Unanswered letters

Je ne suis pas partie remplie du rêve américain. Pourtant, c’est vrai, ça soulage, ces gens sympathiques, de bonne humeur, où tout le monde se tutoie et tout le monde est gentil. Seulement au bout d’un moment, on se rend compte que cette gentillesse ne sert pas partout la générosité, la compréhension, l’entraide. Elle est une fin en soi, une façade à maintenir. Elle isole les individus au lieu de les réunir, parce que l’usage qu’ils en font les exempte de se confier, de s’exposer, de se mettre à nu.

J’ai séjourné chez des gens qui n’étaient pas hospitaliers. Mais gentils. J’ai participé à des conversations qui s’arrêtaient dès que le débat commençait, car on disait gentiment : « C’est bien, on a tous des opinions différentes ». J’ai fait des rencontres avec des gens extraordinaires qui disparaissent le lendemain, sans raison. Et gentiment. J’ai été emportée par l’enthousiasme de personnes devant un projet à mener ensemble, qui quelques jours après, changeaient d’avis, le sourire aux lèvres. J’ai vu des amitiés n’être que la consommation commune de la fête.

Je n’ai rien à apporter pour démontrer qu’il y aurait, derrière ces clichés et ces vues d’ensemble, une vérité, dont la valeur dépasserait celle de mon expérience personnelle. Autre chose que « Chacun son expérience ». Une vérité sur la culture nord-américaine. Bien sûr que chaque individu est différent, bien sûr on trouve des gens superficiels partout. Bien sûr que la gentillesse est une qualité partagée sur la terre entière, et qu’elle est nécessaire. Seulement l’usage qu’on en fait se situe par rapport à une norme sociale. Dans beaucoup de pays africains, par exemple, la gentillesse est très liée à l’obligation d’hospitalité. Toute personne respectable se doit d’accueillir convenablement n’importe qui. On pourra dire qu’elle est superficielle, cette gentillesse. Elle me gêne moins que celle qui sert à ne pas s’exposer.

Les qualités humaines sont universelles, mais l’usage que chaque individu en fait se situe par rapport à des normes culturelles. Ce sont ces normes que les pays, les religions et les peuples fabriquent. On peut s’en détacher, les remodeler à notre manière ou les accepter. Elles forment un éventail de possibilités. Et ce sont bien tes possibles, chère Europe, qui m’ont façonnées, et qui me manquent. Ce que tu peux offrir. Ce que tu ne dois pas perdre.

Ta fidèle, de l’autre côté de l’Atlantique

signature Sarah NB

Unanswered letters

Europe,

Tu sais, je te dis tu, mais je pourrais te dire vous. Ceux qui ont voulu faire de toi un espace de pur échange économique ont eu peur de tes multiples cultures. Ils ont fait des billets de banque sans aucune référence nationale. Porutant Mozart, Goethe, Hugo, Tchaikovsky, Chopin, Churchill, Einstein, Da Vinci appartiennent à tous les Européens.

Ce n’est pas parce que je m’adresse à l’Europe que j’ignore la force de l’identité de chacun de tes enfants – ou plutôt de tes parents. Au contraire. Ici au Canada, être canadien ne signifie pas grand-chose pour les gens. C’est être nord-américain sans être états-unien, c’est être québécois sans avoir un pays.

Dans les livres d’histoire, être Européen c’est être sujet d’un empire, c’est participer aux grandes découvertes des siècles derniers. Ça n’est pas à cette Europe des idées et des guerres que je parle, à cette civilisation qui est peut-être déjà morte. C’est à toi, fille de chair et de pierre, de rues tordues, de petits villages escarpés, de clochers d’églises, de quais de gare avec trois personnes qui attendent, de campagnes où en une journée de marche on peut passer devant un marécage, une forêt, un champ, un village, une petite ville. Tu es cette expérience très physique qui résiste aux mots et que seuls mes sens, agressés dans les villes nord américaines ou perdus dans l’immensité de sa nature, me rappellent. Chez toi l’infini se cache dans le petit.

signature Sarah NB

Unanswered letters

Chère Europe,

Contente de te retrouver. D’ailleurs, sais-tu où je t’ai retrouvée ? Dans les rues interminables de l’Amérique du Nord. C’était il y a quelques semaines. Je visitais Toronto : cinquième plus grande ville en Amérique du Nord, centre économique du Canada, ville la plus cosmopolite du monde. J’ai voulu m’y perdre, puisque c’est comme ça que je rencontre une ville. Et je n’ai pas réussi. J’ai tout reconnu : les rues résidentielles perpendiculaires, les grandes artères commerçantes, le downtown financier avec ses tours de béton, le China Town lumineux et la Petite Italie fleurie. J’ai aussi vu des villes entières où marcher n’est tellement pas la norme qu’il faut appuyer sur un bouton spécial pour déclencher le signal piéton pour traverser.

J’ai marché dans des rues où pendant des demi heures entières je n’ai passé que deux types de commerces : des fast foods et des boutiques de vêtement. Les enseignes lumineuses agressaient mon œil en permanence. Oh je sais bien que toi aussi tu t’es laissée séduire par tout ça. Qu’à Paris, à Berlin ou à Amsterdam, on n’en manque pas. Seulement dans tes villes, on trouve encore assez de librairies, de galeries, de petits théâtres et cinémas, de magasins de petits métiers, pour offrir d’autres choses. Dans tes métros, on voit encore les gens lire.

Tes villes nous offrent aussi quelque chose qui n’existe pas ici : une invitation à déambuler. Tourner à un coin de rue, s’enfoncer dans le passage, atterrir sur une petite place. Se laisser surprendre, ne plus savoir dans quel quartier on est. Et pourtant, retrouver le chemin, par un instinct mystérieux qui fait qu’on s’y retrouve quand même, de Venise à Bruxelles, de Cracovie à Séville. Ici, dans la droiture des rues, il n’y a pas de place pour l’instinct. Ici je marche pour aller quelque part. Et c’est finalement là que je t’ai retrouvée.

À très vite

signature Sarah NB

Unanswered letters

Ma chère Europe,

Je ne pensais pas t’écrire un jour. À vrai dire je n’étais même pas sûre que tu existes. Je l’ai appris en vivant depuis dix ans de l’autre côté de l’Atlantique. Ici tu me manques. Donc tu existes.

Ce n’est rien de très concret qui me manque. Bien sûr parfois, c’est le goût d’un fruit ou d’un plat, mais ces petits choses deviennent des caprices. L’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas non plus la nostalgie du chez soi que vivent les immigrés. Moi me sens chez moi là où je peux créer.

Ce qui me manque, c’est toi loin du drapeau, loin des bureaucrates de Bruxelles.
Loin de la machine économique qui étouffe les peuples et engraisse les industriels.
Toi dans un autre portrait de famille que celui qu’on nous tire aujourd’hui :
le couple alpha France-Allemagne qui se tiennent la main,
un coup pour une accolade, un coup pour un bras de fer. Et assis devant, les enfants fainéants de la Méditerranée. Derrière, les adolescents traine-patins de l’est. Au fond, impeccables, les modèles scandinaves. Et de côté, un peu à l’écart, avec seulement un pied dans le portrait, l’île qui ne fait jamais rien comme les autres.

J’écris aujourd’hui à une Europe qui pourrait faire rêver, et pas seulement les pauvres et les réfugiés. Si tu as un moment, ma chère Europe, replie ton drapeau, range tes dossiers, et viens t’asseoir un moment. Que je retrouve un peu de quoi tu es faite.

À demain

signature Sarah NB

Unanswered letters

Lundi 4 août 2015

Monsieur Leackey,

Je ne vous connais pas aussi bien que d’autres dont j’ai lu les écrits. Je ne pourrai pas dire précisément à quelle découverte archéologique et paléontologique vous avez contribué. Je ne saurais pas non plus dire si vous étiez un vrai scientifique ou un communiquant qui récoltait les éloges et les critiques pour le travail de votre femme.

Ce que je sais, c’est que vous avez su faire d’une intuition d’enfant la recherche de toute une vie. L’intuition d’une origine africaine de l’humanité, que vous avez dû défendre contre des certitudes déjà établies. Vous savez, quand l’état du monde est décrété et suivi par une majorité. Quand on nous dit : « Demain 90% des vidéos seront visionnées sur des téléphones. Demain nos maisons seront hyper-connectées. Demain tout le monde sera connecté sans fil ». L’ordre du monde aujourd’hui est d’aimer toute nouveauté technologique qui nous permet d’aller plus vite, de s’amuser dans le bruit qui perce les tympans et de collectionner des loisirs pour se bâtir un bonheur. On nous dit que c’est la libération de l’individu.

Savez-vous que ce qui était une banalité il y a encore un siècle est aujourd’hui un luxe ? Vivre en voyant le ciel changer, vivre là où le bruit d’une voiture n’est pas la norme, trouver un lieu ouvert le soir où l’on puisse parler et s’entendre, pouvoir marcher dans la rue sans être incité à la consommation. Passer la plupart de son temps loin d’un écran. Oublier l’existence de son téléphone comme on oublie celle de sa machine à laver. Aspirer à tout ça, Dr. Leackey, c’est être ‘réac’. Seulement moi j’y aspire… et je n’ai pas trente ans.

signature Sarah NB