L’Ukraine en Courts-Lettrages

CHAPITRE 1
Les hommes doivent rester

1. Un bus vers la frontière

 Le chauffeur répéta : 

« Tous les hommes entre 18 et 60 ans ne peuvent pas quitter le pays. »

Sans pouvoir me retenir javais tourné la tête vers le jeune homme assis à côté de moi. Ses yeux ne bougeaient plus.

Dans le bus, personne ne pleura. 

Une femme à deux sièges devant moi finit par lâcher un cri quelle étouffait. Ce fut la seule. Son mari se leva et marcha à lavant du bus. Il était le premier. Tout le monde le regardait. C’était interminable. Puis derrière lui, dautres hommes. Tout se passa dans le silence. 

Le bus repartit, alourdi de ses sièges vides.

 

2. Je repars en griller quelques uns

Ils navaient pas darme, pas duniforme. Seulement le souvenir de treize ans passés dans larmée. Chaque pas qui les éloignait de leur famille les ramenait à ces sept années de guerre que le reste du monde avait ignorée.  

Dans leurs yeux, il ny avait plus quun calme froid. Celui des hommes qui deviennent les instruments de quelque chose de plus grand queux. 

Ils marchaient côte à côte, ces deux camionneurs. Lun avait son sac de sport, lautre un sac de chez Lidl dans lequel il avait fourré une couverture, un couteau, le chargeur de son téléphone, deux boîtes de conserve, et de quoi « faire un barbecue » comme ils se disaient en riant. Voilà de quoi elle avait lair, cette armée de gens ordinaires qui marchaient à pied à la rencontre de la première puissance nucléaire du monde.

 

3. L’homme qui ne voulait pas se battre

Enfin la file bougea. Il avança avec les autres, mais sentit quelque chose peser sur sa nuque. C’était les yeux des femmes qui le dévisageaient. Quest-ce quil faisait là ?

Il avait vingt-quatre ans. Et parce quil avait un pénis, il devrait tuer ? Oui, il essayait de partir quand même. Déserteur. Cest ça. Quest-ce quil allait foutre avec une arme à la main, lui qui enfant demandait des ours en peluche plutôt que des faux pistolets ou des petits soldats ? Lui, il soccupait de raconter les émotions humaines en dessinant. La seule arme quil tiendrait jamais, c’était un feutre. Il aidait son pays, à sa manière. 

Il ne savait plus sil pensait à haute voix ou en silence. Les six heures dattente l’étourdissaient. C’était bientôt son tour. Et soudain, un orage, tout autour de lui. Ça approchait. Ça enflait dans ses oreilles. « Honte à toi ! Honte ! Honte ! Honte ! » C’était les femmes qui lui criaient dessus.

CHAPITRE 2
Aux abris

4. « Guerre » ne sera pas un mot

Il regardait tout autour. Tout était nouveau. Les bruits, les odeurs, les regards effarés des autres humains. Sa mère le serrait plus fort que dhabitude. Elle était plus chaude aussi. Elle le serrait de l’étreinte des femelles qui protègent leurs petits devant le danger.

Tout ça était trop grand pour lui, pour ce petit bout dexistence de sept semaines. Il ne parlait pas un mot. Et pourtant, il savait déjà tout ce que le mot « guerre » voulait dire. Pour lui, ça ne serait jamais un mot. Il était maintenant relié à tous les humains qui avaient dû descendre dans un abri, avec le bruit dune fin du monde au-dessus de leurs têtes. 

5. Les étoiles du métro 

Là où ils passaient pressés chaque semaine, tout s’était maintenant arrêté. Sur les matelas, chacun était accroché à son téléphone, à donner ou à prendre des nouvelles. Parfois, on se regardait, mais ce quon lisait dans les yeux des autres était plus terrible encore que la solitude de l’écran. 

Un jour, ils le savaient, ils attendront à nouveau un train sur ce quai. Et ils marcheront dans leur ville reconstruite. Déjà quelque chose en eux se dressait.

Pour toute une génération, les nuits du métro auront allumé quelque chose qui allait les réchauffer pour le restant de leurs vies. 

6. Le bruit qu’entendait son père

Lhomme se laissa tomber sur les débris de béton et de métal. On lui parlait, il ne répondait pas. La détonation continuait dans ses oreilles. Il voulait juste que ça sarrête. 

Il revit le visage de son père, dix ans en arrière. Lui aussi parfois sasseyait et ne l’écoutait plus. Il lui disait dattendre, que « ça » allait passer. Quand il lui avait demandé « Quest-ce qui doit passer, Tа́to ? », son père ne répondait pas. Il mettait simplement sa main à ses oreilles. 

CHAPITRE 3
Femmes en guerre

 7. 22 ans, sentinelle

Son arme a le double de son âge. Avant elle, dautres lont portée pour quelle nait pas à avoir peur, à fuir ou à porter une arme. Aujourd’hui, c’est son tour. Elle le fait pour tous ceux davant, pour ses petits frères, sa soeur, pour les enfants quelle na pas encore. 

Elle patrouille deux heures par nuit. Scrute les voitures et les hommes suspects. Sa ville nest plus une ville. Cest tout son pays. Cest tout son corps, qui a froid et qui ne sent plus la fatigue. 

Une alerte résonne. Les quelques silhouettes quon distingue à peine se mettent à courir. Pas elle. Elle ne bouge pas. Elle a 22 ans, et elle garde sa ville. 

 

8. Et brusquement, il disparut dans le wagon

On avait vu ces scènes cent fois dans les films. Mais ça n’était pas un film. C’était le réel, en 2022. Un homme et une femme se disaient adieu devant un train. Il partait à la guerre. Elle serait à labri. 

Les manteaux épais nempêchaient pas les coeurs de se sentir. Il faisait froid. Ils avaient chaud deux-mêmes. Ils fermaient les yeux pour retrouver ce quils formaient, à eux deux, et que la séparation allait épaissir. 

L’étreinte se desserra. Les ventres se nouèrent. Ils se tinrent encore longtemps par les yeux. Brusquement il se retourna, et disparut dans le wagon. Et elle sen retourna rejoindre les générations de femmes qui avaient attendu, femmes de guerriers et de marins, épouses de chevaliers et fiancées de soldats. 

 

9. La chaîne

Aujourdhui, jai beaucoup pleuré. Cest que jai coupé des oignons et des patates toute la journée. Nous étions vingt dans la cuisine. Je me suis faite remplacer pour aller donner mon sang. Demain ce sera à moi de réceptionner les dons alimentaires des associations, en revenant de chez larmurier avec cinq gilets pare-balles. 

Des inconnues deviennent mes soeurs. Je nai pas le temps davoir peur. Je nai pas le temps de penser. Je ne suis quun maillon dune chaîne quaucun char ni aucune bombe ne pourra briser. 

 

CHAPITRE 4
De l’autre côté

10. Ils l’ont montré à la télé

« Allô ? Allô ? Ça y est du m’entends ? 

– Oui je t’entends ! Comment tu vas Babouchka ?

– Moi ça va, ne t’inquiète pas. 

– Mais tu restes bien à la maison ? 

– Et où tu veux que j’aille à mon âge ? Et toi, ne fais confiance à personne. Ce sont tous des Nazis. Et ne te laisse pas manipuler par la presse des Américains. 

– Mais…

– Attention, ils sont malins. Ils racontent n’importe quoi, ils mentent, ils ne tiennent pas leurs promesses. Ils sabotent des usines, des jardins d’enfants. Ils n’ont aucune pitié ! 

– Quoi mais tu ne crois pas…

– Je crois ce que je vois ! Et je l’ai vu à la télé, ils nous ont bien montré. C’est un génocide. Tu n’aurais pas dû rester là-bas, mais j’ai confiance, notre armée va vous sauver. »

11. Maman, je suis en Ukraine

Maman, je suis en Ukraine. Il y a une vraie guerre ici. On bombarde des villes. On vise des civils. 

On nous avait dit qu’on serait accueillis. Ils se jettent sous nos chars pour nous empêcher d’avancer. Ils nous traitent de fascistes. 

Maman, j’ai peur. 

 

12. Le sens des mots

La vieille femme tenait ses pancartes aussi grandes qu’elle. Le visage labouré de sillons emmitouflé dans un chiffon de couleurs délavées, les lèvres serrées sur une bouche sans dents, elle fixait de ses yeux de flamme bleue les deux policiers qui l’entouraient. Casqués, énormes, ils faisaient deux fois sa taille. Elle se fit embarquer. 

Il passa la soirée à faire défiler les images des manifestations. Des femmes, des hommes qu’on mettait à terre, et qu’on emportait, pliés en deux, mains menottées. Un homme qui se retournait vers les policiers, les mains vers le ciel, l’air plus étonné qu’effrayé. Ils étaient seulement venus dire « non », et prononcer le mot interdit. 

Soudain il eut honte. De toutes ces fois où il s’était prise pour un héros, où il avait écrit sur ses pancartes les mots dictature, liberté, guerre, où il avait dessiné des moustaches d’Hitler et porté une étoile jaune, dans son pays. Il avait cru faire la révolution, et le soir il rentrait chez ses parents et elle regardait une série. Maintenant le sens des mots était là.

CHAPITRE 5
Raconter la guerre

13. Qu’est-ce que je fous là ? 

« Salut. Une blanche sil te plaît. Avec une rondelle de citron.

– Tarrives doù comme ça ? »

Elle sourit et regarda ses mains gercées par le froid. 

« Jarrive dUkraine. »

Autour delle les têtes se levèrent. Dun coup elle avait une auréole 

sur la tête. Les regards étaient plaintifs et souriants en même temps. 

On attendait quelle parle, mais personne nosait linterroger. 

Elle ne dit rien et but sa bière seule. 

Elle connaissait bien ce moment où le corps est rentré mais où tout le reste est encore là-bas. Mais cette fois c’était différent. « Quest-ce que je fous là ? » Elle se l’était demandée là-bas, dans les premiers jours de lattaque. Elle n’était pas reporter de guerre. Elle ne comptait pas participer à la mystification de celui qui va au plus près du danger. Elle voulait raconter le quotidien, les petites histoires qui racontent la grande. Mais maintenant quelle était ici, alors que tout se passait là-bas, la question revenait, mais dans l’autre sens : 

« Quest-ce que je fous là ?

14. Ne tirez pas ! Press ! 

La route sûre qu’ils avaient prise à l’aller était devenue une ligne de front. Une explosion les obligea à s’arrêter. Et tout commença. Le bruit que jusqu’ici ils avaient entendu de loin, fondait sur eux. Les vitres explosaient, la voiture tremblait.

Il s’entendit penser : « Est-ce que ça va faire mal ? J’aimerais mourir sur le coup. » Il se hissa dehors, plié en deux, tête baissée. Se retourna, et passa le bras dans la vitre brisée pour prendre sa carte de presse et son téléphone sur le tableau de bord. Plus tard il se demanda pourquoi il avait fait une chose aussi stupide. 

Et puis, en bas du dos, un pincement. ll courait, suivant les quatre lettres du gilet du caméraman, blanches sur fond bleu : PRESS. Ces quatre lettres qui devaient les protéger mieux que leurs gilets pare-balles. 

Les producteurs qui les attendaient derrière un mur criaient : « Ne tirez pas ! Press ! Press ! » Mais ça n’était pas une erreur. Ils était visés. Ils avaient même été dirigés vers l’embuscade. 

Il se sentit tomber à terre. « Je suis touché ! » 


15. Les mots interdits

Il se leva de son bureau et fit une fois encore le tour de la chambre. Allez, il fallait le faire. Il avait déjà fait le tour de la question. Il se rassit devant l’ordinateur et rouvrit sa page Twitter. Il n’en revenait pas de ce qu’il s’apprêtait à faire. 

Depuis ce matin il cherchait des mots impossibles. Des mots pour dire qu’il n’allait plus écrire. Parce qu’écrire était devenu trop dangereux pour lui. Depuis des semaines, chaque mot qu’il tapait pesait trop lourd. Il ne voulait pas tricher, et il ne voulait pas faire semblant. 

Il en avait marre d’ouvrir des guillemets pour parler de « l’opération spéciale » dite « de pacification » et des auteurs de « fakes ». Il savait que son sacrifice ne servirait à rien. Ce n’était pas une fois en prison qu’il pourrait récolter des informations. Comme soutien à la vérité, il n’avait plus que son silence à offrir. 

 CHAPITRE 6
Réfugiés

16. Ma fille est une réfugiée

Il y a une semaine, elle se prenait la tête avec une présentatrice sur sa tenue vestimentaire. Aujourd’hui, elle remercie l’homme qui leur a laissé sa voiture pour qu’elle et sa fille puissent dormir. 

Elle frotta sa main sur la vitre pour faire partir la buée. Ce qu’elle voyait dans le cadre rond ressemblait aux images qu’elle avait elle-même sélectionnées lors de la crise de réfugiés syriens. Et bien d’autres avant qu’elle avait documentés. Maintenant, elle était l’un de ces millions de regards perdus. 

Elle ramena la couverture sur le visage de sa fille. 

« Ma fille est une réfugiée. »

Elle faillit hurler.

 

17. Eux, ils sont en règle

Ils sont trois, serrés sur un bloc en béton. La soupe qu’ils mangent distribuée par une association a déjà eu le temps de refroidir. Leurs yeux vont et viennent du bol à la route. Non pas celui-là. Celui-là peut-être ? Depuis deux mois, ils ont appris à vite se faire une idée. Ils guettent les camions pour repérer celui dans lequel ils pourraient se cacher. 

À quelques mètres derrière eux, une auberge de jeunesse vient de s’ouvrir. Celle-là c’est pour d’autres réfugiés. Eux, ils sont en règle. Une semaine après leur guerre, ils ont eu un statut, un logement, des familles d’accueil, des papiers. Qu’est-ce qu’elle a de plus, leur guerre à eux ? Eux aussi ils ont connu leur maison détruite, les menaces, les enrôlements de force, et pour leurs soeurs… 

Un homme les rejoint. Il a trouvé un endroit pour demain. Chaque matin, la police vient et ils doivent déplacer leurs tentes. Une femme sort de l’auberge, une assiette fumante à la main. Elle leur sourit. Les trois hommes regardent la route.

 

18. Iryna elle a pleuré

« Tu as bien dormi mon coeur ? 

– Oui, mais pas toujours. 

– Ah, pourquoi ? 

– Parce que Iryna elle a pleuré alors ça ma réveillé.

– Tu sais, cest difficile, elle est loin de sa maison, elle ne sait pas quand 

elle va rentrer. Mais on va laider à aller mieux, tu vas lui montrer tes 

jouets aujourdhui ? Et ta cabane ? 

– Oui, je va lui montrer mais pas mon journal secret. 

– Tu lui montreras ce que tu voudras, mon coeur. 

– Oui. Dabord elle peut pas lire parce que elle connaît pas le français. 

– Tu vas lui apprendre, et peut-être elle tapprendra des mots de sa langue. 

– Déjà elle ma appris un. 

– Ah oui ? Quest-ce quelle ta appris ? 

– Iryna ! Tu sais quest-ce que ça veut dire ? Ça veut dire la paix. Si elle pleure ce soir je peux venir dans ton lit ? 

– Oui, ma chérie, tu peux venir. 

– Oui parce que cest la guerre dans son pays alors la paix elle pleure pour tout nettoyer et après elle peut rentrer. »