. Qu’on me comprenne. Je ne parle pas de la beauté intérieure, du charme, du charisme, du fait de se sentir belle qui fait rayonner n’importe quel visage. Je parle de la beauté évidente, presque violente, sauvage, celle qui s’impose, dans les limites d’une culture partagée bien sûr, car on sait que les petits pieds écrasés des chinoises ou les cous des femmes girafes sont considérées comme des attributs de beauté. 

Cette beauté parle à notre place. Quand on voit les têtes des hommes se tourner dans la rue et les traits des femmes se tirer quand dans une soirée on passe un peu trop de temps à parler avec “leur” homme. Quand on essaye d’être amie avec un homme et qu’il faut l’exaspération amusée d’une amie pour nous faire comprendre qu’on est toujours une menace ou une tentation. Quand on remarque que tous les maraîchers du marché nous font des rabais, sans raison apparente, et à nous plutôt qu’à d’autres. Quand essaye de se faire « un carnet d’adresse » et qu’on se retrouve dans l’appartement de messieurs de la cinquantaine célibataires qui, même sans se permettre un seul geste ambigu, s’offrent le plaisir d’avoir à leur table une belle jeune femme. À tous ces moments, la vérité qu’on veut ignorer nous murmure à l’oreille : tu es une très belle femme, et chacune de tes relations est marquée par moi. »

Quand j’écris, c’est simple. Mon physique ne joue pas sur la manière dont on va recevoir mes mots. Seulement je suis aussi artiste de scène. Chanteuse et musicienne. Et quand je suis sur scène, rien à faire. Elle est là. Il faut faire avec, comme avec la voix qu’on a. Il faut savoir en jouer comme d’un instrument. 

Sur scène, tout est affaire de séduction. On séduit avec la vérité qu’on fait passer à travers soi. On séduit avec ses talents, de comédie, d’émotion, de précision du geste, de grâce, d’expression, de justesse. Mais on touche, on touche vraiment, avec sa fragilité. Avec cet endroit vulnérable qu’on laisse s’entrouvrir, parce que la technique est maîtrisée, parce que le travail est fait, parce qu’on a le cadre est là. Et quand elle est assumée, cette fragilité, elle devient un vrai charisme, avec l’autorité de ces petites choses fragiles qu’on aurait peur de briser d’un souffle, et qui fait qu’une salle, d’un coup, retient sa respiration.

Quand la beauté impose tout son charisme, il faut bien du travail pour que la fragilité se fasse sa place. Pour être autre chose qu’il jolie chose dans la lumière. C’est peut-être pour ça que les très beaux acteurs comme Brando, Di Caprio ou Johnny Depp sont allés chercher des rôles atypiques et surprenants, pour prouver qu’ils étaient des immenses talents qui ne voulaient pas se faire emprisonner dans une belle gueule. 

J’aurais aimé avoir une gueule. Une vraie. Les dents de Brel, ses bras trop grands, trop maigres. Le nez de Barbara, ses jambes trop longues. Les oreilles décollées de Gainsbourg, la bouche tordue de Leprest, les yeux hallucinés de Sister Rosetta Tharp, les dents écartées de Leonard Cohen. Une vraie gueule, qui aurait mieux raconté mon caractère, mon trop-plein, ma gigantesque loufoquerie, mon côté fêlé. Au lieu de ça, j’ai de grands yeux sombres, une petite bouche, un nez qui aurait mérité d’être plus fin, de longs doigts musclés, une taille très fine, une poitrine très généreuse, un tour de hanche de 1.13 mètres, une crinière brune bouclée qui descend jusqu’aux fesses. La beauté des tableaux de Delacroix. La forme de corps de la mère de la Famille Pirate. 

Ce physique est très utile en chanson de rue. Ici, il s’agit de séduire en un clignement de paupière le passant qui n’a pas du tout l’intention de s’arrêter. Il y a la voix, bien sûr, mais il y a aussi et surtout le regard, le sourire, les volants de mes costumes colorés, le look de gitane. J’ai vu des chanteurs de rue jouer bien mieux que moi, et récolter trois fois moins. Je sais que si j’avais une autre tête, un autre corps, je ne ferai pas aussi belle recette (voir le texte « Chanter dans la rue » de la série écrite et podcast « Dans la loge de l’artiste » en cliquant ici)

Bon c’est dit. Je suis belle. Et maintenant, qu’est-ce que j’en fais de cette beauté ? Je ne peux quand même pas la laisser au vestiaire. J’aimerais bien pourtant.

Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis faite dire « Arrête de porter du noir sur scène, c’est triste ! … Et puis tu n’assumes pas ta féminité sur tes photos. » Mais pourquoi donc ? Est-ce qu’on dirait à un homme qui met une photo assez neutre de lui sur son site, qu’il n’assume pas sa virilité ? Qu’il lui faudrait dégrafer un bouton de sa chemise ? 

Quand dans un de mes spectacles je parle d’un détenu que j’ai rencontré en prison, de la solitude de nos communications par écran interposé, du ventre plein de plastique des albatros, que vient donc faire ma beauté là-dedans ? Bien sûr quand j’interprète « Si vous la rencontrez » de Baudelaire, les Filles de Joie de Brassens et House of the Rising Sun, je me mets en bas et porte-jarretelles. Parce que j’interprète une prostituée. Quand je parle des corps de nos grands-mères qu’on ne voit plus, je me passe un voile autour de la taille. Quand j’interprète Barbara, je veux qu’on voit la jeune fille de vingt ans amoureuse et frétillante, et puis la femme mûre blessée. Sur une version jazzée de Pierre je danse une danse langoureuse pour jouer l’amante frivole et puis je passe brutalement à Nantes, parce que ces deux chansons sont construites sur la même mélodie et les mêmes accords. Les deux parlent de l’homme parti, et rappellent que les grands enthousiasmes qu’on a prennent leur énergie à la même source que les grandes blessures. C’est un jeu de scène, comme quand je me mets du noir sur le visage en sortant de ma poubelle ou que je me mets une lampe sous le visage pour devenir spectrale. Mais que retient-on ? Tu es une belle femme, et tu ne te mets pas en valeur. 

Je rêve que mes mots soient portés sur scène par d’autres voix et d’autres corps. Et même, par des hommes. Ce serait enfin moi, moi entière, sans cette beauté qui leur cache la vue. 

Je ne suis pas une femme qui écrit

«  Avoue que pendant des siècles tu t’es rincé l’œil. Ces poitrines qui rebondissent au-dessus de toi, ces bras vigoureux qui battent et tordent et pressent le linge. Et les bavardages, les ragots, les secrets…Tu as été pour les femmes un défouloir, un lieu de rêverie, un point de renseignement, un confessionnal, un tribunal. Tout ce qui étouffait venait se dégourdir chez toi. L’ennui, les chansons, les cris des mômes, les promesses des futurs amants. Les médisances et les confidences. C’était les mots bruts, sans mise en scène. Ceux qu’on ne lâche qu’à mi-voix, avec un regard en coin. Les regards qui s’évitent et ceux qui se cherchent. La bretelle qu’on replace et le sang qui monte aux joues quand on répond « Bonjour » à celui qui passe. Les gosses impatients qui tirent sur la jupe, les services qui se rendent et les comptes qui se règlent. L’humain, on peut dire que tu t’y es frotté. Tu as respiré son linge sale. Le sang des premières règles ou de la nuit de noces qu’on exhibe, et le sang qu’on cache, quand cinq mômes, ça suffit. Les fluides des naissances et des maladies, les draps du grand-père qu’on a veillé et ceux que le mari a déserté. Les linges pour laver le sol, pour panser les plaies, pour moucher les gosses, pour envelopper les agneaux. » Lettre au Lavoir, inédit

Un après-midi je descends au village et je croise un monsieur qui m’arrête tout de suite. « Ah ! C’est vous le texte sur les lavoirs ! C’était magnifique ! Merci, vous avez tellement décrit ce que c’était… et vous n’avez pas connu ce temps-là… c’est parce que vous êtes une femme ! » Je le remercie, mais je lui dis que non, ce n’est pas parce que je suis une femme. Il insiste. Il croit me faire plaisir. Je lui dis que personne n’a mieux décrit les lavoirs qu’Émile Zola. « Ah non… ». Je laisse filer. Je lui souris comme à un grand-père qui vient de dire une énormité mais à qui on n’en veut pas, parce qu’il est trop tard et qu’il serait inutile d’essayer de casser une vision du monde sur laquelle il a bâti toute sa vie. 

Je retourne à mes affaires et je rentre. Un goût gênant entre les lèvres. La phrase me reste. « C’est parce que vous êtes une femme… » J’allume la radio. Débat sur l’écologie. Une femme sur le plateau, pour parler de l’éco-féminisme. Un homme pour parler de l’écologie tout court. Je zappe. Débat sur l’Afghanistan. Quatre invités : trois hommes pour parler de rapports de pouvoir, d’économie, de religion. Une femme pour parler… des femmes. J’éteins. Je retourne à mon livre sonore. Je vais bientôt le finir. Pour le prochain, je veux un Zola. Mais il faut trouver la voix qui va me laisser seule avec le texte. Je fouille : Germinal (les mines) La Débâcle (sur l’armée), le Docteur Pascal (sur la science) : lus par des hommes. Au Bonheur des Dames (sur la mode) Thérèse Raquin (sur le couple) Le Rêve (sur l’adolescence) : lus par des femmes. J’éteins tout, et je retourne à mes carnets, à ma guitare, à mon piano. Eux s’en fichent que je sois une femme.

Je ne suis pas une femme qui écrit. Je suis une femme ET j’écris. J’écris comme souffle, comme regard, comme soif. Le regard que je porte sur un lavoir et sur le monde n’a pas de sexe. Je ne décris pas bien les femmes au lavoir parce que je suis une femme. Je décris tout aussi bien ou tout aussi mal des ouvriers sur un chantier. Et puis, les femmes n’étaient qu’une partie de ce texte sur les lavoirs. Ce qui m’émeut le plus dans un lavoir, c’est que c’est un lieu de parole devenu silencieux. J’ai la chance d’aller chercher de l’eau dans un lavoir magnifique. La doyenne du hameau où il se trouve y a bu pendant plus de quatre-vingt dix ans. Depuis deux ans elle est descendue vivre au village. Je suis seule aujourd’hui à boire cette eau. Pourtant un voisin entretient toujours le lavoir, nettoie l’eau au râteau, débroussaille tout autour. Il le fait pou rien, pour le plaisir, pour la mémoire peut-être. J’ai bien l’eau courante. Mais deux fois par semaine on vient me mettre quatre pastilles de clore dans le bassin. Les agents m’ont expliqué qu’avant, ils adaptaient la quantité en fonction de chaque situation, mais depuis qu’ils avaient créé les Com de Com, tout se décide ailleurs, et on leur impose la même quantité pour tout le monde, que l’eau arrive directement d’une source voisine ou passe par trois vallées. Tant pis. Ou tant mieux. Deux fois par semaine j’ai rendez-vous avec cet écrin d’immobilité et de silence. Un bâtiment inutile qui accueille tout ce qu’on veut bien y déposer. Les envies, les rêves, les regrets. Les prières.

L’eau et la pierre ensemble m’ont toujours apporté la paix. Les petits ponts au-dessus des ruisseaux, la mer qui claque sur les rochers, la goutte d’eau de la stalactite qui creuse la roche. Partout où se rencontrent l’eau et la pierre, quelque chose se dépose et lutte en même temps. Voilà de quoi, surtout, j’ai parlé dans cette lettre au lavoir. Mais comme avec la plupart des textes que j’écris, les lecteurs me renvoient à autre chose. À ce que eux souhaitent y lire et ce dont on parle déjà ailleurs.

Être femme est un élément de ce que je suis. Pas plus important que le fait que je sois moitié canadienne ou que sois issue d’une petite classe moyenne vivant en HLM. Je n’écris pas avec ce que je suis ni avec d’où je viens. J’écris avec ce que j’espère, avec ce que je refuse, avec ce dont je me suis libérée. Et tout cela vient de quelque part, oui, mais d’un quelque part trempé dans mes expériences, baigné dans le jus de ma personnalité, de mon exception, de tout ce qui en moi sort de ce qu’on m’a assigné. 

Barbara disait : « Je suis une femme qui chante. ». Dire « Je ne suis pas une femme qui écrit » ça n’est pas acceptable aujourd’hui. C’est trahir la cause, c’est accepter le patriarcat dominant, c’est renier sa féminité. Rien à faire. Pourtant je le dis, et même, j’en ai fait le titre de cette série de textes. C’est une petite vérité qui ne demande que sa place à la table où les voix fortes d’un certain féminisme nous disent que seules les femmes peuvent bien parler des femmes, comme beaucoup dans les milieux antiracistes disent que seules les personnes « racisées » peuvent bien parler d’esclavage ou de discriminations. Moi-même un jour, j’ai appris que j’étais racisée. 

Je travaillais depuis plusieurs jours avec des personnes dans un média bénévole, et ils se trouvaient très gênés car ils n’avaient pas de personne « racisée » pour venir parler du post-esclavagisme. L’une de ces personnes échangeait avec moi depuis plus d’un an, sans jamais m’avoir vue. Soudain quand la caméra s’est allumée, soulagement général : ouf ! Moi j’étais racisée puisque j’avais « des origines ». J’avais soudain plus de légitimité à parler d’un sujet que je n’ai pas travaillé plus que d’autres qui s’y connaissaient bien plus que moi mais qui avaient le malheur d’avoir la peau trop blanche. 

Je ne lis pas James Baldwin parce qu’il est Noir et parle des Noirs. Je le lis parce qu’en parlant des Noirs il me parle d’humanité, de domination, et des rapports de force dans une société. Parce qu’il sait m’en parler pour que ça me travaille, moi qui ne suis pas Noire. Voilà le travail de l’écrivain. Parler si bien d’une situation particulière qu’elle résonne dans son universalité. Personne ne m’a raconté la solitude épouvantée d’une misérable fille-mère au 19ème siècle comme cet homme, bourgeois et blanc qui s’appelait Victor Hugo. 

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Je finis ces lignes dans un garage où j’attends ma voiture. Le patron m’a laissé son bureau. La cigarette au bec, la radio que plus personne n’écoute, la fraternité muette des hommes qui n’ont pas besoin de parler pour se dire les choses. Abrités du reste monde dans ce refuge où ils refont marcher ce qui ne marche pas. Ici, les choses ont du sens. La machine c’est logique. Tu lui dis quelque chose elle le fait. Si elle a quelque chose de travers tu cherches et tu finis par trouver. Tout le contraire des humains. Mais je m’arrête là, car un homme saura sans doute mieux décrire ce monde que moi, puisque je ne suis qu’une femme qui écrit.

 

Crédits sonores du podcast :
Marion Cousineau
« Tango in the Dark » Ballian de Moulle
« Slow moves » Sirus Music
James Baldwin, interviews divers
« Les Misérables » François Christophe, France Culture
« Le Sommeil » de Barbara interprété par Sarah Roubato

 

Analyses

Aujourd’hui, moi qui suis une femme, j’ai envie d’écrire pour les hommes. Parce que j’ai peur que les hommes soient en danger. Et donc que nous le soyons aussi.

Je suis une femme. Je connais les prédateurs, les manipulateurs, les méprisants, les lourdauds, les criminels.  Ceux qui abîment les femmes parce qu’elles sont femmes. Qui en ont fait les objets de leurs pulsions, les tapis où ils essuient leurs frustrations, les territoires où ils exercent leur pouvoir. Mais je ne veux pas offrir à ces hommes-là le monopole de la représentation, dans nos discours et notre imaginaire. Je ne veux pas que les filles qui naissent grandissent dans cette peur. Je n veux pas que ces hommes-là confisquent aux hommes, ce que c’est, qu’être un homme. Je ne veux pas qu’on en fasse une entité qui serait notre ennemi absolu. Ce qui est à combattre, c’est un système patriarcal dont nous sommes tous et toutes les héritiers et les reproducteurs, par adhésion, par soumission ou par indifférence. C’est un long combat, mais ce n’est pas un combat contre les hommes, ni contre les hommes blancs plus que d’autres, ni contre les hommes de pouvoir plus que d’autres. Le mépris et la violence envers les femmes existent chez les hommes non blancs et pauvres aussi. Les femmes qui sont obsédées par leur apparence, par leurs kilos en trop, par leurs poils à éradiquer, se rabaissent aussi bien que les remarques et les insultes.

Autant je me battrai de toutes mes forces pour me faire respecter, pas seulement en tant que femme, mais en tant qu’individu, à la peau noire ou foncée, au corps qui ne correspond pas aux canons de beauté ni aux rayons des magasins, en tant que personnalité trop entière, trop intense, trop exigeante, trop présente, en tant que personne aux multiples appartenances qui ne rentre pas dans les cases préparées par la société, en tant qu’artiste aussi, et pas « femme-artiste ». Autant je me battrai de tout mon être pour qu’on n’écrase pas tous ces hommes. Amoureux ou séducteurs, rencontres d’un soir ou d’une vie. Ceux qui savent incarner leurs sentiments et ceux qui ne savent pas, ceux qui pensent bien faire et qui font mal, ceux qui ne savent pas comment faire, qui ont peur et qui fuient, et ceux qui, peut-être, ne savent plus où se mettre, s’ils ont encore le droit de dire à une femme qu’elle est belle, s’ils doivent verbaliser chacun de leur geste pour demander l’autorisation, s’ils doivent féminiser chaque mot. Je veux ces hommes auprès de moi, même maladroits, même gauches. J’ai besoin de ces hommes pour m’aimer. Pour accueillir ma puissance comme j’accueillerai leur fragilité.

Je ne veux pas que quiconque, homme ou femme, m’approche en prétendant savoir ce que je suis parce que je suis une femme. Car je ne suis pas que femme. Je suis femme et bien autre chose. Alors, moi non plus, je ne les approcherai pas en me disant  « Les hommes sont » ceci ou cela, ou « Nous sommes entre femmes donc on se comprend mieux ». Mes affinités vont bien au-delà de mon sexe. Je veux pouvoir être amie avec les hommes, les approcher en bon camarade, sans me freiner sous prétexte que je suis une femme. Pouvoir me dire : « Il ressemble à mon frère. Celui que je n’ai jamais eu ».

Je ne serai pas solidaire de toutes les femmes parce qu’elles sont femmes. Je serai solidaire de toutes les victimes de l’injustice de la violence et des mensonges, mais leur souffrance ne justifiera jamais à mes yeux les raccourcis, le mépris et le renvoi de la violence. Les combats d’aujourd’hui se font dans les oppositions binaires et confortables du puissant contre le faible, du riche contre le pauvre, du gentil contre le méchant, des minorités contre le « Blanc », de la femme contre l’homme. Ce combat-là se fera sans moi. J’ai assez connu la complexité du réel, des situations et des humains, pour savoir que ces schémas binaires ne sont que des postures qui nous soulagent, qui font beaucoup de bruit, mais ne résolvent rien. J’ai connu des riches merveilleux et des pauvres cons, des Blancs tolérants et des non Blancs racistes, des hommes respectueux et des femmes méprisantes. 

Oui et mille fois oui, les victimes de viols et d’agressions sexuelles ont besoin d’être entendues. La force de leur cri fait écho à la violence qu’elles ont subie. Mais ce besoin de parler ne sera qu’un nouveau geste de violence, s’il est vomi sur une entité qu’on fabrique pour mieux la piétiner, au lieu de chercher à réparer. Je me battrai avec ces hommes et ces femmes qui accueillent cette complexité et se battent pour servir un même idéal de justice et de vérité. 

Être une femme ne sera pas mon étendard. Ce sera simplement l’une de mes vérités. Ni plus, ni moins que les autres. Je ne la brandirai pas contre les hommes, mais avec eux. Car en disant voici la femme que je suis, je les autoriserai à devenir ces hommes que nous espérons.