Le droit à la colère

À la suite d’un post sur Facebook, j’ai eu un échange avec un lecteur qui m’a écrit : « Il y a deux chemins : mettre l’énergie dans ta frustration ou dans ta créativité ». Cette phrase pleine de bonnes intentions en dit long sur notre époque. Dans les pensées du développement personnel si en vogue aujourd’hui, on tente – et c’est légitime – de trouver une réponse au mal-être ambiant. Certaines émotions sont considérées comme négatives. Parmi elles, la colère, qu’on associe aux frustrations, à la violence et à l’expression d’une souffrance. Mais prenons le temps de nous éloigner de cette vision manichéenne pour considérer que parmi les œuvres les plus nobles du genre humain, la colère a pu jouer un certain rôle.

Je prétends moi qu’il est une colère généreuse. Brel disait : « Quand on n’est pas en colère c’est qu’on est tout seul. » Il ne parlait pas de la colère qui trépigne comme un enfant insatisfait devant la résistance du monde à son désir. Il parlait d’une colère plus profonde, celle des révoltes et de l’indignation devant des injustices. « Quand on est choqué par la vie », disait-il. Quand on ne peut pas passer son chemin.

On est en colère quand on souhaite autre chose pour l’humanité et pour le monde, qu’on veut le secouer et faire voir d’autres possibles. Alors on se bat, on s’écorche parfois, et on n’est pas nécessairement heureux. Je ne suis pas sûre que Mandela, Luther King, Voltaire, Hugo, Dian Fossey ou Baldwin auraient souhaité qu’on leur retire leur juste et sage colère.

Mon quotidien est jonché d’annulations, de retournements de paroles, de désengagements. La colère qui m’habite alors ne me ronge pas, elle ne me rend pas aigrie contre les autres. Elle ne m’empêche pas de m’émerveiller ni de créer. Elle m’accompagne, comme la peur avant d’entrer en scène, comme l’insatisfaction qui me fait regarder toujours plus loin s’il n’y a pas une autre manière de faire, et qui est le moteur de la créativité.

Bien entendu, une telle philosophie n’est pas celle de la recherche du bonheur. Ceux qui ressentent le besoin de tenter de changer un peu le monde savent qu’ils y abîmeront leur tranquillité et peut-être leur chance de bonheur. Mais rassurez-vous, ils sont en paix avec eux-mêmes. Ils se sentent à leur place, investis de quelque chose qui les dépasse. Si la quête du bonheur signifie cultiver son petit jardin et fermer les yeux aux injustices qui demandent des défenseurs, on ne peut que souhaiter que certains renoncent à ce bonheur.

Je réclame un droit à la colère comme d’autres réclament un droit au bonheur. Reste à ne pas faire de cette colère le seul étendard de son combat, ni la seule fin. La colère est l’un des vents qui peut pousser notre barque vers un monde de compréhension et de respect du vivant, d’écoute et de partage. Qu’importe que ce monde existe, ou que nous puissions le faire exister. Je ne vois pas d’autre raison d’être en vie que de tendre vers lui.

 

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