Lettres sans réponse

Jai ramassé cette histoire sur la plage. Je te la donne, je sais que tu dois prendre le stricte nécessaire.

Café balnéaire, avec ses consommations dont le prix grimpe avec le soleil, ses parasols joyeux et sa bonne humeur obligatoire. Le vent souffle trop pour certains, juste ce qu’il faut pour d’autres. Pour lui, ce qui importe c’est le sens dans lequel il souffle. C’est facile. Il suffit de regarder comment il gonfle les cheveux installés devant lui. Parfois ça fait comme un rideau de crinière brune qui recouvre la mer. Sa mer à lui c’est un mur horizontal. Avec un panneau Sortie interdite. Là-bas, vers les rochers, il a trouvé des bouts de papier plastifiés coincés sous une pierre. Une photo, un nom écrit dans une langue qu’il ne comprend pas. Des hommes et des femmes qui ont laissé là leur identité. Ne plus exister pour pouvoir vivre… Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Article treize de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Treize. La place du traître.

Il paraît que c’est pas la traversée le plus dur. Une fois dans le bateau, y’a plus grand chose à faire. On s’en remet à Dieu, à la mer, à sa chance, à ses ancêtres, à ce qu’on peut. Mais une fois de l’autre côté, faut s’en remettre aux hommes. Aux sentinelles qui feront leur ronde ce jour-là, à savoir s’ils ont besoin d’argent… aux pêcheurs du village au bout qui voudront bien leur apporter un peu d’eau, à celui qui sait parler leur langue… une poignée de vies agrippées à ces circonstances.

Et puis les passeurs… trafiquants d’êtres humains aujourd’hui, héros de la Résistance quand ils faisaient passer la ligne à d’autres qui fuyaient l’oppression et la guerre. Bien sûr, on ne fuit pas tous des pays occupés. Nous c’est par nos propres dirigeants qu’on est assiégés, pillés, déplumés de tout espoir.

Carte d’identité qu’ils appellent ça… Pourtant ça dit pas grand chose, une carte d’identité. Ça dit pas si c’est un professeur menacé par la milice, un gamin dont tous les frères ont été envoyés au service militaire indéfini. Et celui-là, est-ce que c’est un opposant politique qui a été torturé, ou juste un chauffeur de taxi des montagnes qui en a eu marre d’être toujours à la merci des gendarmes qui lui retirent le permis si la liasse de billets n’est pas assez grosse. Et ce gamin-là, qui parle pas, un enfant sorcier sorti des mines de diamant, prostitué, vendu comme domestique. Comment il a fait pour trouver l’argent de la traversée ?

Demain lui aussi il laissera sa carte sous la pierre, dans cette boîte aux lettres des anonymes. Une pierre vraiment trop lourde pour cacher tout le reste. Car sous les bouts de papier plastifiés minces comme l’ongle, il y a le corps du petit frère qui flottait avec une chaussure en moins au milieu des vagues, la première fois qu’on a essayé. Il y la râle d’un ami qui n’avait plus assez de souffle dans le camion. Il y a le silence de ma fille qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait à côté de moi en attendant que les passeurs reviennent. Qui dormait.

Ce soir, quand il cherchera à tâtons une épaule sur laquelle s’appuyer pour monter dans la barque, il sentira à nouveau une autre main se poser sur la sienne : l’énorme main de son père, tellement lourde pour ses épaules, quand il avait onze ans, et qu’il lui a dit : « Tu es l’aîné. C’est à toi de t’occuper d’eux maintenant. Fais tout pour qu’ils vivent bien. Fais tout… »

épaule
Femme nue de l’épaule, Salvador Dali

Maintenant c’est sur l’épaule de la fille qu’il appuyait ses yeux, pour mieux voir la mer. Elle aussi ne la quittait pas des yeux. Par-dessus l’épaule d’un touriste badigeonnée d’écran solaire, elle suit le bateau-immeuble. Là-dessus la traversée s’appelle une croisière. « Allez retourne-toi… une fille du sud aux grands yeux marrons, ça te dit rien ? Vas y sers-toi. Puisque de toute façon il faut donner son corps… que ce soit à un mari pour avoir une maison ou à des clients pour quelques billets. J’écarterai les cuisses en fermant les yeux. Juste pour traverser. Pour me tenir bien droite sur le pont de ce bateau et voir disparaître mes sœurs et ma mère qui étendent le linge sur la terrasse où il n’y a plus que les paraboles satellites qui échangent des nouvelles. Elles agiteront les bras pour me souhaiter bon voyage en se demandant combien je pourrai leur envoyer chaque mois. Je leur ramènerai du linge de Paris, du beau linge qui sentira pas le pauvre.

Je leur ramènerai aussi des photos du pays gris. Comme vous qui venez photographier mes cousines du village quand elles descendent chercher de l’eau à la rivière avec leurs vêtements colorés. Vous trouvez ça dommage, les bidons en plastique, ça fait moins authentique. Mais les couleurs de leurs vêtements dans la poussière du chemin ça fait toujours une belle carte postale. Moi aussi j’irai photographier vos défilés exotiques : métro-boulot-dodo-parapluie-sandwich. Une tradition grise. On ne choisit pas la couleur de sa misère.

Elle se voyait déjà à la terrasse de la capitale du nord, dans un café qui ressemblerait à une cabine de première classe. Là elle se mettra à penser aux couleurs de son pays. Et à la table juste derrière, quelqu’une se mettra à rêver par-dessus son épaule d’un pays chaud où les gens savent prendre le temps, où tout est moins cher, où on peut avoir des domestiques et se faire appeler Madame. Et elle sourit en pensant que de chaque côté de la mer, des hommes repeignaient le réel par-dessus une épaule.

Extrait de « Chroniques de terrasse », manuscrit actuellement sur le bureau des maisons d’édition