La monoculture de l’amour

J’ai l’âme lourde encore d’amour inexprimée.

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand

 

C’est le thème éternel des chansons et des films. Celui dont personne ne semble se lasser. Celui auquel tous les films biographiques ramènent la vie des Ray Charles, Frida Kahlo, Edith Piaf, etc. Celui que les chansons de rue, les chansons de concert, les chansons de radio, les chansons à la mode et les chansons mal vieillies, les clips des stars et les vidéos d’inconnus dans leurs chambres, mâchent et rabâchent. L’Amour. L’amour du couple, l’amour des amants, l’amour des amoureux.

Il serait malséant de s’en plaindre. Malvenu de demander aux artistes : n’avez-vous donc rien d’autre à raconter ? Ne trouvez-vous pas que notre temps est assez riche en choses inexprimées, pour que chacun, en creusant le sol, y trouve plus de trésors qu’il ne pourra exprimer dans sa vie.




La relation d’un maître à son élève, d’un coach à son apprenti, n’est-ce pas là de l’amour ? Quand celui qui est au-devant – c’est ainsi que se dit professeur en japonais et qu’il se pratique dans les arts martiaux – voit les potentiels de l’apprenti, tout ce qui est encore vert, maladroit, et qu’il va canaliser, orienter, aider à s’épanouir. L’élève qui se cherche, se livre, résiste et explose devant celui en qui il a une totale confiance. Grâce à lui, le maître intègre la chaîne de ceux qui passent. N’est-ce pas là de l’amour ?

Le maître et son élève, «Entrée des artistes», 1938

Quand une jeune fille aide une vieille femme à monter ses paquets, à atteindre le haut du placard, quand elle s’assoit près d’elle et l’écoute parler d’un autre temps, quand elle accueille l’enfant qui rit au fond des yeux ridés. Quand l’aînée retrouve quelque chose de la femme qu’elle a été dans la fraîcheur de la jeune fille. Quand, entre ces deux là qui ne sont ni petite-fille ni grand-mère, le temps devient une caresse qui berce deux âmes soudainement sœurs. N’est-ce pas là de l’amour ?

Quand un commerçant du coin devient le port où l’on fait halte, quand on s’attarde à son comptoir pour entendre des bribes de sa vie. Qu’on y boit le récit de la ville qui change, des temps difficiles où il faut tenir. Quand le commerçant guette le passage de ce plus-que-client fidèle comme un rayon de soleil dans sa journée embrumée. Quand il prend sa retraite et que soudain, on se rend compte qu’il manquera quelque chose sans lui, car il faisait partie de notre paysage, comme le vieux chêne à la fenêtre, comme la tour de Notre-Dame derrière la baie vitrée de certains cafés. N’est-ce pas quand même de l’amour ?

«Le vieil homme et l’enfant» 1966

Quand on voit un enfant grandir sans être de sa famille, que l’on devient un pilier dans sa vie. Un complice, un cadre, un référent. Recueillir ses petits pas incertains quand il est encore bébé, ses rires impudiques quand il est petit enfant, ses révoltes quand il est adolescent. Broder avec lui un bout d’imaginaire, s’autoriser le délire, réapprendre à s’émerveiller, se révolter de la connerie des adultes. N’est-ce pas là aussi de l’amour ?

Avoir un voisin chez qui l’on entre sans frapper, pour emprunter un outil ou prendre un conseil. Quelqu’un avec qui partager la connaissance d’un flanc de montagne, d’un coteau, d’un quartier. Qui nous permet de sortir la deuxième assiette et d’oser cuisiner ces plats qui ne se mangent jamais seuls. Celui à qui l’on pense quand on voyage et qu’on se dit qu’on ramènera une bouteille. Qui nous laisse tranquille quand on a besoin d’être seul et qui est là quand on a besoin de ne pas se sentir seul. N’est-ce pas là de l’amour ?

 

«La fille sur le pont», 1999

 

Et le complice de scène ou d’aventure, celui avec qui on a frôlé l’éternité, compagnon de plongée, de vol, d’escalade, de spectacle. Celui qui nous comprend sans mot, que l’on désire sans sexe, qu’on entend d’un geste et qu’on touche du bout des yeux. Celui qui n’a pas eu besoin de clé pour visiter notre âme. Si cela n’est pas de l’amour…

Et ceux dont on fait des monuments culturels, dont les mots, les musiques et les œuvres dialoguent avec nous dans les moments les plus intenses de nos vie, et qui bien souvent, nous la sauvent. Eux qui vivent à travers nous en nous et tout autour de nous. Ne les aimons-nous pas ?

Mais alors je devrais aussi parler de l’amour pour son pays, pour un coin de terre, pour un quartier, pour un arbre, pour un animal. L’amour pour son instrument de musique ou pour une vieille maison qui nous a vu grandir.

«La belle équipe» 1936

Et si je devais parler ici de l’amitié je dirais qu’elle est une des plus belles formes de l’amour, et qu’elle mériterait bien aussi qu’on redécouvre sa richesse. Car elle sait exister bien au-delà de ceux qui partagent sorties activités et voyages, bien au-delà de ceux qui se ressemblent socialement, qui fréquent les mêmes lieux et aiment aller voir les mêmes films. Bien au-delà aussi de ceux qui ont des photos en commun. Ne pourrions-nous entretenir une magnifique amitié avec quelqu’un qui pourrait être notre grand-père, avec un enfant qui pourrait être notre petit frère, avec quelqu’un qui soit éloigné de tout ce que nous connaissons ? Pourrions-nous enfin passer des soirées entières avec un homme si on est une femme, avec une femme si on est un homme, sans se demander si cela ne sera pas « mal interprété », surtout si l’autre est en couple. Mal interprété… quelle bien triste formule pour l’envie d’une épaule où se blottir, d’un rire où se réchauffer, d’une paroi où l’on puisse entendre son propre cri. Quelqu’un qui nous comprend sans avoir rien à prouver.

Les temps sont bien durs pour qui cherche ces formes d’amour. Comme des variétés anciennes de légumes et de fruits, ou comme des coupes de pantalon qui décidément ne se font plus. Pour qui n’est ni de la famille, ni du cercle d’amis du quotidien, ni l’amoureux, il n’y a pas de place. À croire que nous avons même réussi à cultiver la monoculture de l’amour.

Sarah Roubato a publié :

 Partout en France et ailleurs, ils sont sur le point d’avoir trente ans. Une foule d’anonymes qui cherchent à habiter le monde ou à le fuir, à dessiner leurs rêves ou à s’en détourner. Au cœur du tumulte, ils s’interrogent, se font violence et ce sont leurs voix que l’on entend se déployer 

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Une jeune femme écrit à un adolescent et lui propose d’envisager son avenir avec un autre regard que celui qu’on lui a appris, pour faire face à un monde qui change et qu’il va devoir réinventer. Une lettre qui résonne à tout âge pour ceux qui ont eu envie de quitter les chemins tout tracés et à qui on a dit que c’était impossible.

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livre sarah

Un recueil de lettres adressées à toutes celles et ceux, même s’ils ne peuvent pas répondre, qui peuplent la solitude d’une jeune femme éprise de la beauté du monde. Comment la dire, comment la préserver, comment y participer, alors que des forces contraires – l’hyperconsommation, les renoncements politiques, l’ambivalence du progrès technologique – nous isolent toujours plus les uns des autres ?

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