Oh je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne
C’était ta préférée je crois
Qu’elle est de Prévert et Kosma
Quand Gainsbourg sort « La chanson de Prévert » en 1961, il parle d’un tube qui a bien failli tomber dans l’oubli. Les œuvres qui sont aujourd’hui dans la mémoire collective ont toujours l’air d’y être naturellement, par la seule force de leur beauté. Comme si c’était évident que Les feuilles mortes est un chef d’œuvre. Pourtant, cette chanson écrite en 1946 pour le film de Carné et Prévert Les portes de la nuit, ne fait pas plus de remous que le film qui est pourtant un bijou, avec rien de moins que Pierre Brasseur, Serge Reggiani, Saturnin Fabre, Marcel Raymond Bussières, Julien Carette, Jean Vilar. Un bijou sans ses héros initialement prévus – Gabin et Dietrich, remplacés par Montand et Nathalie Nattier. Yves Montand le comédien fredonne la chanson dans une scène, et c’est tout. Yves Montand le chanteur n’en veut pas pour son répertoire.
La chanson bancale sans rime et sans refrain, est vouée à l’oubli. Et c’est Cora Vaucaire, une grande dame de la chanson qui n’a pas fini dans notre panthéon on se demande pourquoi, qui pendant quatre ans, la défend sur la scène de ces cabarets où les artistes accueillis chaque soir pendant des années avaient le temps de mûrir et d’apprendre leur métier. Trois ans plus tard, Montand l’enregistre, à peu près en même temps que Vaucaire. Et comme la vie est juste et que Montand avait sans doute un éditeur plus puissant que Vaucaire, on a retenu sa version, qui l’a propulsé dans le succès et la chanson avec. Et Montand a toujours pu affirmer haut et fort sans qu’on le contredise qu’il fut le premier à l’avoir interprété sur scène.
« Oh je voudrais tant que tu te souviennes »
Oh oui, cher public, toi qui souris en lisant cette histoire, j’aimerais tant que tu t’en souviennes, pas seulement comme une histoire pittoresque de notre patrimoine, mais pour ce qu’elle nous raconte de notre époque. Qu’un chef d’œuvre n’est qu’un morceau de beauté parmi des milliers d’autres, qui tombe juste là où quelqu’un passe pour le ramasser et le porter au monde. Le succès n’est qu’un accident. Qu’aujourd’hui il nous manque des Cora Vaucaire, des journalistes comme Denise Glaser capable de fabriquer une fausse pochette de disque pour faire passer une inconnue à la télé – le faux album s’appellera Nantes – des producteurs comme Jacques Canetti qui sillonnaient les cabarets pour aller écouter eux-mêmes les artistes en direct. Alors c’est peut-être à toi, cher public, d’avoir l’audace de tourner la tête loin des radars et des grandes chaînes. Mais le peux-tu encore ?
Cet été, en chantant dans la rue et aux terrasses des restaurants, j’ai appris qu’il n’y a qu’un moyen pour attirer l’attention des gens : ce n’est ni la puissance des mots, ni la beauté d’une mélodie, ni la vibration de la voix, ni l’émotion qu’on y met. C’est tout ça mis au service du souvenir : si je chantais une chanson toute aussi belle que Les feuilles mortes mais peu connue, même de Prévert et Kosma, les gens m’accordaient l’attention qu’on porte à une boule de papier qui traverse le trottoir. Mais dès que je chantais « Oh je voudrais tant que tu te souviennes », les têtes se tournaient, j’avais en quelques secondes des dizaines de regards rivés sur moi. Parfois je m’amusais à parier sur quelles chansons allaient me remplir l’étui. Et ça ne manquait pas : plutôt que de découvrir, les gens préféraient se souvenir de ceux qui n’auraient jamais pu percer s’ils avaient eu le même public face à eux. On préfère aller vers ce qu’on a entendu mille fois. Combien de fois ai-je entendu des musiciens chanter des merveilles de chansons et dire « Non je ne la chante presque jamais, tu sais les gens préfèrent entendre des tubes. » D’ailleurs c’est bien simple, cet été c’est environ cinq fois par jour qu’on me disait « Mais vous avez la voix de Joan Baez ! ». Quand je chantais au piano on me disait que j’avais la voix de Barbara… Je me demande si à ces grandes artistes aussi, on comparait systématiquement la voix.
Alors toi qui suis ce qu’on te place sous les radars, devant les micros, ou les festivals où il faut avoir ses entrées, accorde quelques miettes de ton temps à ces artistes qui te présentent leurs chansons sur leurs sites internet rafistolés comme ils peuvent, en troisième set sur la scène d’un bars ou au coin de la rue. Par là dorment des merveilles qui n’ont juste pas eu de chance.