Apprendre à se parler

Combien de fois se dit-on « Ça ne sert à rien de lui parler !», qu’il vaut mieux « les laisser à leurs certitudes » ? Combien de temps passe-t-on à échanger avec des personnes qui pensent différemment, ou dont l’expérience d’une situation est radicalement différente ? Si nous voulons participer à un changement de société, la question de notre capacité à parler à des personnes de l’autre côté de nos convictions, est essentielle. 

Il suffit de se « promener » sur les réseaux sociaux pour voir à quel point ces murs ne sont pas des espaces de dialogues. Ce sont plutôt des dépôt d’opinions. Prenons l’exemple (authentique) d’un militant écolo qui écrit un post pour dire que l’envolée des prix du pétrole devrait nous inciter à « lâcher la voiture ». Il reçoit des centaines de commentaires agressifs, et se fait taxer de « bobo parisien déconnecté » loin des réalités des personnes vivant à la campagne loin de tout commerce. 

Cet exemple est symptomatique de notre difficulté à dialoguer. Du côté de celui qui poste (l’émetteur), il s’agit de poser son opinion en laissant la porte ouverte pour que d’autres personnes vivant une expérience radicalement différente, puissent intégrer l’espace de l’échange. Un dialogue suppose que l’autre puisse affiner et compléter une proposition. Au lieu de se placer dans l’affirmation de sa vérité, avec le sous-entendu que les autres ont tord, il s’agit de se placer dans la proposition qui offre un éclairage permettant à chacun d’enrichir sa compréhension du monde. 

Du côté de celui qui lit le message (le récepteur) il y a le sentiment d’être attaqué, et d’être considéré comme une partie du problème et non de la solution. De là le besoin de se défendre, en contre-attaquant, et en renvoyant l’émetteur à un groupe ennemi, adversaire ou avec qui aucune compréhension n’est possible. 

Comment peut-on se parler autrement ? Voici quelques clés.

1. Rassurer avant d’affirmer

La proposition la mieux intentionnée n’est jamais accueillie en terrain vierge. En face de vous (ou plutôt derrière l’écran) il y a des esprits déjà pétris de certitudes et d’expériences, d’a priori et de peurs. Il y a surtout des personnes qui ont le sentiment de ne pas être entendues ni comprises. Quand il s’agit d’une expérience partagée qui engendre de la souffrance, il est important de faire comprendre à l’autre que sa souffrance est entendue. C’est un trait culturel très répandu en France de se braquer très vite quand une personne propose une solution ou une autre direction à un problème donné, car cette proposition est vite interprétée comme une négation de la souffrance exprimée. « Facile à dire ! C’est ça… Comme si ça allait changer quelque chose ». 

  •  Actez la souffrance de l’autre par un petit préambule

       « Je comprends tout à fait que… Je vois bien que c’est difficile… Je ne peux qu’imaginer à quel point… » 

        Vous devenez audible

2. Ne pas compter sur l’analyse littéraire

Beaucoup de commentaires agressifs partent d’une mauvaise interprétation du message. Une interprétation motivée par la peur de ne pas être compris (1).  Se sentant à son tour agressé, l’émetteur va se citer lui-même, en cherchant à préciser son propos : « J’ai dit … ça ne veut pas dire… Je n’ai jamais dit que… Où avez-vous lu que… Relisez ! »

Les études ne manquent pas sur le temps d’attention que les internautes passent sur des publications en ligne. L’image prend le pas sur les mots, et surtout nous prenons de moins en moins le temps de « ruminer », c’est-à-dire de laisser infuser en nous une page, une phrase, un mot, de le retourner et de le frotter à notre expérience, à nos pensées et à notre mémoire. On clique, on like et on partage avec la grille binaire j’aime/j’aime pas. Et en deux secondes on descend pour passer à autre chose. 

  •  Ne comptez pas sur la capacité des autres à bien vous lire ! 

Pour reprendre notre exemple, le militant écolo s’est défendu de ne pas avoir proposé que « tout le monde » lâche sa voiture quand il a écrit  « nous inciter à lâcher la voiture ». Du point de vue littéraire il a raison, mais ne pas savoir adapter son texte au contexte où il va être publié, est déjà une erreur. 

Si on veut vraiment se faire comprendre et pas seulement faire valoir sa vérité, à nous de prendre la responsabilité de préciser notre propos, et d’anticiper les malentendus possibles. 

  • Essayez de vous mettre à la place de quelqu’un qui lit votre post sans connaître ni vos intentions ni vos habitudes. 
  • Mettez-vous à la place de ceux qui seront a priori radicalement opposés. 

Imaginez ce qu’ils viendront chercher en lisant ce post. N’oubliez pas que la plupart des gens cherche la validation de leurs opinions sur les réseaux sociaux. Ils l’obtiennent soit en likant des publications qui vont dans leur sens, sans avoir besoin d’en vérifier l’authenticité, soit en attaquant toute publication qui va dans un autre sens, sans vérifier non plus le bienfondé de leur analyse. L’important est d’être conforté dans sa posture. Dans notre exemple : voilà le bobo parisien déconnecté qui ne comprend rien à ce qu’on vit dans les campagnes. 

  • N’ayez pas peur d’expliciter ce qui vous semble évident. 

        Vous réduisez le risque de malentendus

3. Spécifier son propos, choisir ses mots

Le bon choix des mots n’est pas un exercice de littéraires. Chacun a connu une situation où un mot mal choisi a créé une tempête, abîmé une relation, voire l’anéantir. 

Derrière chaque expression qu’on utilise, il y a tout un éventail d’autres possibilités. 

  • Prenez le temps de chercher d’autres formulations

Dans notre exemple, l’expression « lâcher sa voiture » exclue de la solution tous ceux utilisent encore la voiture. Ces personnes se sentent donc agressées. En reformulant qu’il est urgent de « revoir nos pratiques de la voiture en essayant de mutualiser nos déplacements », les personnes qui utilisent leur voiture se sentent intégrées à une solution en devenir au lieu d’avoir le sentiment de faire partie du problème. 

        ⇒ Vous incluez toutes les personnes dans un élan vers une solution

4. Inclure la diversité des situations dans l’énoncé de sa vérité 

En tant qu’individus centrés sur nous-mêmes, nous avons tendance à nous forger une opinion sur une situation d’après notre propre expérience, éventuellement celle de notre proche entourage. Une fois la certitude acquise, on cherche à la valider, en allant chercher des témoignages concordants et des opinions qui vont dans le même sens. S’intéresser à des opinions différentes pour tenter de les comprendre et de les intégrer, pas pour changer d’opinion mais pour avoir une vision la fois plus large et plus précise, ce serait se faire violence.  

La vérité a une tendance à l’absolutisme, le relativisme à l’anarchie. Chaque vérité qui tente de se frayer un chemin est ralentie par la diversité des faits et des situations. Les scientifiques développent des méthodes pour trouver des explications qui expliquent la variabilité des phénomènes. Mais dans le domaine profane, il est très difficile d’affirmer ce qu’on croit être une vérité sans exclure une partie de l’expérience des autres. 

  • Dans la formulation de votre proposition, essayez de vous mettre à la place de personnes qui vivent une autre réalité, radicalement différente de la vôtre.
    par exemple : ceux qui vivent dans des villages loin de tout et qui sont obligés de prendre la voiture pour tout. Au lieu d’écrire qu’il faut « lâcher la voiture », on peut écrire par exemple qu’« Il est urgent de prendre des mesures pour aider les personnes qui dépendent encore de la voiture à s’en libérer ».

        Essayer d’intégrer la diversité des situations dans sa pensée, c’est proposer aux gens de partir de leur expérience, et de cheminer lentement vers la solution,
       au lieu d’asséner cette solution « de là-haut »

5. Ne pas entretenir l’entre-soi 

Quand les commentaires agressifs se déchaînent, on retrouve souvent des soutiens à la personne attaquée avec des commentaires qui encouragent à « les ignorer », « s’habituer » ou « ne plus poster à ce sujet ». C’est souvent ce que les personnes attaquées finissent par faire, car la violence derrière les écrans peut être dévastatrice.

       ⇒ Essayer d’intégrer la diversité des situations dans sa pensée, c’est se
       donner une chance de la raffiner et de la rendre plus juste.

À la fin de son post, le militant prévient d’autres militants écologistes qu’ils doivent s’habituer aux attaques. Le problème de cette posture, c’est qu’elle encourage l’entre-soi, d’un côté comme de l’autre. Pour éviter de renoncer à tout échange tout en se préservant, on peut imaginer des outils de désamorçage de l’agressivité

  • Proposer un échange vocal : La plupart des personnes n’oseraient sans doute pas dire la moitié de ce qu’elles écrivent. Envoyer un court message vocal à une personne en lui proposant d’échanger de cette manière, c’est lui rappeler qu’il y a bien une personne derrière, c’est d’un coup mettre le ton d’une voix sur les mots, et désamorcer une grande part de la violence. 
  • Réécrire un poste spécifique (voire filmer) envers les personnes qui ont attaqué, en reformulant (2), spécifiant (3), incluant (4). Le simple fait de voir que vous avez pris le temps de vous adresser à elles pour désamorcer les malentendus apaisera beaucoup de tensions. 

        Vous désamorcez les attaques

        ⇒ Vous invitez les gens à repenser eux-mêmes leurs manières de réagir à des posts

        ⇒ Pour vos prochains postes ces personnes seront plus prudentes avant de vous attaquer

        ⇒ Vous participez à l’apaisement et au dialogue

6. Prendre le temps 

Combien des personnes qui lisent cet article vont se dire « Non mais ça va pas j’ai pas le temps ! ». Je comprends. Et en même temps, toute la question est là : quel temps peut-on accorder à partager des causes qui nous tiennent à coeur pour oeuvrer à un changement de société ? 

Les réseaux sociaux sont fabriqués pour qu’on aille vite. Mais il nous appartient de faire des choix en publiant moins souvent mais mieux, en prenant le temps de réagir à un post plutôt qu’à un autre. Tout dépend à vrai dire de ce qui nous motive à poster et à réagir. En voulant absolument aller vite, nous contribuons à ce climat d’agressivité en ligne. Faire société, ça se travaille. Ça prend du temps. 

  • Comprendre quelle est ma motivation quand je poste ?
    – faire connaître mon travail
    me faire du bien, me soulager en partageant mon opinion
    – me mettre au service d’un changement de société
  • Au lieu de poster deux fois par jour, je poste une fois par jour. Au lieu de poster deux fois par semaine, je poste une fois par semaine. Je prends le temps de m’adresser aux autres et le temps de répondre à leurs commentaires.

       ⇒ J’établis un dialogue de qualité qui sera bien plus efficace

Conclusion : bisounours ? 

Cet article pourra susciter bien des commentaires sur sa naïveté, sa vision bisounours des échanges. Pas d’illusions à se faire : certaines personnes ne vivent que dans le conflit et le chercheront toujours. Sur internet, beaucoup des gens sont payés pour alimenter des conflits d’opinion. Il ne s’agit pas d’être naïf, mais de prendre sa part de responsabilité dans l’état du dialogue. 

Un dialogue, c’est toujours une proposition et une réaction. Une personne intolérante, malhonnête, agressive, dirigera sa tempête vers n’importe quel objet. Il est plus facile au roseau de se plier que de demander au vent de se calmer. On peut se recroqueviller dans la certitude que nous sommes du bon côté, ce qui fait du bien, mais ça ne fera pas avancer les choses. Créer des posts qui suscitent 3000 likes de la part de personnes déjà convaincues flatte notre ego, mais fera moins avancer les choses que d’avoir 10 personnes réticentes ouvertes à d’autres perspectives grâce au dialogue qu’on aura entamé avec elles. 

Nous avons besoin de dépasser l’état du colibri qui fait sa part dans son coin et s’en satisfait. Car ainsi nous créons des bulles et des clans. Avoir l’humilité de ravaler la certitude que nous avons d’avoir raison pour écouter ceux qui ne sont pas capables de faire ce chemin, c’est le premier pas pour amorcer un véritable changement de société.