Je vis dans un monde de l’annulation, du désistement, du « finalement je ne pourrai pas », de la disparition sans explication, du bannissement en un clic. À l’heure où pourtant on nous parle de plus en plus de citoyens éveillés, de conscience écologique et sociale, que devient vraiment notre engagement ? Celui qui se joue au-delà d’une pétition signée ou d’un slogan brandi dans une manifestation. J’aimerais vous parler de cet engagement qui passe par tous les petits gestes de notre quotidien où, sans le savoir, se joue quelque chose de ce que nous sommes profondément et de l’espérance d’un changement de société. Car à chaque instant de notre vie d’animal social, nous nous engageons envers l’autre, envers l’idée que nous nous faisons de l’humain et envers nous-mêmes.
L’engagement pour une cause : se faire du bien ou être efficace ?
Des Nuits Debout aux Gilets Jaunes, de Occupy à Black Lives Matter, de Podemos aux marches pour le Climat, nos sociétés sont traversées de mouvements sociaux d’occupation de places, où les citoyens qu’habituellement on n’entend pas se réunissent. Le ras-le-bol exprimé dépasse de loin l’étincelle qui les a fait sortir de chez eux. C’est un ras-le-bol des institutions, des relations entre dirigeants et citoyens, des injonctions du néolibéralisme, et aussi un ras-le-bol du récit qu’on nous fait de ce que nous sommes. C’est surtout un besoin de se retrouver, de partager, de recréer une agora, de se sentir à nouveau acteur. Pour beaucoup c’était le début d’un engagement qui se poursuit.
Mais ces mouvements qui promettaient une nouvelle société, qui réécrivaient une constitution, qui réclamaient un changement de régime, qui organisaient des marches funèbres de la Liberté et se réjouissaient des clics que suscitaient leurs vidéos, se sont arrêtés quand le temps des fêtes est venu, quand les examens ont approché, quand il a commencé à faire trop froid ou quand c’était le temps des vacances d’été. Si pour certaines personnes ces mouvements ont été le début d’un engagement sur le long terme, pour beaucoup d’autres, ce fut une fête parmi d’autres. On a joué pour quelques semaines au résistant, mais on ne voulait pas perdre notre droit aux vacances ni «perdre » une année. La résistance est-elle quelque chose qui doit faire du bien ou qui doit être efficace ? À croire que nous avons créé un nouveau type d’engagement : celui qui fait du bien, qui est festif – pourquoi pas – et où l’individu doit tirer du plaisir. On est bien loin d’une autre résistance, celle à laquelle on met une majuscule, où chaque individu était un rouage au service d’une cause plus grande pour laquelle il se sacrifiait, où il n’était pas question de son confort, ou de l’engagement des années 70 qui s’accompagnait d’un mode de vie et ne s’arrêtait pas à la fin de la manif.
À chacun de mesurer l’écart entre le slogan qu’on a crié, et ce que racontent nos modes de vie, nos choix de consommation, nos facilités et nos renoncements. Beaucoup espèrent le changement, parlent du changement, marchent le changement. Pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.
L’engagement dans des projets : finalement je vais pas pouvoir
Il y a quelques semaines, je commande un pain dans un petit magasin associatif local. Je descends de la montagne pour aller faire des courses et je passe par le magasin chercher mon pain. « Ah désolé on l’a vendu », me dit le vendeur. Je demande pourquoi. Il me répond : « Oh ça va écoutez, on est une asso… ».
Les petites phrases en disent long. Les petites histoires racontent la grande. Bien sûr, une erreur, ça arrive à tout le monde. Mais en quoi le fait d’être une asso suffirait à ne pas être responsable ? Alors seules les entreprises à but lucratif pourraient se payer la qualité ? Quelle triste vision de l’engagement. J’aurais voulu entendre les activistes autour de Luther King, de Nelson Mandela, de Jean Moulin ou de St Vincent de Paul leur dire « Écoutez, on est une asso… » Bien sûr la lutte pour les droits des Afro-Américains n’est pas la commande d’un pain, mais ceux qui me lisent savent à quel point je crois que les grandes questions se règlent dans nos petits gestes.
Cette vision étroite pourtant, on la retrouve bien souvent dans l’engagement bénévolat. Combien de fois avons-nous vu des personnes engagées dans un projet bénévole se retirer brutalement, sans prévenir. Ne plus donner de nouvelles, et au bout de plusieurs semaines, finir par dire « Finalement, je ne vais pas pouvoir… » Avec bons vœux que « vous trouverez d’autres personnes…. » comme si nous étions interchangeables. Et derrière, c’est un élan coupé net, la confiance écorchée, l’envie qui s’essouffle. Comme si l’engagement n’était plus qu’un groupe Facebook qu’on rejoint et qu’on quitte aussi vite. Qui a essayé de vendre des objets sur leboncoin ou autres sites entre particuliers, sait qu’environ 9 acheteurs sur 10 ne viennent pas aux rendez-vous. Vous pouvez toujours attendre.
Chacun a les meilleures raisons du monde de se désengager : trop de choses à faire, trop d’éparpillement, besoin de me retrouver, burn-out… mais qu’est-ce qui fait que nous nous laissons tant déborder par nos engagements ? Est-ce qu’on prend la peine d’évaluer le temps que peut nous prendre une activité avant de dire oui ? Est-ce qu’on essaye de tracer les limites entre ce qu’on pense pouvoir donner et ce qu’on ne pourra sans doute pas donner ? Est-ce qu’on partage avec les autres personnes du projet nos doutes sur notre capacité à accomplir pleinement notre mission, dès qu’ils commencent ? Ou bien avons-nous tellement intégrés le fait que nos vies soient des machines à nous broyer que nous soyons devenus des habitués de l’épuisement ? Où est passée la belle prise de conscience du premier confinement ?
Quand on subit le désengagement des autres, notre incompréhension et notre colère ne sont pas bienvenus. Pourquoi ? Parce qu’on ne rémunère pas, pardi ! Rien ne lie les autres à notre projet. Nous sommes dans une société de l’entreprenariat où tout se monnaie. Même le facteur prenant des nouvelles des personnes âgées est devenu un service payant. Dans cette vision, toute personne qui s’engage sans rétribution considère qu’elle n’a pas de compte à rendre. La quoi ? La parole donnée ? Qu’est-ce que c’est ça ? Pour la personne qui porte le projet déserté, demander des explications serait indécent. La sentence est appliquée, souvent par un SMS, sans échange direct possible. La décision a été prise toute seule, le désengagement est prononcé et on n’a qu’à se débrouiller. Après tout, on a été bien sympa d’avoir déjà donné tout ce temps. Mais la bonne volonté n’efface pas notre responsabilité, ni les dégâts que cause notre désengagement. Avons-nous l’enthousiasme irréfléchi ? Une bonne volonté qui ne prend pas le temps de la réflexion ? Une légèreté à se dire que de toute façon on peut quitter quand on veut ? Un débordement de la culture du clic dans nos vies ? Il y a quelque chose de propre à notre temps que nous devons interroger. Pas pour nous culpabiliser, mais parce nous laissons des dégâts derrière nous que nous ne soupçonnons pas. En ce moment l’image de la graine qu’on plante est très populaire : « Quand tu accomplis quelque chose tu ne sais jamais les graines que tu sèmes. » Et bien les graines du désenchantement ne sont pas moins fertiles.
L’engagement à l’autre : une fidélité d’abord à soi
L’engagement, ce n’est pas un grand mot. C’est quelque chose qui se traduit à toutes les échelles de la société, et jusque dans le plus infime geste de notre quotidien. C’est une fidélité d’abord à soi, à la promesse qu’on a fait à l’enfant qu’on était et qui croyait ce qu’on lui disait. C’est mon pacte avec ce qui m’entoure, c’est ma conscience d’être en permanence lié aux autres. Je m’engage chaque fois que je parle.
Chers Vous, ces vœux ne sont pas un procès, ni une série de reproches. C’est une invitation. Nous sommes tous sursollicités. Nous avons des vies infernales, des galères, nos priorités… mais c’est à nos yeux une raison suffisante pour perdre la valeur de l’engagement, alors je ne sais pas ce que nous pouvons encore espérer.
Chacun est capable, au moment où il dit : « On s’appelle la semaine prochaine ! », « Je passerai demain » ou « Je te tiens au jus ! », de s’arrêter un instant, et de peser le poids de ses mots. Car nos mots agissent dans le monde. Ils créent chez l’autre un réconfort, une grande joie, une espérance, la promesse d’une consolation. Ne sous-estimez jamais l’étoile que vous allumez dans son ciel, ni la nuit qui lui tombe dessus quand, l’une après l’autre, les étoiles s’éteignent.
Ce n’est pas un problème de circonstances. C’est un problème culturel, de rapport à l’autre et à la parole. Les mots ne sont pas des caractères qui se tapent s’envoient et s’effacent de nos vies aussi facilement que de nos écrans. La société est comme la peau d’un tambour. Chaque geste que j’y fais, chaque mot que je prononce et chacun de mes silences, agit sur l’autre. Le langage est une relation à l’autre. Le langage est un engagement. Qui suis-je, si je ne sais plus parler ? Qu’on ne s’étonne pas après des dirigeants que nous avons.
Chaque jour de ma vie est un combat pour résister à ce désengagement perpétuel qui me blesse et m’épuise. Je tente de résister. Au cynisme, à la méfiance, au dégoût. Je continue à faire chaque chose que je dis, à rappeler, à répondre, à prévenir si j’ai un empêchement. Pour moi, c’est la moindre des choses. À moins que ça ne devienne la moins (importante) des choses.