Les mouvements sociaux face à la crise de la représentation

Quelque chose monte, qui vient de loin. Des ronds-points aux rues de la capitale, des milliers de jaunes aux centaines de verts, des oubliés de la périphérie aux étudiants des centre villes, ils agacent ou font sourire, effraient ou donnent espoir. Ils viennent perturber le ronron de celle qu’on voudrait éternelle, notre chère Cinquième République. Désorganisés, dissonants, réduits à des images par les caméras qui cherchent le sensationnel, que nous disent-ils encore de nous ?

Ce ne sont pas les grèves qui marquent habituellement le tempo des mandats présidentiels. Tempo qui devient ronron, dans ce pays champion des grèves et enfargé – rien de tel qu’un mot francophone non français pour désigner l’enlisement de la France – dans ses institutions. Ce ne sont pas les manifestations habituelles qui s’inscrivent dans un système sans le remettre en question. Gilets Jaunes, Grève des Jeunes pour le Climat, mais aussi leurs ancêtres, Nuit Debout et ZAD, sont des mouvements qui tentent d’en sortir. Avec leurs contradictions et leurs faiblesses, leurs angles morts et leurs lignes rouges, ils cherchent. Ils ne trouvent pas. Mais ils nous montrent que nous arrivons au bout de quelque chose. Au bout de quoi ?




De l’autre côté de l’image

On s’interroge sur le devenir du mouvement des Gilets Jaunes et sur leur récupération. Est-ce un mouvement, d’ailleurs ? Non, les GJ c’était un sursaut, un appel, un cri comme savent en pousser parfois ceux qui toute leur vie acceptent leur misère comme la norme et qui un jour, devant une étincelle, un rien, apprennent à dire non.

Beaucoup de ceux qui étaient sur les rond points, petits commerçants, employés, ouvriers, marginaux de tous bords, sont maintenant rentrés chez eux. Les journalistes ont tendu un moment leur micro, et puis sont rentrés dans leurs salles de rédaction guetter les prochains vacarmes qui font l’actualité. Chaque samedi ils annoncent le « désormais rituel » rendez-vous. Ce qui fut un sursaut est devenu une habitude, avec son lot de craintes de violences. Les caméras guettent les saccages, les insultes, les violences. Chaque samedi les objectifs se braquent sur des silhouettes en contre-jour, bras levé dans une rue enfumée. Et on se dit que c’est ça, ce qu’ils sont devenus, « Les » Gilets Jaunes. On ne cherche plus à écouter, à comprendre le désarroi, les envies, les espoirs, les doutes. On fait des sondages de popularité. Et les opinions se font et se renforcent au gré de ces clichés.

Mais c’est ailleurs qu’une société s’écoute, et qu’elle se raconte. Au coin de l’oreille, dans les petites phrases, les gestes en suspens, dans les énervements et les renoncements, entre les grands événements que retiendront les livres d’histoire. Dans tout ce qui ne passe pas à l’image.

L’image, elle était belle, vendredi 22 février à Paris. Environ un millier de jeunes défilant pour demander un autre monde et une prise en compte de l’urgence face à l’état du vivant. Il faisait beau. Mais le vendredi suivant, ils n’étaient à nouveau que quelques centaines. Il faisait dix degrés de moins (12 degrés), le ciel était gris. Et Greta Thunberg n’était pas là. Ah oui… et c’était les vacances !

Il y a sept ans, de l’autre côté de l’Atlantique, le 20 février 2012, par -20 degrés, ils étaient 30 000 étudiants en grève contre la hausse des frais de scolarité au Québec. Un mois plus tard, ils étaient 300 000, dans un pays de 8 millions d’habitants. Les températures étaient toujours négatives. Aucune figure hyper médiatique ne marchait au-devant. C’était des associations, organisées et menant combat depuis longtemps, qui impulsaient le mouvement, qui d’étudiant devint social. Il y eut la marche des avocats, les fanfares de musiciens et les familles défilant chaque mois dans les rues avec des casseroles. Pendant huit mois, oubliant les vacances, et tant pis pour les examens. Et ce peuple calme et réputé soumis amena des élections anticipées et la chute du gouvernement. Qu’ont-ils donc que nous n’avons plus, nous le pays des grandes révolutions ? Et les Belges, et les Australiens, et les Suédois ?

Le Printemps québécois: Quand le peuple s’éveille… from MADOC on Vimeo.

Un élan… et après ?

Ce samedi, à Lyon, les Gilets Jaunes ont fait une « marche en noir en signe de deuil pour nos institutions et notre avenir incertain ». Dans le deuil des institutions, il y a aussi celui de la représentation.

Le mouvement français des jeunes en grèves pour le climat refuse la personnalisation. Pourtant, c’est bien la figure médiatique de Greta Thunberg qui a mobilisé il y a dix jours, y compris des figures connues du combat écologique. La personnalisation est trop ancrée dans nos sociétés. Les foules ont besoin de figures – ou de ballons ronds – pour se galvaniser. Un mouvement naissant doit-il être à l’écoute de ce besoin ou rompre radicalement ? Serait-il possible d’imaginer une personnalisation d’un mouvement qui ne soit pas une incarnation verticale ?

Comme Nuit Debout, Gilets Jaunes et Grève scolaire pour le Climat sont confrontés au problème de la représentation. Au début, la question ne se pose pas. C’est un élan spontané qui attire dans la vague tous ceux qui ressentent le même besoin. On découvre que nous sommes des milliers. On se met à discuter avec des gens qu’on ne fréquente jamais, sur une place, un rond point ou devant un ministère. Quelque chose se reforme de l’agora grecque : une réunion autour d’autre chose que la consommation. On réapprend à se parler, et les individus redeviennent citoyens, personnes prenant part à un destin commun.

Pour rejoindre le mouvement, pas de demande à déposer, pas de carte de parti, il suffit de venir, de mettre un gilet jaune ou de cliquer. On ne veut pas de filtre, pas d’intermédiaire. Puis des gens qui en veulent un peu plus ou qui furent les premiers mobilisés deviennent référents, coordinateurs, créent des commissions. Ils passent leurs journées et une bonne partie de leurs nuits à répondre à des centaines de messages. Pour les Gilets Jaunes, ce fut Facebook. Pour les grèves pour le climat, c’est Telegram ou Discord. Les décisions se prennent dans l’instantanéité de qui est en ligne. Personne n’est nommé ni élu ni désigné, les équipes ne se forment pas par choix mais par disponibilité : « Qui est chaud pour… ? » et ceux qui sont là formeront l’équipe. Au fil des jours et des semaines se profilent, en interne ou en externe, des pôles d’influence, autour de personnes qui tentent de prendre des initiatives tout en voyant l’ombre d’une accusation de prise de pouvoir. Certains y prennent goût, mais le principe est réaffirmé : pas de représentants.

La presse tend ses micros, braque ses caméras, et il faut bien envoyer des personnes pour porter la parole. Mais ils se défendent : « Je ne suis pas porte-parole, je parle en mon nom propre ». Les journalistes cherchent les personnes influentes et se réfèrent à ceux qui totalisent le plus de vues sur des vidéos et les réseaux sociaux. Faute d’une autre légitimité, celle du buzz fera l’affaire. Puis, ceux qui prennent la lumière sont remis en question. Au nom de quoi parles-tu ? Alors qu’en Belgique Anuna de Wever a porté la voix de milliers de lycéens belges, en France, on refuse l’incarnation. À Paris, les jeunes qui passent dans les médias décident de tous s’appeler Camille. La personnalisation leur semble trop dangereuse. Mais que nous a donc fait la représentation pour qu’on la rejette si loin ?

Plus de représentants = plus d’incarnation ?

Nous sommes sans doute le pays où l’incarnation est le plus ancré dans la culture politique et sociale. Notre Cinquième République a su récupérer la verticalité du pouvoir monarchique et restituer la figure du grand homme. Mais à mesure que les mandats se succèdent, le costume du Général est de plus en plus grand pour les occupants de l’Élysée. Les Français reprochent à l’un d’être trop présent, à l’autre d’être trop mou, à l’autre encore d’être méprisant. Ils regardent du coin de l’œil les chaises musicales des ministères, nommés par un chef de gouvernement qui n’est pas élu mais lui aussi, nommé. Ils se désintéressent d’élire à l’assemblée ceux qui devraient les représenter, mais qui ne connaissent plus le terrain.

Dans le récit aussi, les représentants sont remis en question. Les citoyens ne se reconnaissent plus dans les médias. Ceux qui racontent la société on déserté les petites histoires, celles qui ne se racontent que sur le terrain, dans la confiance, loin des événements. Soumis au dictat de l’audience et les réductions de budget, les grands médias qui restent pourtant grands, courent après les mêmes informations.

Alors nous nous méfions, de toute personne qui prétendrait parler au nom de. Pourtant, nous les admirons encore, les Martin Luther King, les Nelson Mandela et les Gandhi. Et parmi les artistes, ceux comme Bob Dylan qui ont su saisir l’esprit d’une génération ; ceux qui ont parlé des invisibles et remis en question les normes, les Prévert, les Brassens, les Brel. À l’écrit, nous gardons Les Misérables ou Germinal comme des joyaux de notre culture, et regardons avec envie le temps où le journalisme ressemblait à Joseph Kessel ou à Albert Londres. De tout temps, il y eut des gens pour porter la voix des autres. Aujourd’hui, toute tentative dans ce sens est suspecte. Mais une grande figure, ce n’est pas quelqu’un qui assoit son pouvoir sur les autres. C’est quelqu’un qui exprime ce que les autres ne peuvent dire, mais où chacun se reconnaît. Nous interdire cela, c’est nous priver de ce qui fait la force et la beauté des révolutions.

L’horizontalité plate

Au bout de quelques semaines, l’élan ne suffit plus. Chaque mouvement est confronté à son besoin d’organisation, et chacun s’est arrêté là. Ils cherchaient la visibilité. Ils l’ont eue, mais avec elle, il faut expliquer ce qu’on veut, ce qu’on demande, et comment le faire sans vision ? On cherche à éviter la mécanique habituelle des représentants devenant leaders, agissant pour leur propre popularité et devenant une nouvelle élite. Mais quelle alternative avons-nous ? Où sont dans ces mouvements ceux qui depuis longtemps ont eu la curiosité d’aller voir au-delà de l’Hexagone ce qui se faisait, ou dans les interstices de notre histoire, ceux qui ont pensé d’autres manières de faire, et qui écrivent, pensent expérimentent déjà ? On en a bien souvent vus se faire accuser de récupération.

Des places aux ronds-points et dans les facs aujourd’hui, un mot revient : horizontalité. Que signifie un mouvement horizontal ? Le rejet de la verticalité est si fort qu’avec elle, c’est toute forme de hiérarchie et qui est refusée. On privilégie les cercles, pensant reproduire le modèle de sociétés que nous nommons égalitaires comme les autochtones que nous appelons encore Indiens en France, et qui pourtant, avaient bel et bien leurs hiérarchies.

À Nuit Debout, pendant les assemblées, la parole était distribuée de façon égale, selon l’ordre d’inscription : chacun avait 3 minutes pour parler. Trois minutes pour celui qui veut faire une proposition pour organiser le mouvement, trois minutes pour un autre qui vient parler de son association, trois minutes pour redire qu’on en a marre et ne rien proposer. Chaque parole se vaut. Qui viendra hiérarchiser ? Qui viendra freiner les paroles qui ne parlent pas au nom de l’intérêt général ? Qui établira un ordre du jour pour faire de l’agora autre chose qu’un défouloir ?

Dans les récents mouvements, on refuse de distribuer des rôles. Ou si on le fait, il faut « que ça tourne ». On revient à un agrégat d’individus qui s’interchangent, refusant ainsi de reconnaître la singularité de l’apport de chacun qui pourrait être mis eu service du collectif.

Cette obsession de l’horizontalité absolue, couplée avec les modes de communication actuels où le débat et les prises de décision sont soumis à l’instantanéité du fil de conversation en ligne, rend les mouvements sociaux flous et ouverts à ceux qui souhaitent en faire un terrain de jeu pour leur propre déchaînement de violence et d’idéologie. La facilité à faire partie de ces mouvements, en mettant un gilet jaune ou en rejoignant un groupe sur réseau social, laisse la porte ouverte à toutes les dérives.

Le mythe de l’horizontalité absolue est la réponse absurde à l’absurdité de la verticalité de notre système actuel. Aucune espèce animale ne vit sans une forme de répartition des rôles, ni aucune société. Répartir des rôles, s’organiser, établir des priorités, c’est reconnaître qu’une personne est douée pour parler, une autre pour organiser, une autre pour résumer et transmettre, une autre pour agir, une autre pour atténuer les tensions, une autre pour prendre du recul. Distribuer des rôles, c’est se faire confiance. Et partout en France, ce qui règne, c’est la méfiance.

Réinventer une représentation

La crise de la représentation est profonde et légitime. Mais comme souvent en France, nous savons ce que nous refusons, mais nous ne savons pas ce que nous voulons. Nous dépensons une énergie belle, inventive et tenace, à dénoncer les problèmes, plutôt qu’à proposer des alternatives. Il y aurait d’un côté les crève-la-faim, les gens en colère, et de l’autre, les bobos écolos gentils bisounours qui auraient le luxe de s’inventer un monde alternatif. Et le « positivisme » des uns serait ne pas reconnaître la souffrance des autres. Chacun reste dans son monde.

Pourtant, nous souffrons tous du même mal et nous cherchons tous le même horizon. Le besoin d’alternative naît du constat de l’échec des institutions actueles et du projet de société limité à la consommation. Quand on se sent dépossédé, que la colère monte, nous avons le choix entre nous enliser dedans et réclamer, au sein du système actuel, que l’homme providentiel et « ceux de là-haut » puissent tout résoudre, ou bien nous nous incluons dans cette remise en question et nous envisageons, à toutes les échelles de la société, la nécessité d’un changement. Travailler à proposer des alternatives demande un souffle de coureur de fond, et une capacité à encaisser les frustrations. C’est prendre du recul, opérer des synthèses, prendre en compte différents points de vue, faire bouger sans cesse son angle de vue, accepter de regarder autrement ce qu’on croyait être une évidence.

Il est urgent de réinventer une autre forme de représentation. Pour cela, la ZAD et Nuit Debout furent des terrains d’expérimentation remarquables. Il en existe bien d’autres, qui sont expérimentés chaque jour dans notre pays. Encore faudrait-il aller les voir et s’organiser pour les étendre.

Entre la verticalité rigide de nos institutions et l’horizontalité absolue qui refuse toute organisation, il y a un espace pour inventer autre chose. À condition qu’on veuille bien sortir des oppositions binaires. Ce n’est pas la colère ou la proposition. Ce n’est pas l’appel aux gens de là-haut ou le travail sur le terrain à l’échelle individuelle. Le changement auquel nous aspirons mérite mieux que cela.


Sarah Roubato a publié :

 Partout en France et ailleurs, ils sont sur le point d’avoir trente ans. Une foule d’anonymes qui cherchent à habiter le monde ou à le fuir, à dessiner leurs rêves ou à s’en détourner. Au cœur du tumulte, ils s’interrogent, se font violence et ce sont leurs voix que l’on entend se déployer 

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Une jeune femme écrit à un adolescent et lui propose d’envisager son avenir avec un autre regard que celui qu’on lui a appris, pour faire face à un monde qui change et qu’il va devoir réinventer. Une lettre qui résonne à tout âge pour ceux qui ont eu envie de quitter les chemins tout tracés et à qui on a dit que c’était impossible.

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Un recueil de lettres adressées à toutes celles et ceux, même s’ils ne peuvent pas répondre, qui peuplent la solitude d’une jeune femme éprise de la beauté du monde. Comment la dire, comment la préserver, comment y participer, alors que des forces contraires – l’hyperconsommation, les renoncements politiques, l’ambivalence du progrès technologique – nous isolent toujours plus les uns des autres ?

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