Écrivain, pisteure et chanteuse : la féminisation des mots

« Votre profil est mis à jour. Afficher dans le journal ? » Non… oui… je n’en sais rien. Est-ce une grande nouvelle digne d’être signalée ? Je modifie aussi le sous-titre de mon site. Quelques mots sous mon nom qui doivent, d’un coup d’œil, faire comprendre aux gens ce que je suis… ce que je fais… ce que je cherche. Sarah Roubato, écrivain. Sarah Roubato anthropologue. Sarah Roubato artiste de scène. Chacun est juste et incomplet. Il faut trouver le fil rouge, un geste propre à soi qui s’accomplit dans tout ce qu’on fait. Je travaille une seule matière : les mots. Écrits enregistrés et chantés. Je la travaille dans différentes activités : l’écriture de livres d’articles et de chroniques, des spectacles sur scène, des œuvres sonores, podcasts et portraits. Et dans toutes ces productions, je ne cherche qu’une chose : exprimer les potentiels. Tout ce qui est inaccompli, en germe ou abandonné, dans les individus comme dans le corps social. Et je les renifle, je les cherche… je les piste. Pisteur. Le mot m’apparaît, évident et juste. Aucun doute possible. Je connais trop cette tranquillité qui s’empare soudain de l’esprit agité, quand il a enfin trouvé le mot qu’il cherchait. 

À mon oreille le mot sonne neutre. Ni masculin ni féminin. Comme on dirait tracker en anglais. L’anglais est ma deuxième langue. J’ai grandi avec. P…i…s…t…e…u… Je m’arrête. Je viens de me cogner à l’exigence du français. « Bonjour ! Papiers s’il vous plaît. Homme ou femme ? Les hommes à droite, les femmes à gauche. Suivant.e ! »

Pisteuse ? C’est moche. Mais si je mets pisteur, je les entends déjà : je n’assume pas ma féminité, je reproduis le patriarcat dans la langue, je refuse l’écriture inclusive. 

Mais moi je n’en veux pas, de cette féminisation. Je ne la renie pas, seulement elle n’a rien à faire là. Le geste que j’accomplis dans mon travail qui est ma vie, n’a rien de féminin.

Mes doigts piétinent au-dessus de mon clavier. Je me lève et fais les cent pas. J’aimerais dire merde, et mettre le mot en masculin, sous mon prénom, ce prénom de matriarche qui se croit stérile et qui enfante dans la vieillesse. Un prénom porté comme un bijou, transmis par la lignée de femmes dont je suis issue, car c’est à moi qu’on a donné les prénoms de mes deux arrière grand-mères maternelles. Mais je ne peux pas dire merde. Car Internet est un espace de séduction. Mon site et mes profils sont des vitrines dont il faut prendre soin. 

Ce sera Pisteure, avec un e à la fin. Au Canada on utilise souvent cette féminisation des mots qui ne change pas la prononciation. Je suis pisteur, et si vous avez envie d’y entendre un e et bien allez-y. Moi je ne m’écorcherai pas la bouche.

Oui, la langue a son histoire. Injuste et patriarcale. On dit institutrice, on dit actrice, pourquoi ne dirait-on pas autrice ? C’est vrai. C’est logique. Cet interdit a une longue histoire. Le mot autrice existait dans l’Antiquité et a été mis à l’écart par des grammairiens voulant s’opposer au christianisme qui admettait le mot féminin. Le débat est revenu à travers les siècles, et au XIXème, écrivain devenant une profession, il est jugé indécent d’y encourager les femmes.

Mais il arrive souvent qu’une violence devienne un cadeau. Ce mépris misogyne, ce mot masculin qui est là, imposé, écrivain, je préfère le retourner que d’essayer de l’annuler. Je le prends comme la chance d’entendre un genre neutre. J’écoute le français avec des oreilles d’anglophone. Dans écrivain, j’ai toujours entendu writer. Dans auteur, j’ai toujours entendu author, femme ou homme. Avoir la capacité d’entendre le genre neutre est une libération d’une toute autre ampleur que celle de brandir sa féminité-dans-l’acte-d’écrire contre une masculinité-de-l’acte-d’écrire. D’un coup on ne parle plus de la personne, mais de la force créatrice. Un écrivain n’est plus la personne qui écrit mais l’acte-d’écrire-qui-se-commet-à-travers-quelqu’un. Voilà comment je l’entends. Et voilà comment je veux me présenter. 

Seulement le couloir d’expression est de plus en plus étroit aujourd’hui. Ceux qui font le plus de bruit imposent leur vision comme une nouvelle norme. Quand je retrouve mon nom dans un média, c’est plié : Sarah Roubato, autrice… Sarah Roubato, écrivaine… Sarah Roubato, femme d’abord, femme avant tout, qui écrit. Et qui écrit en tant que femme. 

D’ailleurs la norme n’a rien à faire de la vérité. Elle est là pour tracer le centre d’un cercle, et rejette ceux qui n’en sont pas. Ce sont des réacs, des soumises ou des nostalgiques. Et bien, je n’en suis pas. Je suis chanteuse parce que quand je chante, c’est bien avec ma voix de femme. Je suis écrivain parce que quand j’écris, je n’ai pas de genre. Je suis pisteure de possibles parce que je réclame le droit de me nommer. Comme disait l’une des grandes chanteuses féministes de notre langue : « S’il vous plaît, ne m’inventez pas, vous l’avez tant fait déjà ». (Anne Sylvestre, « Une sorcière comme les autres »)