"De la scène au quotidien"

mafalda9

Mardi dernier le groupe Ayrad présentait son premier album au Cabaret du Mile End, dans le cadre du Festival du Monde Arabe. L’émotion et l’enthousiasme étaient au rendez-vous autour de ce groupe qui puise dans différents styles musicaux d’Afrique du nord avec de légères influences andalouses et des instruments modernes (clavier, basse). Autour de Ayrad Hamza Abouabdelmajid, cinq musiciens : Annick Beauvais au hautbois, Gabou Lajoie à la basse, Bettil à la batterie, Anit Ghosh au violon et Kattam aux percussions.

Les musiciens ont tour à tour pris la parole pour remercier les contributeurs de cette aventure qu’est la création d’un album. Un album, c’est une succession de choix que l’on fait : choix des chansons, de l’ordre, du lieu où enregistrer, choix du son. Sur scène, ce sont aussi des choix esthétiques, linguistiques qui vont tracer l’avenir d’un groupe et lui permettre de se distinguer et de durer.

 

Le choix scénique : décalages

 

Le groupe a commencé par envoyer du fort. Solos du hautbois puis réponse du violon, chacun éclairé tour à tour, puis décollage et enchaînement de pièces bien rythmées. Pourtant, dès le départ, l’œil du spectateur ne perçoit pas un ensemble. Côté jardin, Anit Ghosh et Kattam sont physiquement entièrement présents. Ces musiciens qui ramènent sur scène quelque chose des traditions musicales d’où ils viennent (Europe de l’est et Afrique du nord) : le fait que ces musiques se dansent et sont souvent des musiques de transe. Le corps de Anit est totalement investi de la musique qu’il joue, et Kattam, bien qu’à l’arrière avec son arsenal de percussions devant lui, ne se fait pas du tout oublier, tant il est tellement présent, secoue la tête, lève les yeux au ciel, s’engage dans chaque mouvement, danse debout. Plus tard il s’avance au-devant de la scène pour jouer des pieds sur une énorme percussion. À la fin il anime une séance de percussions des mains où le public forme deux groupes et découvre la polyrythmie. En Afrique, nombre de maîtres disent que pour être un vrai musicien il faut être capable de danser ce qu’on joue.

Côté cour de la scène, les deux musiciens leaders du groupe font contraste. Ce n’est qu’à la fin du spectacle qu’ils se sont laissés emporter par l’énergie du violoniste et du percussionniste, celui-ci entamant des pas de danse près de Hamza qui s’y est mis. On aurait voulu que cette énergie soit présente dès le départ, que tout le groupe sur scène forme quelque chose qui nous restitue l’esprit des musiques maghrébines : la fête du groupe. On avait là quelque chose qui semblait hésiter entre le band à l’occidentale où les corps sont presque là par hasard, et l’investissement des corps des traditions maghrébines et tziganes. Le batteur bien sûr ne pouvait pas faire grand chose. Quoique…

Le choix des instruments : batterie rock et percussions

 

Le batteur aurait pu faire quelque chose : jouer moins fort. On aurait apprécié davantage une batterie style jazz qu’une grosse batterie rock qui n’a pas sa place dans une formation où chaque instrument est également important et mérite d’être entendu. Ce n’est que dans la pièce sans batterie qu’on a vraiment pu entendre la virtuosité de Kattam aux percussions. L’alignement batterie-percussions, utilisée aussi dans de nombreux groupes latins à Montréal, est très difficile à maîtriser et mérite qu’on s’y arrête, car la batterie peut rapidement effacer les congas, djembés et autres instruments percussifs qui donnent toute sa couleur à la musique.

Le public ne s’y est pas trompé : j’ai pu entendre plusieurs personnes dans le public dire que la batterie était vraiment trop forte. Il est vrai qu’il n’y a pas de rapport entre l’agression du tympan et le soulèvement euphorique qui nous conduira à danser. Une guitare flamenca est bien capable de nous soulever une salle entière, car le sens du rythme n’est pas en rapport avec l’intensité du son.

Le choix communautaire : qui ne parle pas arabe dans la salle ?

 

Ayrad a joué les onze chansons de l’album, ainsi que deux reprises célèbres du répertoire maghrébin, pour le plus grand bonheur de tous. Ayrad a voulu embarquer le public dans un échange. À ceci près qu’il nous a demandé de répéter, sans se soucier que peut-être certains dans la salle ne parlaient pas arabe. Ce petit détail est d’une très grande importance, car il signifie que le choix est fait, et que le groupe cherche à atteindre un public communautaire. Ayrad parlait en français bien sûr, mais pourquoi ne pas nous avoir dit lentement les mots en arabe, quitte à prendre deux minutes pour nous traduire la partie à répéter ? J’ai pu voir des jeunes filles québécoises enthousiastes qui d’un coup ont fait des signes d’ignorance en voulant répéter, noyées dans une foule arabophone heureuse de retrouver sa langue et sa musique.

Qu’un groupe de musique permette à des immigrants de retrouver un lien avec leurs origines, c’est absolument nécessaire dans une ville comme Montréal. Mais ne pas inclure les autres, qui sont là pour découvrir et apprécier « l’autre », limitera la portée du groupe. Et c’est souvent cela qui, au Québec, différencie les artistes dits « du monde » qui resteront confinés à un public communautaire, et ceux qui feront des salles plus grandes, plus nombreuses et plus variées. Le choix d’intégrer sur scène des artistes venus du Québec et d’ailleurs inviterait donc à intégrer aussi le public non arabophone à cette musique qui parle à tous.

 

Le choix des thèmes : originalité ?

 

   Ayrad chante le pays, sa mère, l’amour. Des thèmes, il faut le dire, largement balisés par les artistes immigrants. Il y a des thèmes qui collent à la peau de certains artistes venus d’un certain milieu culturel : les latinos parlent de danser, les arabes parlent de leur mère, les africains parlent de la pauvreté. Pouvons-nous sortir de ces clichés pour que nos artistes venus d’ailleurs, mais bien ici, nous parlent aussi de notre réalité partagée ?

Comment sortir du lot ?

Montréal est un véritable écrin où des bijoux de musiciens formant une diversité unique au monde, sont prêts à nous donner le meilleur. De nombreux groupes remplissent chaque semaine les mêmes salles de Montréal, où le public se rend aux soirées « arabes », « salsa », « africaines ». Le multiculturalisme opère en étiquetant les artistes pour remplir une case carte postale et communautaire. Les groupes se créent, s’agrandissent, s’évanouissent, se recomposent.

Les choix de mise en scène, du public ciblé et des thèmes des chansons sont les éléments qui feront l’originalité d’un groupe dans une ville où mélanger le traditionnel et le moderne, et mélanger différents styles de musiques du monde, devient banal. Il faudra aussi des événements et des salles qui encouragent autre chose que la vente de cartes postales.