Il est des hommes comme des paysages

C’est un lieu-dit dans les Hautes Pyrénées. Un recoin à flanc de montagne, dans la montée. Quand on passe le rocher, la température baisse d’un coup de plusieurs degrés. Il y fait frais quand où le soleil tape, on y est à l’abri du vent quand il fait froid. Un point d’eau, comme un mini étang, profond et calme, caché par les conifères endémiques et les feuillus, qui invite à se déposer.

Un lieu où j’aimerais mourir

C’est un des deux lieux sur terre où je me suis dit « J’aimerais y mourir. » L’autre se trouve dans une forêt canadienne. Là je me suis sentie entière, protégée et libre. Je l’ai découvert au printemps dernier. Cet hiver, je retournais dans la région. J’ai prolongé mon séjour pour pouvoir y aller, sans savoir si le chemin serait ouvert. Mais cet hiver n’en n’était pas un. Le chemin était exceptionnellement ouvert. Le temps était magnifique. C’était un lundi, hors vacances scolaires. Jour béni où les touristes ne sont pas là, où les locaux travaillent. L’heure des gens libres. Tout était aligné pour que la rencontre se déplie.

On monte par une forêt de conifères. Ça sent bon le pin. Puis un sentier à flanc de montagne qui ouvre sur la vallée en contrebas, où les marmottes et les isards viennent prendre un bain de soleil inespéré en cette saison. La rivière est tranquille et fraîche. Je rejoins le bas de la vallée, j’essaye de me souvenir du chemin. Je reconnais le flanc de montagne, mais la neige a changé le paysage. Je cherche le sentier. Je crois le voir, je le perds. Je dois m’arrêter souvent pour me repérer. J’essaye d’évaluer si la neige tient ou non, si ce sont des plaques glissantes ou solides, si je pourrai marcher dessus ou si je vais m’enfoncer. Je suis les genévriers, préférant m’agripper à eux que de glisser sur la neige, mais ils m’emmènent vers l’ouest. Je tente de faire le tour, j’escalade, mais c’est trop raide pour passer par la neige. Je comprends que je n’y arriverai pas. Je suis à trois cents mètres. Je suis venue de si loin.

Ne pas y arriver

Je redescends de l’autre côté, m’agrippant, m’écorchant, glissant. Je finis par rejoindre une autre piste. L’après-midi est passé. Un rapace perce le ciel. Il se rend vers le lieu que j’espérais. Je compte… trois, quatre, cinq… ça lui a pris six secondes. Rien n’est plus douloureux que le sentiment d’impuissance. Quand on fait des erreurs, on peut travailler sur soi, s’en retourner et apprendre à faire mieux. Mais quand on n’y peut rien, que faire ?

Apprendre à recevoir (plutôt que prendre)

Il est des hommes comme des paysages. Tout est affaire de saison. On peut rencontrer de merveilleuses personnes, quelques mois avant, quelques années plus tard, la rencontre aurait pu se déplier. Mais pas demain, ou pas maintenant. Ces rencontres miraculeuses tiennent dans des moments parenthèse, des instants suspendus entre les passages cloutés de la vie quotidienne, et qui se referment à la saison d’après. Aucune rencontre n’est acquise. Elle arrive parce qu’à ce moment-là, l’un et l’autre étaient disponibles, prêts à recevoir. Beaucoup de gens savent prendre, peu savent recevoir. Prendre, c’est se saisir de ce que l’autre nous tend, et tourner le dos. Recevoir, c’est accueillir ce qui vient à nous. C’est être ouvert, et offrir à l’autre la vision de ce que ce don nous procure. Accepter de recevoir – une écoute, une parole, une aide, une disponibilité, une confidence – est en fait un acte de générosité, car c’est offrir à l’autre la chance de donner. Qui ne sait pas recevoir ne peut pas donner, et ne peut que distribuer de bonnes intentions. Beaucoup de gens savent démontrer ou investir un capital émotionnel, peu savent donner sans rien attendre en retour. Alors les uns vont reprocher aux autres de ne pas assez donner, d’être ingrats ou égoïstes, les autres vont reprocher aux uns de demander trop, voire de donner trop.

Ce n’est que quand chacun est disponible à donner et à recevoir, et qu’ils se retrouvent dans ce recoin miraculeux, où le temps est caressant et l’espace accueillant, que la rencontre peut avoir lieu. Ça fait beaucoup de conditions, et chacune est d’une fragilité terrifiante. Alors cette rencontre devient grosse de possibles, qui en demandent qu’à se déplier. Mais les possibles ne sont pas des promesses. Ils ne sont pas un engagement. Ils sont gravés dans les nuages. Rien n’est acquis. La neige peut tomber, les rivières peuvent se charger, les sentiers peuvent être obstrués. On ne peut pas lutter. On ne peut qu’aller au bout de son chemin, apprendre à faire des détours, être attentif au paysage. Se présenter, et dire « je suis là ». Une rencontre n’est rien d’autre qu’un possible qui a eu beaucoup de chance.

 

 

 

 

 

 

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