Lettres sans réponse

Jeudi 7 août 2015

Aujourd’hui, je ne vois que des jeunes qui se démènent pour faire leurs projets tous seuls. Je ne vois pas quel aîné leur fait confiance. Qui enverrait un jeune qui n’a jamais fait de reportage couvrir un sujet difficile, avec son regard neuf ? Quelle maison de disque prendra encore une maquette mal faite, encore inachevée, pour ce qu’elle pourrait devenir entre leurs mains ? Quel journal prendra l’article d’un anonyme parce que l’article est bon, seulement pour ça ?

Alors nous en sommes réduits à demander aux lecteurs, au public que nous n’avons pas encore, de nous aider. Et c’est ainsi que naissent les financements participatifs. On demande au gens de payer en avance un produit qu’ils n’ont pas encore vus ou lus, sur la seule base de leur confiance en notre potentiel. Ce sont eux, les passeurs d’aujourd’hui. Mais eux n’ont pas les accès aux bourses, aux terrains. Il nous faut inventer de nouvelles structures et de nouveaux métiers.

Derrière l’écran d’ordinateur, on gère sa campagne de financement. On reste farouchement seul. Si on lâche personne ne viendra nous pousser. Un mentor c’est aussi une présence rassurante, on sait qu’il est là, qu’il nous encouragera, nous bousculera s’il le faut, et on le traitera de vieux con, et il nous prendra la main et nous aidera à nous relever. On se sent fier d’avoir su intéresser quelqu’un qui est reconnu dans son domaine. C’est autre chose que les dons de l’entourage, qui nous encouragerait quoiqu’on fasse.

Je voulais donc, Dr. Leackey, dire merci au passeur que vous avez été, en espérant que d’autres suivront votre exemple et aideront ceux qui auront eu la chance de les rencontrer au bon moment. Pour les autres…

C’est peut-être Mozart

Le gosse qui tambourine

Des deux mains sur le bazar

Des batteries de cuisine

Jamais on ne saura

L’autocar du collège

Passe pas par Opéra

Râpé pour le solfège

Jamais on ne saura

Pauvres flocons de neige

Pour un bon dieu qui naît

Cent millions font cortège

Allain Leprest, « C’est peut-être »

signature Sarah NB

Lettres sans réponse

Cher Dr Leackey,

Je vous vois déjà sourire devant cette lettre. La jeunesse est toujours impatiente. Vous devez penser que je suis bien vite à me décourager devant les difficultés, vous qui en avez connu tout au long de votre vie, jusqu’à être exclu de la communauté scientifique.

Si les difficultés ne sont d’aucune époque, celle-ci manque cruellement d’une chose que je retrouve en lisant le parcours d’artistes ou de scientifiques des siècles passés. Ce sont les passeurs, ceux sans qui les plus grands artistes et chercheurs de notre histoire n’auraient pas vus le jour. Voyez-vous, Docteur Leackey, si j’ai décidé de vous écrire c’est d’abord parce que vous avez été l’un des plus marquants et des plus audacieux passeurs. Jane Goodall vient vous voir, sans diplôme, sans formation académique, sans avoir jamais étudié les grands singes. Vous l’envoyez étudier les chimpanzés. Elle en est aujourd’hui l’une des plus grandes spécialistes et certainement leur plus célèbre protectrice. Comme vous, elle ne s’est pas cantonnée à les étudier, elle les a protégé et elle a surtout compris que leur protection passait par celle des humains qui vivent près d’eux. Vous aviez l’intuition que les femmes seraient de meilleures observatrices que les hommes, et qu’elles pourraient développer de nouvelles méthodes d’observation à long terme. Jane Goodall a été la première à observer la fabrication d’outils chez les chimpanzés.

Quelques années après Jane Goodall, Dian Fossey vient vous trouver avec des photographies de gorilles des montagnes. Elle aussi sans diplôme – et assez culotée pour vous montrer des photos qui n’étaient en fait pas d’elle. Et vous l’envoyez au Congo. Avez-vous eu l’intuition que son engagement serait total ? Voilà ce qu’est un passeur : quelqu’un qui sait voir le potentiel chez un jeune, au-delà du CV, qui sait donner sa chance au courage et à l’audace. Qui se souvient peut-être du temps où lui aussi cherchait sa chance. Et la troisième, Birute Galdikas, avant qui on ne connaissait presque rien des orang-outans et y dédie toujours sa vie, négligeant parfois les lois.

leakeys-angels

« Leackey’s angels », comme on les appelle. Trois personnes exceptionnelles avec une détermination et une force de travail hors norme, une capacité à se donner entièrement à leur travail. Et pourtant sans vous, elles n’auraient pas été les pionnières de cette audacieuse méthode d’observation directe des grands singes sur des décennies. Elles avaient les capacités, la disponibilité, un instinct de l’observation, une force de travail et une conviction, mais c’est vous qui leur avez permis de les faire éclore. Comme des Denise Glaser ou des Jacques Canetti ont tiré des Barbara, des Brel, des Brassens et bien d’autres de leurs cabarets de la rive gauche, d’où d’autres ne sont jamais sortis.

signature Sarah NB

Lettres sans réponse

Mardi 4 août 2015

Docteur Leackey,

Je crois qu’on atterrit accidentellement dans un métier, une pratique artistique ou une discipline scientifique. Ce qu’on y fait, ce qu’on y cherche, ce qu’on combat, c’est ça qui nous appartient. On le fera dans n’importe quel domaine. Ailleurs mais pas autrement.

Ainsi si vous n’étiez pas né au Kenya dans ce laboratoire archéologique, peut-être auriez vous été autre chose. La quête de l’origine, vous l’auriez pratiqué en étant pasteur, linguiste ou biologiste.

Voilà pourquoi j’aimerais qu’on ne demande ce que je cherche, ce que je combats, ce que je défends. Plutôt que de me demander si je suis anthropologue, écrivain, journaliste ou artiste.

Qu’on me demande mon rythme. Vous savez, chacun a un rythme de vie dans lequel il s’épanouit. Certains ont besoin de régularité et de repères, certains virevoltent et d’autres foncent. Certains errent sans cesse et ne s’ancrent nulle part. Et puis d’autres font des va-et-vient. C’est ça, je crois, qui m’a avant tout séduit dans l’anthropologie : d’abord avoir une intuition, une curiosité, puis lire et se documenter. Partir sur le terrain, revenir, prendre du recul, écrire et repartir. Des expériences totales dans un constant va-et-vient : le terrain, le vécu, l’immersion dans un milieu étranger, le corps qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Une autre langue, des goûts et des couleurs qui chatouillent les sens. Et puis le silence de la chambre, les carnets et les souvenirs, les questions qui trouent la tranquillité.

Bien d’autres métiers permettent de vivre à ce rythme. Les grands reporters, les écrivains voyageurs, les photographes, tous ceux qu’on pourrait aussi appeler des chercheurs. Ils vont sur le terrain chercher quelque chose, et puis ils rentrent dans leur nid et le mettent en mots, en pensée, en calcul, en image.

Trouver le rythme de sa vie… Parce que c’est bien le rythme qui fait qu’une mélodie est une valse, un reggae, un rock ou une fugue. Et tout le reste est littérature. L’histoire qu’on se raconte.

signature Sarah NB

Lettres sans réponse

Lundi 4 août 2015

Monsieur Leackey,

Je ne vous connais pas aussi bien que d’autres dont j’ai lu les écrits. Je ne pourrai pas dire précisément à quelle découverte archéologique et paléontologique vous avez contribué. Je ne saurais pas non plus dire si vous étiez un vrai scientifique ou un communiquant qui récoltait les éloges et les critiques pour le travail de votre femme.

Ce que je sais, c’est que vous avez su faire d’une intuition d’enfant la recherche de toute une vie. L’intuition d’une origine africaine de l’humanité, que vous avez dû défendre contre des certitudes déjà établies. Vous savez, quand l’état du monde est décrété et suivi par une majorité. Quand on nous dit : « Demain 90% des vidéos seront visionnées sur des téléphones. Demain nos maisons seront hyper-connectées. Demain tout le monde sera connecté sans fil ». L’ordre du monde aujourd’hui est d’aimer toute nouveauté technologique qui nous permet d’aller plus vite, de s’amuser dans le bruit qui perce les tympans et de collectionner des loisirs pour se bâtir un bonheur. On nous dit que c’est la libération de l’individu.

Savez-vous que ce qui était une banalité il y a encore un siècle est aujourd’hui un luxe ? Vivre en voyant le ciel changer, vivre là où le bruit d’une voiture n’est pas la norme, trouver un lieu ouvert le soir où l’on puisse parler et s’entendre, pouvoir marcher dans la rue sans être incité à la consommation. Passer la plupart de son temps loin d’un écran. Oublier l’existence de son téléphone comme on oublie celle de sa machine à laver. Aspirer à tout ça, Dr. Leackey, c’est être ‘réac’. Seulement moi j’y aspire… et je n’ai pas trente ans.

signature Sarah NB