Vivre la sculpture : un tour chez Rodin à Montréal

mafalda9

Montréal a accueilli pour ses trois plus courtes saisons – printemps, été, automne – les œuvres d’Auguste Rodin. Une centaine de sculptures, des plâtres et des dessins. Bien sûr, ça n’a pas le même charme que dans son hôtel particulier du XVIIIème siècle à Paris, où la lumière du jour éclaire les sculptures. Dans le jardin, le Penseur autour de la nature changeante prend une autre dimension que sous la lumière artificielle d’une salle fermée.

J’y suis quand même allée. Personnellement je préfère de loin Claudel. Non je ne parle pas de l’élève, ni de l’amante ni de la muse. Je parle de Camille Claudel, sculpteur de génie qui se suffit à elle-même. Ses sculptures sont animées, vivantes, et elles ne parlent pas du génie qui se contemple lui-même. Elles ne traitent pas de sujets nobles de la mythologie grecque. Elles ne prétendent pas représenter la main de Dieu. Elles parlent de la vieillesse, de l’innocence d’un enfant, du bavardage de copines, de toutes ces petites choses de la vie, que Claudel emporte dans l’élan vertigineux d’une vague. Elle sculpte les rides de la vieillesse et le mouvement d’une étreinte.

Mais à Montréal comme à Paris, Claudel vit toujours chez Rodin, existe par Rodin, s’exprime par rapport à Rodin.

J’y suis quand même allée. Je n’ai pas lu les légendes. Je n’y allais pas pour les œuvres, pas même pour Rodin. J’y suis allée pour l’expérience de regarder une sculpture. Regarder n’est même pas le bon mot, car c’est regarder autrement.

Je ne ressors jamais d’une exposition de sculptures comme je sors d’une expo photo ou de peintures. Parce que la sculpture nous met dans un autre rapport au monde. On quitte l’image, le plat et le virtuel. Ici c’est la matière, c’est le minéral et le relief. C’est la terre modelée, malaxée, taillée, ciselée, lissée. Le sculpteur a engagé tout son corps pour la réaliser. Il s’est pris des éclats dans les yeux en taillant, il a saigné des mains, il s’est mouché de la poussière, il a toussé du plâtre.

Et pour nous aussi, le corps doit s’engager davantage. Nos yeux habitués à glisser sur les écrans doivent soudain faire une toute autre gymnastique. Suivre les plans et les reliefs. Et puis il faut tourner autour de la sculpture. Se baisser, la regarder de tous les angles possibles. Voir la lumière éclairer telle partie. Ces corps figés et lourds nous laissent bien plus de liberté que la peinture ou la photographie. En fait rien n’est figé en sculpture. Les profils sont infinis. On apprend qu’un objet peut se regarder de mille façons.

Et puis soudain, une vision surréaliste : sur le mur, l’ombre de la sculpture se mêle à la mienne. On fait partie du même monde. Elle n’est pas une image fixe dont je suis le spectateur. Nous sommes deux formes changeantes faites de matière.

Mais bien sûr qu’une sculpture, ça vit ! Les premiers moulages meurent. Il faut les recouvrir sans cesse de linges humides. Et puis ils peuvent craquer, se fendre, ne pas résister à un déménagement. Alors imaginez : des bouts de bras, des pieds gisant sur le sol.

La sculpture n’a pas de décor. Son décor, c’est l’espace où je me tiens. Et c’est surtout ces assemblages improbables qu’elle permet : des baigneuses insouciantes sous une énorme vague prête à se refermer sur elles… excusez-moi, ça c’est du Claudel. Restons chez Rodin : un corps de femme sortant d’une poterie grecque, une femme accroupie dans les bras d’un homme qui levait ses mails au ciel. Un visage lisse sort d’un bloc resté brut. La pierre qui donne sa force à la sculpture, la sculpture qui donne du sens à la pierre. Ordre et chaos se nourrissent.

Au musée Rodin, j’avais vu un groupe d’aveugles qui avaient été autorisés à toucher certaines sculptures. Je les enviais. Ils comprendront la sculpture comme jamais nous ne la saurons. À la fin de l’exposition montréalaise, on pouvait toucher des répliques en résine.

Certains arts deviennent résistants selon le monde dans lequel on vit. Dans un monde d’image en deux dimension, la sculpture est comme le conte : un exercice qui nous sort de notre unique manière de vivre le monde.

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