Analyses

Des foules amassées place de la République à Paris, place du Capitole à Toulouse, à Bruxelles ou encore à Montréal. Des slogans et des pancartes, des poings levés et des cars de CRS, des gens assis en cercle devant utilisant un mégaphone pour se faire entendre et des gestes pour intervenir dans les débats. Voilà les images qui viennent spontanément quand on évoque Nuit Debout.

nuitdebout1Ici, à 700 mètres d’altitude, pas de mégaphone. Une ou deux pancartes sur la route pour annoncer l’événement, trois tables avec des noms de commission, et puis la grande table, celle où chacun pose un plat qu’il vient de préparer. Jean-Louis Hélène et Marcel s’assurent que la Déclaration des Droits de L’homme accrochée à un fil ne s’envolera pas, préparent les verres et récupèrent les chaises de l’ancienne école. Jean-Louis et Hélène habitent dans la région depuis vint ans. Avant ça, ils naviguaient. Mar
cel, lui, est là depuis un mois. Ils ne sont pas de la même génération, mais c’est ensemble qu’ils ont pris cette initiative, comme si c’était l’occasion de prouver qu’il y a bien un avenir commun à tous les habitants de la Montagne Noire, et que Nuit Debout était peut-être l’occasion d’en parler.

Dans les campagnes reculées, le mouvement Nuit Debout s’étend. Sur la carte du mouvement en métropole, ce sont vingt-trois communes de moins de deux cents habitants qui se sont inscrites. Dans ces petits coins de pays, des gens de villages alentours se rencontrent, mais surtout se retrouvent. Parce qu’ils partagent un devenir local, ils font rapidement le lien entre les principes d’une démocratie participative, et les actions locales. Hierse tenait la 10ème Nuit Debout de la Montagne Noire, précédée la veille d’une projection du film Merci Patron. 

Nuit Debout Brissac
Nuit Debout Brissac

« La réappropriation de l’espace citoyen »

Alors qu’ils entendaient parler de Nuit Debout, Hélène et Jean-Louis se rendent à Carcassonne pour voir si quelque chose frémit. Rien. Alors l’idée est lancée, simplement : « Et bien on va le faire chez nous ! », dit Jean-Louis. Le 16 avril, ils organisent la première Nuit Debout de l’Aude, chez eux à Castans, village d’une centaine habitants. Quatre-vingt personnes sont présentes. Depuis, une fois par semaine, ils vont de village en village pour étendre le mouvement et « créer du lien social » comme disent les sociologues. Pradelles-Cabardès, Lespinassière, Cabrespine, Castans, Lacombe, des noms connus d’une poignée de personnes, qui deviennent les lieux d’une action pionnière. Fort de cette expérience, Marcel descend dans la vallée pour encourager les Carcassonnais à s’y mettre. C’est chose faite depuis le 22 avril.

Alors que Nuit Debout est perçu comme étant un mouvement de jeunes citadins, dans l’Aude où 25% de la population est retraitée, le mouvement est principalement initié par des quinca et sexagénaires, déjà actifs sur le terrain de l’entraide et du vivre autrement, dans le domaine de la santé, de l’éducation ou encore de la réinsertion sociale. Alors que le mouvement Nuit Debout n’était encore qu’un folklore parisien, un journal a été lancé par les habitants de la Montagne Noire, la Petite tribune citoyenne. Des feuilles A3 pliées en deux, dans lesquelles les habitants d’une dizaine de villages écrivent – poèmes, manifestes, témoignages. Un journal local à prix libre pour « connaître l’habitant de la vallée voisine, ses considérations locales ou mondiales. » Le terreau était fertile pour que Nuit Debout prenne. Les grands absents de cette Nuit Debout sont pourtant les agriculteurs, avec qui le dialogue sur les pesticides ou le changement d’alimentation semble difficile.

Dans ces villages isolés, le mouvement Nuit Debout recrée du lien social. « On dit que les villes sont un terreau de l’individualnuitdebout3isme, mais on n’a pas idée de l’isolement des gens en campagne. À 18 heures chacun est chez soi devant la télé, et le dimanche chacun dans son carré de jardin. » constate Jean-François Sauvaget, ancien professeur de sport forgé à la politique locale.

 

Pour Marcel, trentenaire fraîchement arrivé dans le pays, « Les Nuit Debout, c’est d’abord la réappropriation de l’exercice citoyen. On a tout à réapprendre : comment débattre, comment prendre des décisions en commun. On expérimente la sociocratie, le tirage au sort, le vote à la majorité. C’est un exercice lent et difficile, qui contraste avec l’urgence de l’action par rapport à la loi El Khomri et aux autres enjeux sociétaux. »

« Nous avons l’impression de ne plus appartenir au pays »

Pour Hélène, « Ce que les Nuits Debout peuvent apporter au monde rural, c’est qu’on réinvestisse l’espace national. Au niveau local on fait des choses, mais nous avons l’impression de ne plus appartenir au pays. »

L’assemblée a donc écrit une lettre au député de l’Aude, hostile à la loi El Khomri, mais qui s’était abstenu lors du vote de la motion de censure. Lors de la dernière Nuit Debout organisée à Cabrespine, ce sont des touristes de Marseille et de Montpellier qui se sont joints aux débats. « On travaille à tous les niveaux : inter-villages, entre la montagne et la vallée, et on essaye de réablir un dialogue avec nos élus. S’ils ne veulent pas, on ne les attendra pas pour nous organiser », confie un fidèle de la montagne noire.

Lors de l’assemblée générale, on discute d’enjeux nationaux et globaux, et d’abord de l’économique et du politique. Ici on n’a pas adopté le langage des signes de Paris, car on n’est pas en grand nombre. Un participant prend la parole : « Depuis quarante ans les idées foisonnent pour vivre dans un monde plus respectueux du vivant, ce qui bloque c’est toujours la même chose : l’économie et le politique. » On aborde le revenu universel et la Constitution. Comment poser les bases d’une société du temps et des savoirs plutôt que d’une société de travail ? On échange les articles qu’on a lus sur internet.

Ces questions, certains les abordent pour la première fois, les autres les travaillent depuis des années. C’est ce qui fait la chimie selon Marcel : « Ça permet à ceux qui étaient déjà impliqués et informés de se retrouver tous ensemble pour échanger sur leurs initiatives et leurs manières d’aborder les problèmes, et pour les autres, de creuser de nouvelles questions de société qu’ils ne se posaient pas avant. »

Faut-il converger vers les villes les plus proches pour soutenir les manifestations de grande ampleur, ou créer son petit mouvement ici ? On discute de l’identité locale, de l’appartenance à la région, et de l’impact médiatique. Comment concilier la construction à long terme d’un changement de société, et les manifestations visibles ponctuelles pour se faire entendre ?

Les enjeux locauxNDcamp

L’Aude doit faire face à une forte pollution de ses nappes phréatiques par les produits phytosanitaires de la viticulture et par la présence de mines[1]. Les alentours de la Montagne Noire en particulier ont connu en février dernier une alerte à l’atrazine, un insecticide interdit en France, second plus dangereux après le Roundup[2]. Pourtant seulement deux communes du département ont signé la Charte Zéro Phyto[3], interdisant l’utilisation de produits phytosanitaires sur les terrains communaux. Lors de l’atelier Action locale de la cinquième Nuit Debout, on propose d’informer davantage de communes et de particuliers sur cette charte. D’autres idées foisonnent : mettre en relation les petits producteurs locaux avec les cantines d’école, planter des fleurs endémiques pour fleurir les villages plutôt que les jardinières achetées en supermarchés, suivre des ateliers sur l’auto-médication. À la table juste derrière, Guillaume organise un atelier pour remplacer le système d’exploitation Windows par Linux. Chaque semaine, la liste de ceux qui sont intéressés à passer le cap s’allonge. « Ce qui bloque les gens, ce n’est pas de ne pas vouloir, c’est de ne pas savoir. Les gens ne se posent pas la question si autre chose que Windows est possible. C’est livré avec l’ordinateur, ils ne se posent pas de question. Alors moi je viens avec cette seule idée, je la martèle, j’en parle d’une Nuit Debout à l’autre. Les gens sont intrigués, posent des questions, après ils font leur choix, et la plupart du temps, ils veulent bien essayer. »

Dans le cercle, Jo n’a pas encore pris la parole. Il écoute attentivement, sourit. Il semble hésiter. Cela fait plusieurs Nuit Debout qu’il vient, et écoute. Ce soir-là, à Lespinassère, il prend la parole. « J’ai vécu mai 68, à ce moment-là on pensait pouvoir faire quelque chose. Ça fait quarante ans qu’on essaye, maintenant les gens se réveillent, mais il y a tout à rattraper. Moi je vois qu’il y a deux sociétés, des gens éveillés et conscients qui cherchent un avenir plus respectueux de la planète et de l’humain, et puis les autres, qui sont complètement abrutis par ce qu’on leur a appris depuis toujours, et qui restent dans leur individualisme. »

Jo est infirmier à la retraite. Aujourd’hui il donne des soins gratuitement. Il souhaite organiser un partage de pharmacies privées, pour éviter le gaspillage et l’achat inutile. Il a créé l’association À tous vents qui organise chaque année une gratiféria[4] dans le petit village isolé de Pradelle-Cafardès. « Finalement notre village était idéal pour que ce genre de projet existe, car il n’y avait plus rien : plus d’école, aucun commerce, aucun café. Les élus ont renoncé à faire des prélèvements de taxes tellement on est démunis. Mais c’est justement pour ça que dès que quelqu’un gratte une allumette, tout le monde se précipite pour venir se réchauffer. »

La gratiféria est une journée au cours de laquelle les habitants sont encouragés à venir déposer des objets dont ils n’ont plus d’usage ou bien qu’ils ont fabriqué eux-mêmes. Le reste de l’année, la quinzaine de bénévoles actifs de l’association organisent des ciné-débats, des vergers collectifs, de la permaculture, des repas partagés, des échanges de graines, des cours de yoga, des achats en commun de matières premières, du troc mensuel. « On s’est même mis à apprendre l’anglais, car il y a pas mal d’Anglais qui vivent ici. Alors plutôt que chacun vive dans son coin, on s’est dit qu’on allait organiser des cours de langues dans les deux sens. Notre association n’est pas un exemple à suivre, car chacun développe des actions en fonction des possibles et des limites de son coin de pays. Mais les Nuit Debout peuvent offrir un cadre de rencontre pour encourager les gens à s’y mettre. C’est vraiment ça qui nous manque, partager nos expériences. Dire qu’on est à l’heure de la communication ! »

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La Montagne noire en est à sa sixième Nuit Debout. Aujourd’hui, les trentenaires et les quadragénéaires viennent aux réunions. Marcel est enthousiaste : « On est en train de mettre en place des moyens pour installer des panneaux photovoltaiques et pouvoir produire nous-mêmes notre électricité » C’est peut-être là, dans ces lieux de fortune prêtés par la mairie, quelques chaises mises en rond, qu’est en train de s’opérer la véritable prise de pouvoir par les citoyens. Loin des slogans et des assemblées qui votent la séparation entre le Medef et l’État.

Les commissions ont fait leur compte-rendus. Tout le monde se retrouve maintenant autour de la table. Sur la route, une voiture passe, et ralentit. Un habitant du village demande ce qu’il se passe. Hélène va lui parler, revient et me dit : « C’est rien, il s’est juste dit que s’il y avait du monde sur la place du village, c’est qu’il devait y avoir quelque chose d’important. Je lui ai dit qu’il n’avait peut-être pas tort.»

 

 

[1] Mine de Salsigne, première mine d’arsenic au monde et première mine d’or de France http://www.bastamag.net/A-Salsigne-un-siecle-d-extraction

[2] http://www.ladepeche.fr/article/2016/02/05/2270391-alerte-a-l-atrazine-dans-l-aude.html

[3] http://www.aude.fr/496-eau-ressource-a-preserver.htm#par3018

[4] http://www.ladepeche.fr/article/2015/05/25/2111169-l-association-a-tous-vents-fait-naitre-la-premiere-gratiferia.html

 

Sarah Roubato a publié

couv Nage de l'ourse

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