Le droit de ne pas aspirer au bonheur

Il tourna dans l’eau comme une roue, il dressa le cou et le tendit en l’air vers les cygnes voyageurs, et poussa un cri si perçant et si singulier qu’il se fit peur à lui-même. Il lui était impossible d’oublier ces oiseaux magnifiques et heureux (…) Il n’en était pas jaloux ; car comment aurait-il pu avoir l’idée de souhaiter pour lui-même une grâce si parfaite ?

Hans Christian Andersen, Le vilain petit canard

Cela peut paraître stupide, et même hérétique. Car aujourd’hui, du moins dans les pays où nous n’avons pas à passer nos journées à nous demander si nous allons pouvoir manger, boire, échapper à des hommes armés ou sortir vivant du fond d’une mine, nous poursuivons tous l’idéal de bonheur personnel. C’est un credo, une évidence, qu’il semble ridicule d’interroger. 

 Pourtant, la notion de bonheur individuel est toute récente dans l’histoire de l’humanité. Elle date du 18ème siècle, et a été salutaire pour émanciper l’individu, qui jusque là devait assurer son salut et travailler à celui du royaume. Au Moyen-Âge, des vertus comme l’humilité, la bravoure, la courtoisie, étaient l’idéal d’une vie de chevalier. On retrouve à vrai dire dans beaucoup de cultures et de sociétés, d’autres idéaux que celui du bonheur : l’honneur chez les Samouraï par exemple,  l’harmonie dans le shintoïsme, l’éveil chez les Bouddhistes. 

 On pourrait se dire que ces mots ne sont que d’autres manières d’exprimer le bonheur. Ce n’est pas le cas. Bien des langues n’ont pas de mot pour « bonheur » tout simplement parce que ce n’est pas un idéal de vie. « Bonheur » dans le sens de la satisfaction et de jouissance, que ce soit celle de bien matériels, de la compagnie des autres, de l’amour partagé, de l’épanouissement professionnel. Mais je me demande parfois si ce nouveau credo ne fait pas peser sur certaines personnes un nouveau carcan.  

Le bonheur entre les gouttes

« Êtes-vous heureux ?
– Entre les gouttes. Le bonheur est un état d’inconscience. »

Cet aveu de Nicolas Hulot nous invite à nous interroger. Certaines vies sont toutes entières dirigées  – et d’une certaine manière confisquées – par une cause, un combat, une mission, qui dépasse les personnes qui les portent et s’en trouvent investies. Souvent ces personnes ont un état de conscience des déséquilibres du monde très poussé, qui ne permet pas bien évidemment de jouir du bonheur. Comme Nicolas Hulot le décrit, on s’aménage des moments heureux – on admire un paysage, on joue de la musique, on passe un bon moment avec des gens qu’on aime – mais on n’est pas à la recherche d’un bonheur individuel à conquérir. L’état de bien-être que notre notion occidentale de bonheur nous amène à diriger sur nous, on le trouve dans la contemplation d’une réparation que l’on fait d’un déséquilibre du monde : dans le sourire d’un misérable dont on allège la souffrance, dans la naissance d’animaux menacés de disparition, dans la force que certains acquièrent en lisant ou en écoutant ce que l’on crée. 

Certains disent qu’on est courageux. Je ne crois pas. Simplement, nous n’avons pas le choix : nous sommes ainsi faits. Nous nous devons à la vérité de ce qui nous traverse, tellement elle est puissante. Ce qui est prioritaire pour la plupart de nos contemporains devient non pas ignoré, mais secondaire : le succès, le repos, les plaisirs entre amis, la sécurité financière et matérielle. Nous n’allons pas nous empêcher de faire quelque chose parce que nous n’en n’avons pas les moyens. Le confort matériel, la vie affective, le repos, la santé parfois, passent toujours après. Nous réévaluons leur place au regard de ce devoir de vérité que nous avons envers ce qui nous traverse. 

Scène de lycée : souvenir

Un jour, notre prof de littérature nous demanda qui voulait être écrivain parmi nous. Je n’ai pas levé la main. Il savait pourtant, et tout le monde savait. Il s’est tourné vers moi et devant tout le monde m’a interrogé. « Sarah ? Pourquoi vous ne levez pas la main ? » J’ai répondu : « Je ne veux pas devenir écrivain, je le suis. » Ricanements, soupirs hochements de tête derrière moi, chuchotements : elle pète plus haut que son cul, pour qui elle se prend… Pourtant tout le reste de ma vie m’a confirmé dans cette intuition : je suis écrivain, c’est-à-dire que je suis faite pour exprimer ce qui ne se dit pas, pour mettre des mots sur les cris que les gens et les situations ne poussent pas mais que j’entends. Est-ce que j’arriverai à exister en tant qu’écrivain dans la société, c’est-à-dire à acquérir ce statut social, à en faire un métier dont je vis, à avoir des lecteurs ? Et même est-ce que j’arriverai à écrire ? Ça c’est une autre question. 

Écrivain, c’est mon geste au monde. Écrire pour contribuer à un idéal de justice et de vérité. Pour donner à voir le monde tel qu’il devrait être, tel qu’il pourrait être, si on s’y mettait. Secouer les certitudes qui nous enferment et proposer d’autres manières de voir et d’entendre le monde qui nous entoure. 

Créer pour réparer le monde

On a beaucoup écrit déjà sur l’insatisfaction perpétuelle des artistes. Mais il ne s’agit pas de la figure du poète maudit. Il s’agit de l’acte même de l’art : car il est absolument anti-naturel d’écrire ou de donner forme à ce qui n’en n’a pas. Quand on est heureux, on vit ce moment, on n’a pas besoin de l’exprimer, puisqu’il s’exprime à nous. On écrit pour réparer le réel. « On raconte ce que l’on rate », disait Brel. Chanter dans cet esprit là, ce n’est pas chanter ce qui nous passe par la tête, pour se vider ou se faire du bien, c’est chanter pour faire du bien aux gens, pour les réveiller, les secouer, les apaiser, leur redonner de l’énergie. Pour dire ce qui n’a pas été, ce qui aurait pu être, ce qui pourrait être aussi. Dans tous les cas, on trempe la plume dans la plaie toujours à vif qui sépare ce qui est de ce qui pourrait être.

Le bonheur entre parenthèses

Un autre jour dans cette même classe au lycée, le prof nous demande « Pourquoi écrire ? ». Et moi de répondre : « Je n’écris pas parce que ça me fait du bien ou parce que j’aime ça. J’écris parce que je le dois. C’est une obligation. » Si je consacrais mes journées à me faire du bien, je les passerais à marcher dans la forêt et dans la montagne, à jouer du piano et de la guitare, à méditer, à danser, à pratiquer des arts martiaux, à lire, à apprendre l’harmonica. 

Si je pouvais introduire l’écriture dans cet emploi du temps idéal, et la pratiquer pour qu’elle me soit si ce n’est agréable, du moins pas aliénante, j’écrirais uniquement sur papier, sans me soucier de comment acheminer le texte… jusqu’à vous, chers lecteurs. Car dans notre belle époque, moi créateur, je dois me charger de toute la communication et la diffusion de mon travail. Cela veut dire gérer des sites, trouver des images, hasthaguer, publier sur les réseaux sociaux, etc. J’aurais mieux aimé vivre à une époque où le créateur ne fait que créer et remet à d’autres le travail de la diffusion. J’aurais préféré fatiguer mon poignet à écrire des manuscrits – ce que je fais déjà mais à 10% de ce que je pourrais faire – qu’à fatiguer mes yeux à être devant un écran. 

Je n’irai pas me réfugier dans la posture de l’écrivain incompris né à la mauvaise époque qui maudit la technologie. Je me soumets au principe de réalité. Car il faut être efficace. Et ce faisant, chaque jour de ma vie, je me renie. Chaque jour, je triche avec une part de moi, pour tenter d’être vraie avec une autre. Je cours après cette urgence qui prend de plus en plus de place à mesure que ma vie se déplie et que je découvre tout ce qu’il y a à réparer dans ce satané monde. Car voilà le paradoxe apparent : c’est bien parce que nous sommes farouchement ancrés dans la vie, de plein pied et de pleine âme dedans, submergés par les offenses qu’on lui fait, que nous éprouvons le besoin irrépressible de tenter de le soigner, avec les outils que chacun possède. Mais ce faisant, on s’accorde peu de place pour en jouir. Nicolas Hulot accepte un ministère et s’y casse les reins, d’autres passent leur vie à couvrir des sites de guerre, d’autres passent leur journée devant à écran à tenter de dire le monde. Bien sûr on s’accorde des moments de respiration, sinon on ne pourrait pas tenir. Pour ne pas se couper de cette vie qu’on défend, pour ne pas perdre de vue la beauté du monde et le précieux des rencontres. Ce n’est pas qu’on renonce ou qu’on mène une vie d’ascète. C’est juste que, si un texte se pointe alors qu’on allait partir en promenade, et bien on ne sort pas. Le soleil sera encore là demain, mais le texte, lui, sera parti. 

C’est aussi ce qui fait qu’on tient, fasse à la bêtise, à la lâcheté, à l’inconstance des humains, à tout ce qui fait mal, à tous les trains qui nous passent devant et décrètent qu’il n’y a pas de place à bord pour nous. Ce qui fait qu’on se relève, qu’on prend son baluchon et qu’on marche, c’est cette chose qui nous dépasse. On ne se referme pas, on ne s’isole pas, mais « on a le cuir épais » comme dit encore Nicolas Hulot. On n’a pas le luxe d’agir pour soi. Alors, quand le bonheur se pointe, on le prend, et même on lui saute dessus, parce qu’on en a soif. Je n’ai rencontré le bonheur que dans des mouchoirs du temps, dans des moments suspendus, des parenthèses que certaines personnes magnifiques m’ont accordées, mais qui ne se sont jamais dépliées. Parce qu’ils n’ont pas le temps, ou pas la volonté, ou juste parce que je n’arrive pas au bon moment dans leurs vies. 

Peut-être un jour, quand la dernière porte se sera fermée et que je n’aurai plus la force d’aller frapper à la suivante, je prendrai le temps de jouir de ce qu’il reste de la beauté du monde. En attendant, je le fais dans les insterstices de ce que les urgences m’autorisent. 

Mais certains soirs, on ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel et de se demander s’il n’y aurait pas, quelque part, un petit paquet d’étoiles pour soi. Qu’on puisse avoir une petite part de ce bonheur que les autres construisent, avec des lignes bien définies entre le travail et la vie privée, qui permette de consacrer du temps à construire ces relations d’amitié, d’amour, de famille, de s’inventer une tribu, des gens avec qui on part en voyage, on partage des repas, des sorties, qui appellent juste pour prendre des nouvelles. La vie normale quoi. Et c’est là qu’est le danger de présenter le bonheur – ce bonheur – comme l’idéal absolu pour tous : car ceux dont le sens de la vie se situe ailleurs pour bien finir par croire qu’ils se trompent.

Que quelque chose a changé pendant que nous passions

Il ne s’agit pas de dire qu’il existe une race à part d’individus prêts à se sacrifier pour le bien du monde et d’autres égoïstes qui ne pensent qu’à leur petit bonheur. Par pitié évitons les schémas binaires et simplistes. Il s’agit simplement de dire que ce qui fait le sens d’une vie, son accomplissement, le sentiment quand on se retourne que ça aura valu la peine, ne saurait être réduit à un seul concept, fut-il le mieux intentionné du monde. Et puis, le bonheur, ça prend du temps à construire. Le combat pour une cause aussi. Et il n’y a toujours que vingt-quatre heures dans une journée. 

Il est très difficile de concevoir un autre idéal que celui qu’une époque, une culture, un système de pensée, des siècles d’histoire, ont produit. Nous sommes la queue de comète de cette belle poussée de l’individu qui a mis des siècles à s’émanciper. Car nous avons réussi à devenir esclaves d’un système qui nous vend le mythe de l’éternelle jouissance de biens. Et nous le cherchons toujours, cet idéal de bonheur individuel. À tel point que nous avons du mal à concevoir qu’il existe un état de jouissance et de bonheur à participer à quelque chose de plus grand que soi, à y apporter sa sueur, son travail, son dévouement. On ne peut l’envisager  que comme un sacrifice. Pourtant ils existent, ces instants où on se dit : « C’est bien. Ce que j’ai fait là, fait du bien. Je suis à ma place. » Et à ce moment-là notre vie pourrait s’arrêter, si on avait le temps de se retourner on se dirait qu’elle aura valu la peine. 


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