Qui promène son chien… est au bout de la laisse

mafalda9

Parc Jarry, près du lac, par un bel après-midi d’été. Derrière le panneau mentionnant qu’il est interdit de nourrir les animaux car cela leur retire leur instinct naturel, des enfants s’amusent à lancer du pain aux canards. Les parents veillent. Puisque ça les amuse… Et puis c’est gentil de vouloir donner à manger aux animaux. Sur l’herbe, un homme est assis avec son chien. Soudain le chien bondit, se jette dans le petit lac pour effrayer les canards. L’homme lui court après : « Reviens ici tout de suite ! I- CI ! ». Le chien sort de l’eau. L’homme l’amène à l’écart pour lui expliquer : « C’était ridicule ce que tu as fait. C’est stupide. Non ! Pas bien ! Si tu continues on rentre à la maison ! Assis ! Assis ! » Le chien a reconnu l’ordre. Il s’assoit et attend que son maître soit prêt à partir. Pas sûr qu’il ait compris sa faute. Assailli par des milliers de signaux olfactifs, il n’a fait qu’obéir à son instinct. Il n’a fait qu’être chien.

 

Le chien est domestiqué depuis le Paléolithique. Le principe de la domestication est toujours le même : l’homme rend l’animal dépendant de lui pour sa subsistance. L’animal le sait, et s’adapte à ce nouvel environnement. L’attachement à son maître devient une adaptation pour sa survie. Depuis les millénaires ont passé, et de nouvelles espèces sont nées de la domestication. Aujourd’hui la population urbaine est de plus en plus sensibilisée à la nécessité de protéger les animaux, notamment par des films comme Save Willy, Black Fish, l’Ours ou encore la Marche de l’Empereur. La majesté des animaux sauvages émerveille et attendrit : oui il faut les tirer de ces enfers que sont les zoos et les parcs aquatiques.

 

Rien à voir a priori avec le fait d’avoir un animal de compagnie. Et pourtant…

 

« Parfois il se retourne, inquiet, mais son inquiétude se calme,

comme il voit toujours derrière lui, son ombre de viande inférieure

son chien qui souffle mais toujours le suit.

(Jacques Prévert, « Un homme et un chien », Spectacle, 1949)

 

Pourtant la domestication de loisir satisfait les mêmes besoins que ceux que nous allons combler dans les zoos et parcs aquatiques. Quand le chimpanzé dans sa cage fait des gestes si proches des nôtres, quand le phoque se recouvre le visage dès que son dresseur dit « Tu n’as pas honte », quand notre chien se dresse sur ses pattes arrière notre ordre, nous rions, nous aimons. Parce que cela crée un lien anthropomorphique à l’animal. C’est un besoin profondément ancré en nous que de doter la nature d’esprit, l’animal de parole, depuis les mythes des civilisations les plus anciennes, jusqu’aux dessins animés pour enfants où les animaux parlent, se tiennent debout et portent des vêtements. Quand l’homme a peur d’un monde qu’il ne connaît pas, il y imprime sa marque.

 

Il existe des formes de domestication où l’homme et le chien sont partenaires dans un but précis : la chasse, la surveillance des troupeaux, la locomotion (chiens de traîneau). Ici le rapport est différent, car l’homme et l’animal vivent en nature. Bien sûr l’animal doit toujours obéir, mais l’homme ne cherche pas à anéantir son instinct, car il en a besoin. L’animal domestique au contraire, devient une peluche vivante. Il vit, comme l’écrit le théoricien de l’écologie et l’un des fondateurs de la psychologie sociale, Serge Moscovici, « une vie d’objet d’art » (Autrement n56, 1984), autour du désir de son maître. S’il l’amuse au bon moment, il obtiendra des marques d’affection. Mais si le téléphone sonne, si c’est l’heure des devoirs ou du match, il subira l’arrêt brutal et incompréhensible de ces amusements. Nul besoin d’être écologiste ou défenseur des animaux pour prendre conscience de ces banales anomalies. Le simple bon sens suffit. L’animal de compagnie est un divertissement parmi d’autres. Nous l’aimons. Nous avons besoin de lui.

 

Énigme :

Ils sont deux.

Pourtant ils sont trois.

(réponse : un homme et un chien. Cela fait deux animaux et un humain.)

 

Il semble que nous ne puissions aimer les animaux que si nous y retrouvons quelque chose d’humain. Dans les films animaliers à succès, les animaux sauvages sont mis en scène et leurs comportements sublimés bien loin de la réalité que connaissent les vétérinaires, les biologistes, les agents de parcs, ou les trappeurs. « Convoqués au seul titre de silhouettes, les animaux y jouent des rôles humains », déplorait déjà l’ethnologue Éric Conan il y a quinze ans (« La zoophilie, maladie infantile de l’écologisme », Esprit, octobre 1989).

 

« Mais si ça aide à protéger les animaux, c’est ce qui compte », pourrait-on dire. Mais l’utilité du geste ne dispense pas d’interroger ses motivations. Quand les outils pour défendre la nature consistent à rapprocher l’animal de l’homme, quel monde se profile à l’horizon ? La récente reconnaissance en Inde du dauphin comme « personne humaine », entraînant l’interdiction de sa captivité, en est un exemple frappant. Bien sûr l’intention est bonne, noble et courageuse. Mais la formule a été malencontreusement inversée : ça n’est plus l’homme qui est un autre animal, mais l’animal qui devient un autre homme.

Nous les aimons comme personnes, nous les aimons comme jouets. Mais pas comme animaux. Jetons donc un coup d’œil de l’autre côté de la laisse.

 

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