Mani, chanteuse pour de faux

 

Free times cafe, Toronto. Derrière un rideau, une petite salle discrète où ont lieu tout au long de l’année des micros ouverts. Des chanteurs et musiciens se succèdent sur la petite scène, s’essayent, se frottent au public, encouragés par leurs amis. On se racle la gorge, on boit du chaud avant de chanter, on accorde difficilement sa guitare. La chanteuse qui cette année été élue meilleure artiste du micro ouvert gratouille de la guitare et ne connaît que quatre accords. Elle chante pour de faux.

L’authenticité dans le jeu

Voici une fille qui chante à la guitare. Elle ne passe pas vingt fois la main dans les cheveux en nous racontant comment lui est venue la prochaine chanson, elle ne prend des poses des candidats de La voix. Mani ne se prend pas au sérieux. Cette humoriste qui chante fait rire sur nos maladresses, avec ses chansons racontées et improvisées sur quatre accords. Presque à chaque fois, elle improvise des couplets entiers. Voilà une artiste qui prend des risques, qui ne reste pas dans sa zone de confort.

Ici on est loin des clichés de bons sentiments. Le spectacle est construit en trois parties : la haine, le sexe et le mystique. Et mine de rien, les sujets que Mani aborde sont loin d’être légers : la maladresse des relations humaines (Akward Long Hug), la dépression et la solitude (Fucking February), l’honnêteté (I hate everything), de la désillusion (The unicorn), de l’ambition (Princess). Tout ça incarné par un personnage de scène maladroit, gêné, qui raconte ses déboires avec le monde. À force de le voir montrer sans pudeur ses défauts, on finit par s’y attacher. Mani utilise l’humour pour ne pas se présenter comme victime, et pour reprendre contrôle sur ses faiblesses.

‘‘Créer un personnage enlève la pression d’avoir à faire rire tout le temps. Parce que du coup les gens sont attentifs à l’histoire de ce personnage au lieu d’attendre la prochaine blague’’.

Elle se fabrique un personnage, et reste authentique. Elle n’a aucune pudeur et n’est jamais vulgaire. Elle chante faux, mais parle juste. Elle joue à peine de la guitare, mais elle gère d’une main de maître le rythme humoristique propre aux spectacles d’humour.

‘’En théâtre comme en musique, il me semble que ce que le public veut, c’est sentir leur vérité et leur voix propre. Même s’ils fabriquent des personnages. Ce sont ces gens-là qui marquent dans les soirées de micro ouverts, ceux qui ont une personnalité, qui sont uniques. Si tu vois un super guitariste qui n’a pas de voix propre, il ne ressemblera qu’à un autre super guitariste. Alors que le gars qui joue moins bien mais qui a une façon bien à lui, on s’en souviendra.’’

Une artiste sensible et critique

Mani est la première artiste que je rencontre qui a un tel sens critique des arts qu’elle performe. Elle va voir les autres, elle se fait une opinion, elle y réfléchit. Elle n’est pas gênée de dire qu’elle n’aime pas la plupart des spectacles qu’elle va voir. Elle ne peut pas repartir chez elle l’esprit tranquille, comme on change de canal à la télé : ‘’Quand tu vas voir un spectacle, tu ne peux pas zapper. La médiocrité est là, tu es assise juste en face. Encore plus quand les gens aiment ça ou bien pardonnent.’’

Sur le papier, ce jugement sans appel peut sembler prétentieux et dédaigneux. Il suffit de parler deux minutes avec Mani pour comprendre qu’on en est loin. C’est seulement que cette artiste généreuse ne comprend pas que d’autres ne se donnent pas autant, ne se mettent pas en danger : ‘’Ce qui manque peut-être, c’est que beaucoup de groupes en musique ne sont pas conscients de ce qu’ils dégagent, et ne voient pas le tout qu’ils sont en train de construire. Ils font des bouts qui ne collent pas ensemble.’’

Ici c’est la metteur en scène qui parle. Mani qui construit son spectacle, et qui s’essaye à la mise en scène de comédies musicales.

‘’En théâtre et dans les one-man show j’ai l’impression que beaucoup font un peu comme la télévision canadienne : ils préfèrent imiter des grands shows sans en avoir les moyens, au lieu d’embrasser complètement ce qu’ils sont et de donner le meilleur de ça.’’

La position fragile d’une forte personnalité

Une humoriste parmi les chanteurs, une chanteuse parmi les humoristes, une femme dans les scènes ouvertes où les hommes sont très largement majoritaires, une américaine au Canada. Mani doit se tailler une place.

Parce que son spectacle n’est pas un étalage de blagues, elle ne se sent pas toujours à l’aise dans les soirées d’humour, qui ressemblent plutôt à des rallies de rire et de provocation. Elle se sent mieux dans le monde des chanteurs et musiciens, quitte à prendre le risque de se faire évaluer purement sur ses qualités musicales.

Dans les deux mondes de la chanson et de l’humour, elle doit aussi se tailler une place en tant que femme. Se faire accepter comme chanteuse qui ne jouera pas la carte de la séduction sensuelle ou mystérieuse, et comme femme qui est capable de parler de sexe pour faire rire.

Mani doit aussi se défaire du cliché de l’Américaine à la grande gueule. Arrivée au Canada à dix-neuf ans, elle observe attentivement les différences culturelles entre les USA, Canada, le Québec.

Pour qu’elle trouve son équilibre, il lui faudra peut-être inventer elle-même une scène qui accueille sa personnalité généreuse et entière dont on a tellement besoin.

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