Chroniques de terrasse – MANUSCRIT

De quoi ce projet à besoin : d’un éditeur ! Date de naissance de ce manuscrit : 2012. 

Une partie de ce manuscrit a été mis en musique par Philippe Noireaut. À écouter en cliquant ici. J’aimerais en faire un livre sonore qui accompagne le livre écrit.

À la terrasse, je m’offre le luxe d’aller nulle part. Je prends de mes nouvelles au cœur d’une ville qui ne sait pas que j’existe. Ni dehors ni dedans, je cultive l’attente au milieu du passage. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière.

Investir l’espace qui éventre la rue, qui interrompt le flot, qui installe une intimité indécente en plein milieu du passage. Saisir les gens hors de chez eux, de leur bureau, de leur institution, dans des moments parenthèses où ils se révèlent par leurs gestes. Enterrasser l’humain pour voir ce qu’il en reste.

À différentes terrasses d’une ville, un narrateur anonyme observe du matin à la nuit le flot des passants et les scènes qui se jouent. Depuis son petit coin de trottoir, il est le témoin d’une société où on ne sait plus attendre ni observer, où la vitesse efface le lien au lieu, et où pourtant, les gens se cherchent encore.

C’est la terrasse du café en face du théâtre ou celle en face du musée. Celle d’un samedi soir ou d’un mardi matin. Le temps d’une rupture ou d’une première rencontre.

Le narrateur fuit l’identité. Il esquisse des personnages qui durent le temps d’un verre. D’un homme qui sort de prison à un autre qui veut traverser la mer pour gagner l’Europe, d’un vieux qui refuse de finir en maison de retraite à un autre voit son village se vider, les personnages se posent un instant à la terrasse de leur vie. Extraits ci-dessous.

Enterrassé (version sonore à écouter ici)

Une ville. Paysage de l’âme humaine. Avec ses grandes avenues lumineuses où défilent nos rêves en se tenant par la main. Ses cours aux murs gris où ils se cognent. Ses bancs dans les parcs, pour nos attentes, ridicules et fières. Et puis des quais de gare pour nos vrais et nos faux départs, des terrasses pour nos rencontres, d’autres pour nos adieux. Et puis des ponts. Pour quand on arrive au bout de nous, et qu’il est l’heure de traverser.

Des gens passent sans me voir, d’autres me voient sans me regarder. Une image  clignote dans le rétine tous les cinquantièmes de seconde. La tête fait l’essuie-glace entre le téléphone et le trottoir. Messages. Nouveau. Chien à éviter. Parapluie noir à onze heures. Slt. Tu fais Gauche, pas de voiture. Droite, j’ai le temps. …koi ? Petit bonhomme rouge, accélérer. Smiley coquin. Collant filé. Chaussures vernies. Effacer. Abribus « Soldes exceptionnelles. » Envoyer. Odeur de clope. Table de café à contourner.

(…) Il y a des jours où j’aimerais pouvoir me rendre à une journée déjà programmée. Faire de certaines rues mon chemin, bordé des voix familières d’une matinale radiophonique. Prendre chaque jour le même passage piéton, traverser la rue ici et pas plus loin, comme ça, par habitude. Remonter la rue toujours sur le même trottoir, comme pour creuser une intimité dans le béton. Remarquer que la publicité de l’abribus a changé.

(…) Sur le trottoir le flot s’amplifie. Aucun visage ne se laisse tirer le  portrait. Pas le temps d’habiller une silhouette d’une histoire. Les hommes ne sont plus que des points de connexion pour que la vitesse s’élance, des paquets de données pour que les publicités s’achètent.

À quoi ressemblent les gens quand ils causent avec eux-mêmes ?Je m’en fiche de ce qu’ils font. Je te saisi par là où tu attends, où tu t’inquiètes, où tu rêves, par là où tu t’ennuies. Par tout ce qui se glisse entre ce que tu dis et ce que tu fais. Te saisir hors de tout cadre, loin de chez toi, de ton bureau, de ton institution. Quand tu n’es plus ni l’élève, ni l’employé, ni responsable de personne. Quand il n’y a aura plus que ton corps pour causer. Je veux prélever ici que des moments d’humain.

Ni dehors ni dedans. Voilà mon nouveau statut. Je m’installe entre deux vertiges. Je fais valoir mon droit à l’immobilité. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière. Je m’attable à la ville et je vais en bouffer.

Quelle terrasse de quelle ville ? Je n’ai aucune information à fournir. Ma terrasse et moi, on se soustrait à l’identité. Prenez n’importe quel café, logez-moi dans la ville qui vous plaît, je vous laisse le soin du décor. Accordez-moi le droit de ne pas avoir de nom. À quoi ça sert un nom, aujourd’hui ? On tape ses identifiants plus souvent que son nom. Son nom, on ne l’écrit que pour remplir des formulaires. Chez les premiers peuples d’Amérique du Nord, on reçoit son vrai nom à l’âge adulte. Un nom taillé sur mesure, que personne d’autre ne porte. Ce nom exprime un geste, une posture, notre manière d’habiter le monde : Dezba, Qui-va-à-la-guerre, Cheyenne, Orateur-Inintelligible, Tatanka Yotanka, Bison-assis. Moi j’aimerais qu’on m’appelle Assis à la terrasse, mais je ne sais pas encore parler la langue qui connaît mon nom.

Le dernier verre (version sonore à écouter ici)

Terrasse d’un samedi soir d’été, dernier service. Les sourires des serveurs se sont fossilisés. Ils tiennent en équilibre sur leurs nerfs. La terrasse est frénétique. Les mains passent dans les cheveux, la fumée de cigarette se souffle avec panache, les sourires s’alignent devant le flash du téléphone, têtes contre têtes, verres levés bien haut. Des centaines de photos singulières qui circuleront dans quelques heures sur la toile, pour dire au monde qu’on est beau et qu’on n’est pas seul. Les verres se vident bien haut, les joints se fument dans les coins plus sombres des rues. Demain les courses, les devoirs, les visites aux vieux. Lundi on reprend tout.

À l’entrée de la terrasse, deux personnes scrutent les tables avec attention. Graves, un peu gênés, ils se renvoient la politesse du choix. Chacun fait semblant de s’en foutre, mais ils savent qu’il faut trouver la bonne place. Il y a des choses qui ne se disent pas n’importe où. Ils finissent par s’installer à la table devant moi. Ils ne se touchent pas, mais ils ont l’air de s’accrocher à la même chose. Quelque chose qu’il va bientôt falloir la lâcher. Les voilà assis, et ce qu’ils boivent n’a aucune importance. Ils ont le sourire triste des fins de parcours. Faudrait inventer un mot pour dire deux êtres en train de larguer le même rêve. Y’a des jours où la langue nous fait cocu.

« Ça va ?
– Ça va.
– Et toi, t’as passé une bonne semaine ? »

Les mots sont lourds à tirer. Chaque paire de mains se crispe sur elle-même, sur une mèche de cheveux, sur un ourlet de chemise ou sur une peau morte près de l’ongle. Je me demande lequel fera craquer le vernis de la politesse en premier.

« Tiens je t’ai ramené ton livre et ta veste.
– Ah oui…Merci. »

Il se met à parler du film qu’il a vu l’autre jour. On dirait que sa voix est doublée tant son visage raconte autre chose que ce qu’il dit. Quand sa voix déraille, il se rattrape au décor, à la fête ambiante. Il fait semblant de s’intéresser à ce qui les entoure. Il rit un peu trop fort, un peu trop faux.

Ils cuvent leur dernier silence. Ramassent sur le coin de la table des miettes de malentendus. Les regards se cognent, cherchent un abri où se réfugier derrière l’épaule de l’autre : des voisins bruyants, une publicité qui passe sur un bus de nuit, quelqu’un qui se met à gueuler, n’importe quoi. Mais au creux de cette épaule, un souvenir blotti fait barrage. Le chassent d’un coup de paupière. Le regard trébuche et retombe dans le verre de l’autre, sur les doigts qui l’enlacent. C’est leur dernier verre. Au milieu de la messe du samedi soir, ils ont l’air de deux hérétiques qui se sont trompés de prière.

Autour d’eux, tout le monde retarde le dernier verre. Les enceintes crachent leurs décibels, les écrans leurs pixels, et les hommes leurs angoisses. Il me semble que quelque chose est mis à mort. Un élan. Quelque chose qui soulève la poussière, qui danse, qui crie. Quelque chose qui ferait lever l’humanité entière. Quelque chose… merde y’a vraiment des jours où la langue nous fait cocu.

Matin (version sonore à écouter ici)

La ville bâille encore de toutes ses bouches. Un coup de marteau résonne dans la rue déserte. Un ouvrier remet en place un bout de l’échafaudage. De la bouche du métro le rideau de fer grince. La pile de journaux sent encore l’encre fraîche. Premier ticket de métro aspiré par la machine, premier frottement de balai sur le trottoir, première lettre qui tombe dans la fente d’une boite métallique. De sous les trottoirs l’odeur de la première fournée de pain se répand. C’est l’heure de ceux qui prennent soin de la ville, qui ramassent ses saletés, qui la réparent, qui la font pousser, qui lui refont une beauté, qui la mettent en marche. Lentement les rues se remplissent, le flot humain regonfle les veines de la ville.

Mardi matin. Jour idéal pour l’observation. Le lundi on se raconte son weekend, le vendredi on en rêve. Le mercredi on prépare le sac de piscine ou de musique des enfants. Le jeudi on envisage déjà la soirée du vendredi. Mais le mardi, pas d’issue possible.

Ça y est. Les fourmis humaines trouent le trottoir, traversent, enjambent, attendent au feu, font claquer le pavé, regardent par terre, replacent la bandoulière du sac qui glisse. Faire don de son corps, de ses pensées et de toutes ses facultés à la caisse, aux dossiers de comptabilité, aux bouteilles, aux boîtes, aux piles de vêtements, aux marchandises des rayons, à la chose à vendre, au client, au contrat à décrocher, à la salle de classe. Huit heures par jour pour que tout puisse être recommencé le lendemain. Rendez-vous est pris dans quarante ans pour bonne récompense. En attendant, il faudra bien se contenter des deux jours sacrés de la fin de semaine. Deux jours de distraction à volonté : cinéma, expositions, restaurants, shopping. Pour faire encore chanter les caisses. On n’arrête jamais la machine. On la fait seulement tourner par un autre bout.

Le brouillon (version sonore à écouter ici)

2h50 du matin. C’est l’heure de fermer la chapelle des rencontres. Les chaises de la terrasse sont rangées. Elles ont reçu leur ration quotidienne de rendez-vous déçus, d’attentes récompensées, de rêveries et de promesses. Le serveur passe un coup sur la dernière table. Il est pressé d’en finir. Il sifflote au cas où je ne l’aurais pas remarqué.

Depuis ce matin, dans ces dix mètres carrés arrachés au trottoir, des centaines de scènes se sont jouées. Autour de ces tables, des vies se nouent, prennent des tournants, s’aiguillent ou déraillent, polissent des habitudes ou taillent de nouvelles idoles. Ce midi, à la table près de la porte, c’était la mise au point. Une décision gravement annoncée fait tourner le liquide dans le verre. Au centre, déjeuner d’affaires. Une proposition s’avance, précautionneuse, sur ses coussinets de félin. Elle flatte la bête avec quelques compliments, puis montre les crocs en rugissant des arguments, avant de donner le coup de grâce dans un Non laissez, c’est pour moi ! À deux mètres de là, on trinque pour fêter la bonne nouvelle : examen réussi, mariage dans six mois, bail signé. À la table du fond on se rencontre pour la première fois. Silences gênés qui se laissent visiter par tous les fantasmes, regards qui sourient et s’arrêtent déjà au creux de l’épaule. Entre le mur et un verre, une page de journal se tourne.

Tout ça s’entasse maintenant sur les trois colonnes de chaises empilées contre la vitre du café. De la terrasse, il ne reste plus que moi et une table, en pleine mer de béton. Le reste a disparu. L’enseigne s’est déjà faite bouffer par la nuit. Le bout de béton nu a rejoint la rue presque déserte. Les tables jouent aux acrobates, renversées l’une sur l’autre, par deux, sauf une, qui attend que je libère sa partenaire. Un bout de papier traîne encore dessus. Un coup de vent le fait valser jusqu’à ma chaise. Je le ramasse. J’ai tout mon temps.

C’est une feuille arrachée à un cahier. Quelques taches de café de différentes teintes. Donc plusieurs cafés. Sur le papier, des bouts de phrases qui ne s’enchaînent pas vraiment. Il devait y avoir urgence. Ça devait même pas regarder le papier, ça écrivait en regardant un bout de vide, entre deux têtes, sous la dictée d’un instinct qu’on appelle inspiration. Un peu plus bas ça se calme. Certains mots deviennent plus épais, ils trônent, ils s’affalent même sur la ligne. Ils ont été bien préparés. D’autres ont eu du mal à venir au monde, ça se voit sur les premières lettres : la plume a piétiné là un bon moment, ça fait un pâté.

Et puis ça repart. Des mots à peine tracés. L’écriture se resserre, la marge disparaît. Ça continue jusqu’en bas de la page. Dans le coin en diagonale quelques mots sont suspendus au-dessus du vide. Soulignés deux fois, ils ont l’air de trapézistes en plein vol. Des mots insaisissables, qui débarquent sans prévenir et s’imposent sans raison. Ceux-là ne se sont pas assez dégourdis sur le papier, ils doivent encore tourner dans sa cervelle. Des accordéons de sens qu’il faudrait déplier.

Combien de papiers jetés dans la rue que le silence, tout ému, ramasse ? Combien de pieds vont leur marcher dessus ? Combien de coups de vent pour en faire une

tempête de neige en papier ? C’est ça, une tempête de mots pas nés, ceux qu’on laisse traîner aux terrasses des cafés. Moi j’en ai du silence à refourguer. Je vais me faire facteur des courriers jamais distribués. On appellera le café Poste restante. Belle enseigne pour une terrasse.

« Excusez-moi, on ferme ».