Diamonds and Rust – Une voix que j’ai connue il y a quelques années lumière

And here I sit
Hand on the telephone
Hearing a voice I’d known
A couple of life years ago
Heading straight for a fall

Assise, la main sur le téléphone,
j’écoute une voix que j’ai connue il y a quelques années lumière,
en marche vers sa chute

C’est une de ces chansons déclenchées par un événement inattendu, quand en quelques minutes se concentrent des années d’une vie. Joan Baez écrit cette chanson en 1974 après un coup de téléphone surprise de Bob Dylan, dix ans après leur rupture.

Cette chanson c’est comme un rocher d’où chacun est invité à venir voir les possibles avortés, les rencontres que la vie n’a pas permis, les projets en suspens. Pour moi ce rocher donne sur trois continents : sur l’île joyeuse de Montréal, où j’ai cru pouvoir me faire une place et creuser des relations pour la vie, qui se sont toutes effritées. Il donne sur la terre rouge du Maroc, où j’ai cru porter une expérience et un projet unique qui fut arrêté par la volonté des uns et par l’oubli des autres. Il donne sur une autre île, en plein océan indien, où jamais porte ouverte sur un paysage qu’on croyait inaccessible ne se ferma avec autant de violence.

Quand je chante cette chanson c’est là que je me trouve, à regarder sans larme et sans cri ce qui aurait pu être et qui n’a pas été.

C’est la première strophe qui me parle le plus, car elle est alors assez floue dans le contexte et assez précise dans le sentiment, pour que chacun s’y reconnaisse. C’est une chanson qui parle de ce que toute relation perdue laisse comme traînée de poudre – de rouille – sur nos mémoires. Tout ce qui aurait pu être.

We both know what memories can bring
They bring diamonds and rust

Toi et moi on sait ce qu’amènent les souvenirs.
Des diamants et de la rouille

Et les derniers mots :

Cause I need some of that vagueness now it’s all come back too clearly
Yes I loved you dearly, and if you’re offering me diamonds and rust
I’ve already paid

Maintenant j’ai besoin de ce flou, car tout est revenue trop clair.
Oui je t’aimais tendrement, et si diamants et rouille tu reviens m’apporter, j’ai déjà payé.

Une chanson comme ça ne pourra plus s’écrire. Pas parce qu’on n’aura plus de ruptures avec une vie passée, avec des projets et des personnes, mais parce que cette chanson est née d’un coup de fil, c’est-à-dire de ce qui ne se fait plus. Combien de voix chères n’avons-nous pas entendu depuis des années ? Et pourtant, on clique, on like, on partage, on smiley. On regarde la mise en scène de soi par les photos et les posts. On fait acte de présence par le clic, bien à l’abri derrière l’écran. On demande dans un tchat « Comment tu vas ? » comme si on pouvait répondre à cette question dans l’espace d’un tchat. Comme il est difficile de convaincre les gens de donner un coup de fil ! À croire que la voix est une présence trop physique, qui engage déjà trop. On monopolise ses cordes vocales, ses muscles, ses mots portés par un ton, un tremblement, un souffle. On se met bien plus en danger que par les mots monocordes sur un tchat. Car la voix peut trahir l’émotion que des mots désincarnés et des smileys peuvent bien cacher. On va se mettre à la disposition de l’autre, car dans une conversation, impossible de quitter la fenêtre et de revenir, impossible de taper quelques mots et de les effacer pour en envoyer d’autres. Ici l’hésitation s’entend et les silences parlent. Et en chantant cette chanson, j’ai toujours l’impression de demander à ceux qui me restent chers l’aumône de leur voix.

« Une voix est un paysage insondable. J’ai entendu la fatigue d’une journée de travail qui fait traîner les fins de mots. Et la lassitude, plus profonde, qui les appesantit. J’ai entendu l’inquiétude dans la précipitation des phrases, l’impatience dans des syllabes presque piquées. J’ai entendu bien des sourires. Oui, les sourires aussi, ça s’entend. » Sarah Roubato, Lettres à ma génération, ed Michel Lafon

Cette chanson est dans l’album « D’une rive à l’autre » de Sarah Roubato, disponible sur iTunes Spotify et ici 

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