Lettre à Mimi, EHPAD 7438.

Ma Mimi,

« C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée. J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimé…  »

Non rassure-toi, je vais pas te faire Cyrano. Mais je le sens, ça vient. Ici c’est la nuit que ça arrive le plus souvent, dans le terrain vague qui sépare minuit de six heures du matin. Quand toutes les heures sont passées : l’heure de la toilette, l’heure de la piqûre, l’heure du repas, l’heure des infos, l’heure de la couche. Quand la prochaine heure sera dans une éternité. C’est là qu’on a le temps d’avoir peur. Je ne sonnerai pas la garde de nuit, je n’en peux plus de son “Qu’est-ce qui se passe ?” qu’elle distribue comme de la pâtée pour chien dans toutes les chambres. Il se passe… il se passe que le temps ne passe plus ! Que vos murs sont trop blancs et que depuis cinq ans je dors dans des draps qui ne sentent toujours pas chez moi. Je vais me laisser glisser, Mimi. Je suis sûr que ça viendra tout seul.

C’est toi qu’on préviendra. Je te laisse pas grand-chose. Juste une photo à l’entrée sur le panneau en liège. Tu as remarqué que ce sont toujours les enfants qui le décorent, ce panneau en liège ? Et toujours eux qui le vident en pleurant. Nous on laisse faire, ça nous fait plaisir qu’ils croient nous faire plaisir. Mais en cinq ans je n’en ai pas vu un le regarder, ce panneau. Quand on lui passe devant on est trop occupé à ne pas tomber. C’est comme poser une partition sur un piano qu’on ne joue plus. Ça fait mal à la musique. 

Ici tout ce qui rentre c’est pour y rester – canne, déambulateur, assistant respiratoire… et sans clé. C’est con, je n’ai même pas la clé de la chambre où je vais disparaître. J’en rêve souvent, tu sais. Je sors de mon lit, du premier coup, je ferme la porte de ma chambre à clé, je vérifie que la poignée est bien bloquée, je glisse la clé dans ma poche, et je marche dans le couloir, bien au centre, comme un prince. Ce couloir… jamais j’aurais cru que ça pouvait être si loin, une salle à manger. 

Maintenant j’y marche tordu comme tous les autres, en me tenant aux murs. Hors de question que j’utilise le déambulateur. Bon parfois je le prends, c’est pratique pour mettre la veste. Depuis un an de toute façon, je vois plus le bout du couloir quand je marche. Ils ont dû le remonter. Enfin je trouve toujours un bout de pyjama à suivre. Tous en route pour le même trou au bout du couloir. 

Parfois j’arrive plus tôt. J’aime me retrouver seul dans la salle à manger. L’odeur du repas de midi traîne encore partout. Ici, tous les repas finissent par avoir la même odeur. J’aime rester là, pour être un peu seul avec le piano. Tu le sais, j’ai toujours aimé les objets abandonnés. “L’instinct des carcasses”, comme tu dis. On se regarde, tous les deux rouillés, vissés au sol. Deux cercueils à souvenirs. Dimanche dernier la salle était pleine de familles et d’enfants. Un gamin avait osé approcher et enfoncer des touches. Mais il s’est vite fait dire qu’il ne fallait pas déranger les gens qui recevaient leurs familles, et on avait retiré ses mains du clavier. 

La nuit est tombée. Elle tombe tôt en ce moment. Ça ne change pas grand-chose. Ici sous les néons toujours allumés, le jour est jaunâtre et les nuits grises. C’est quelque chose qui colle à tout, à chaque objet, à chaque geste, au bruit et au silence même. J’entends les télés s’allumer dans les chambres. Ah Mimi, j’aurais bien aimé te revoir ce soir. Je te laisse les deux trous dans le liège du panneau. 

extrait d’un manuscrit inédit.