Se caser ou appartenir ? Le syndrome du « fit in »

À force de nous enrouler autour de nous-mêmes, savons-nous encore appartenir ? Il y a quelques siècles naissait l’idée de l’individu, qui pouvait exister pour lui-même, s’émanciper de toutes les autorités englobantes qui l’écrasait, et poursuivre son chemin propre d’indépendance et de liberté. Mais cet individu appartenait encore – à une famille, un pays, une religion, la nature, le cosmos. À force de vouloir s’émanciper de tout, nous avons remplacé l’appartenance par l’identité. Des identité exclusives qui se définissent contre les autres, souvent considérées comme dominantes ou menaçantes.

Dans le monde néolibéral, nous sommes les éléments interchangeables et remplaçables d’une grande machine entreprise, hôpital, école. Dans nos loisirs, nous privilégions l’accumulation d’expériences qui finissent toutes par se ressembler. Tout ceci procède d’un rapport au monde qui n’est plus celui de l’appartenance, mais d’une satisfaction immédiate à renouveler sans cesse. Nous n’appartenons plus, nous nous casons dans un ensemble – un groupe, un projet, un lieu – que nous pouvons quitter à tout moment. Cette liberté, en faisant de nous des bulles isolées capables de se désolidariser de tout, nous éloigne d’une part de ce qu’est être humain : appartenir. Comme si on craignait qu’appartenir nous fasse perdre notre singularité.

Aujourd’hui, de plus en plus de personnes aspirent à être autre chose que des individus consommateurs isolés, et cherchent à retrouver du vive-ensemble et de l’appartenance. Des lieux alternatifs se créent autour de valeurs partagées…. et se défont au bout de quelques temps. Ces expériences collectives sont des laboratoires extraordinaires du vivre-ensemble, mais elles sont aussi le rappel que pour les enfants de l’individualisme, même vert, le sens du commun est à réapprendre.

Le syndrome du FIT IN

Les concepts de FIT IN et BELONG sont connus de la psychologie américaine. FIT IN, c’est rentrer dans un groupe, une communauté, comme le logo ou la pièce du puzzle. On peut le traduire en français par « figurer, se caser, cadrer dans l’ensemble, être adéquat, être placé». BELONG, c’est appartenir, que la sociologue Brené Brown définit comme « le désir intérieur de l’être humain de faire partie de quelque chose de plus grand. » Se caser (FIT IN), c’est le fait de remplir un rôle ou une fonction dans un groupe. C’est répondre à ce qu’on attends de nous. Appartenir (BELONG), c’est  se sentir intégré à quelque chose de plus grand sans avoir besoin de se travestir, tout en restant entier.

Quand j’appartiens, je me sens responsable de ce à quoi j’appartient. J’en prends soin, je le défends, je veux le préserver et l’aider à grandir. Quand je me case, je reste dans le détachement. Je ne me sens pas concerné, et je peux quitter le groupe ou en être éjecté sans me sentir responsable et sans éprouver rien de plus qu’une petite gêne.

Ces deux relations au monde, on les retrouve dans notre manière d’être bénévole, ami, ou encore citoyen, dans notre manière d’habiter nos lieux de vie et nos relations. Elles apparaissent même là où on ne les attend pas : on peut tout à fait APPARTENIR à une entreprise, et SE CASER dans un écolieu.

Le monde alternatif aussi peine à « vivre ensemble »

S’ils cherchent à s’opposer au monde néolibéral consumériste individualiste, les mouvements alternatifs n’échappent pas aux mêmes principes, puisqu’ils sont menus par des individus qui sont nés dans le monde individualiste consommateur. Dans les mouvements sociaux qui se disent horizontaux et sans leaders, on retrouve par exemple l’interchangeabilité des individus ou l’arbitraire des décisions. À Nuit Debout, les militants vont et viennent d’une commission à l’autre, changent sans prévenir, disparaissent du jour au lendemain. On revient interchangeables plutôt que complémentaires. Pendant les assemblées, chaque personne a trois minutes pour parler, quelque soit la qualité de sa parole et sa capacité à condenser son propos. On confond le chacun son tour avec l’égalité des chances. Aux Marches pour la Climat, les décisions sont prises par les personnes disponibles à un instant T sur Telegram, et pour les Gilets Jaunes par les influenceurs sur internet. La hantise de la hiérarchie et le refus de la représentation empêchent d’attribuer un rôle à chaque personne en fonction selon ses talents, et dès lors on ne se sentir pas appartenir.

Réapprendre à appartenir

Tout est fait pour nous persuader de notre toute-puissance d’individu consommateur. Appartenir à quoi ? À un projet, à un groupe de sport, de musique ? À une ferme, un atelier, un village ?  Que se passe-t-il quand notre coloc ne fait pas la vaisselle, quand un bénévole lâche l’affaire, quand un ami ne donne plus de nouvelles, quand le voisin dans le métro se met à écouter la musique trop fort ? À chaque instant, c’est notre conscience d’appartenir à quelque chose de plus grand que notre petite personne qui est interrogée. Si nous ne sommes pas capables de la mobiliser dans ces petits instants du quotidien, comment se sentir appartenir à un pays ou même au vivant ?

Il y a pourtant des chemins pour retrouver cette appartenance. Chacun a pu ressentir la différence entre le FIT IN et l’appartenance en écoutant un concert. Parfois on passe un très bon moment, et parfois, on ne sait pas ce qu’il se passe, mais ça se passe… on se sent pris dans un élan plus grand que nous, et on se sent appartenir.

L’appartenance ne menace pas notre singularité. C’est simplement être en harmonie avec le monde, et ne plus en être des figurants mais bien des acteurs.