Lettres sans réponse

Chère Greta,

Je ne sais si je suis en train d’écrire à un phénomène social, un produit médiatique, à l’incarnation d’une génération, au leader d’un mouvement, ou à une fille qui un jour d’école, a décidé toute seule a décidé de s’asseoir devant le parlement de son pays. Et à te dire la vérité, je m’en fiche. Je ne construis pas mes opinions sur celle des gens. Je ne me fais une opinion que sur ce que j’observe, ce que j’étudie et ce que j’expérimente. Mais peu importe ce que « Greta Thunberg » est en réalité. Elle est maintenant quelque chose qui compte et à qui nous pouvons adresser nos préoccupations. Comprends-moi bien, ce n’est pas une lettre de reproche ni de critique, ni un jugement sur ce que tu es ce que tu n’es pas ou ce que tu prétends être. Il ne s’agit pas de toi.

Il y a une semaine tu étais à Montréal devant 500 000 personnes marchant Pour le Climat, dans une ville de 1,78 millions d’habitants d’un pays (même s’il faudrait dire province) de 8,40 millions. À Paris, ville de 10 millions de personnes dans un pays de 60 millions, ils étaient entre 15 000 et 38 000 à marcher1. J’ai passé les deux moitiés de ma vie dans chacune de ces villes, et je ne suis pas surprise de la différence. En voyant les chiffres de ceux qui ont marché à Berlin ou Bruxelles proportionnellement, le pays qui se prend pour un leader un symbole de la lutte écologique aurait beaucoup à apprendre des autres peuples. L’année dernière, 100 000 personnes sortaient dans les rues de Paris pour célébrer la victoire de la Coupe du Monde. Voici la triste réalité, Greta : pour la plupart de nos contemporains, un ballon dans un filet est plus important que de sauver la planète.

« Ça fait du bien », n’est-ce pas ?

Comme tu disais en donnant les chiffres de la marche montréalaise, cela à dû faire du bien. Mais est-ce que la résistance est réellement une affaire de se sentir bien ?2 Est-ce donc un produit que nous devons rendre attractif pour que les gens se mobilisent ? Ou bien est-ce que la résistance consiste à comprendre les points faibles de l’adversaire et à mettre notre confort de côté pour être efficaces ? Bien entendu, si on peut avoir les deux, ce serait parfait ! Mais je ne me souviens pas d’une révolution dont la satisfaction soit que les gens se sentent bien. Évidement, se sentir unis est merveilleux et nécessaire à toute lutte. Mais c’est là sa condition, et non son but. Pourrait-on plutôt tirer satisfaction d’avoir fait quelque chose d’utile, même si c’est au prix de notre sécurité, de notre paix et de notre confort ?

Notre société a créé des individus en quête perpétuelle de leur plaisir, et cela jusque dans leurs révoltes. Quelle bizarrerie. Je me demande combien parmi le demi million qui a marché vendredi avec toi ont pris un café à la pause travail cette semaine, à la cafeteria, produit dans des plantations de monoculture. Combien ont mangé cette semaine une banane ou des bleuets du Mexique, comme en Europe nous mangeons des pêches et des tomates de cette terre de désolation espagnole, Almeria2 ? Combien sont passés au supermarché acheter des produits d’entretien pour la salle de bain, pour la cuisine. Combien ont acheté de l’essuie-tout3. Combien enroberont cette année leurs cadeaux de Noel dans du joli papier cadeau et combien planifient déjà leurs vacances dans un pays où ils iront consommer des restaurants des monuments et des hôtels. Et même parmi ceux qui font attention à chacun de leurs gestes, combien sont bien obligés d’avoir un téléphone portable contenant des métaux extraits par des enfants africains, combien doivent bien utiliser Google et Facebook, combien payent leurs impôts aux villes qui maintiennent les lumières allumées le soir, combien envoient des mails et sauvegardent leurs fichiers dans des clouds. La voici, cette vérité inexorable : nous sommes les enfants de ce monstre que nous combattons et que nous nommons néolibéralisme, consommation de masse, croissance infinie. Même les milliers de messages que nous envoyons pour organiser une marche pour le climat génère une pollution gigantesque dans les centres de données, ces bâtiments perdus dans des zones loin de tout et qui consomment tant d’énergie4.

Nous devons non seulement faire face aux puissants qui détruisent les habitats naturels pour exploiter plus de ressources, pour créer et transporter des biens de consommation, servant leur avidité, mais nous devons aussi faire face à notre propre reflet dans le miroir, et reconnaître qu’à chaque minute de nos vies, nous les aidons, nous les engraissons, nous les rendons plus fort, servant notre quête de plaisir et notre confort. Certains pensent que renoncer à ce confort signifie s’adonner à une vie de restriction et d’ascèse, ce que les gens des villes nomment vivre une vie simple. Mais c’est l’inverse : il ne s’agit pas de réduire notre plaisir et nos joies, il s’agit d’apprendre d’autres manières de cultiver notre plaisir et nos joies, non plus basés sur des plaisirs temporaires qui appellent d’autres besoins, mais basés sur la pure jouissance qui nourrit le corps l’esprit et l’âme.

/ AFP PHOTO / MATTHIEU ALEXANDRE

Ceux qui sont déjà sur ce chemin pourraient trouver injuste de nous flageller, alors que les premiers responsables sont les presidents des grands groupes et les gouvernements qui les soutiennent et les servent. Mais en temps de guerre, nous n’avons pas le temps de faire le tri des responsabilités. Chaque individu devrait être responsable pour l’humanité entière. Lorsque je sors mon sac de recyclage une fois par mois, et que je vois la poubelle du voisin pleine de cartons et d’emballages inutiles, puis-je vraiment rentrer chez moi et me dire Ce ne sont pas mes affaires, chacun est libre, chaque personne suit son chemin à son rythme. N’ai-je pas le devoir d’aller lui parler, d’amorcer un dialogue ? Pourrais-je dire tranquillement à mes enfants Moi j’ai fait ma part ! Nous savons que les petits pas ne sont pas suffisants. Mais tant que les individus engraisseront les entreprises qu’ils dénoncent en se disant qu’ils ne peuvent pas faire autrement, aucun changement ne sera possible. Ce que nous nommons le système n’est pas un monstre caché qui impose son règne sur des individus sans défense. Le système est le pacte que les individus font avec une série de croyances et leurs manifestations dans le réel qu’une poignée met en œuvre.

Je pose sur toi le regard d’une grande soeur. Non pas que j’ai la prétention de t’enseigner quoi que ce soit. L’âge n’a pas grand-chose à voir avec la sagesse. J’ai un peu plus qu’une décennie de plus que toi, et pourtant, j’ai l’impression que nous venons de mondes complètement différents, que nous voyons toutes deux le monde auquel nous aspirons s’évaporer, et que nous devons nous battre pour exister dans celui-ci. J’ai eu la chance de vivre une enfance sans internet, quand les téléphones ne servaient qu’à téléphoner, quand regarder un film, écouter de la musique, vérifier la météo, enregistrer quelque chose ou payer une facture, étaient des expériences totalement différentes. Puis à l’adolescence, internet et les petits écrans arrivèrent dans nos maisons. Et tout fut changé. Tu dois te demander ce que cela vient faire dans la lutte pour la protection du vivant. Et bien cette diversité d’expériences physiques nous a fait de nous des êtres sensibles au concret, à ce qui touche les corps et le réel. Je ne sais si tu t’es déjà interrogée sur le statut des trentenaires aujourd’hui. Nous vivons dans un monde où chaque génération est très isolée. Mais nous sommes dans une position très ambigüe dans cette société. Trop vieux pour en faire pleinement partie et trop jeunes pour avoir une place dans le monde de nos parents qui s’étiole. Je connais bien des trentenaires qui ont quitté le chemin qu’on leur avait tracé et dans lequel ils ont cru et sont devenus bergers ou artisans, construisent des maisons à énergie passive ou font pousser des plantes médicinales. De tous ceux que j’ai rencontrés et qui chaque jour oeuvrent, je n’en n’ai vu aucun qui participait aux marches pour le climat ou aux groupes en ligne pour sauver la planète. Ils n’ont pas le temps. Je crois que quand on grandit dans un monde où lire les infos, communiquer, créer un mouvement social, organiser une marche, se fait avec le même outil, où la popularité d’une nouvelle se mesure aux mentions j’aime ou je n’aime pas, les réponses virtuelles et les marches symboliques peuvent être interprétées comme un réel engagement. Seulement cette interprétation est culturelle.

Toute révolution a besoin d’un visage. Et même si les mouvements contemporains clament haut et fort qu’ils refusent la personnalisation, au point de nommer leurs membres intervenant dans les médias par le même prénom6, partout où tu te rends, Greta, la mobilisation augmente. Parce que nos démocraties ont échoué à établir un système juste de représentation des peuples, cela ne signifie pas que nous devrions renoncer à toute forme de représentation. Ce mouvement, donc, a ton visage. Et je regarde ce visage. Je ne vois pas de syndrome d’Asperger. Je veux dire par là que je le vois, mais tout comme je peux voir que quelqu’un a la peau noire, les cheveux blonds, des tatouages ou qu’il est aveugle. Cela ne contribue en rien à l’appréciation que j’aie de la qualité de cette personne. Je ne dirai pas le militant aveugle ou le militant noir. Je reconnaîtrai que son expérience en tant que noir ou en tant qu’aveugle a forgé sa vision du monde d’une manière que les « non Noirs » ou les voyants ne peuvent expérimenter, mais cela à mes yeux ne saurait lui donner ni lui retirer une légitimité. Mais c’est ainsi : les gens ont besoin de quelqu’un de « spécial » comme symbole. Je ne crois pas que tu sois plus spéciale qu’une fille de 16 ans qui aurait vécu dans dix pays différents, qu’une fille de 16 ans qui aurait élevée ses frères et sœurs à la place de parents déficients, ou qu’une fille de 16 ans qui aurait fui un mariage forcé. Mais si cela aide, allons-y, et ne perdons pas de temps.

Ce que t’écouter veut dire

Tu sais, les gens n’écoutent pas quelqu’un qui remettrait en question les fondements même de leur croyances et de leurs modes de vie. Seuls les sages le feraient, mais dans ce cas remettre en question les fondements de leur vie serait aberrant. Alors je me demande : est-ce que ces foules seraient encore prêtes à t’écouter si, après les avoir félicité de la beauté de leur geste, tu les mettais face à leurs contradictoires ? Est-ce qu’ils applaudiraient si tu leur demandais de commettre desactions sérieusement nuisibles à leur confort quotidien ? Si tout à coup tu faisais voler en éclat cette image d’Épinal des peuples qui ne demandent que le respect du vivant, face aux méchants puissants qui polluent et détruisent ? N’oublie pas, Greta, que derrière chaque sourire que tu vois dans les marches, il y a 10, 20, 100 personnes qui restent à la maison et s’en fichent. Si des milliers d’adolescents t’ont suivis, des millions vont toujours au McDo, disent que le Nutell c’est quand même trop bon pour arrêter, achètent les derniers vêtements fabriqués au Bengladesh et contribuent très consciemment à la destruction du vivant. Car nous avons inventé un être humain qui sait et qui ne fait pas. C’est peut-être là le grand accomplissement de ce siècle. Nous faisons face au fait douloureux que le changement individuel ne sera jamais suffisant, mais que sans lui rien ne sera possible. C’est notre force et notre alibi pour ne pas changer.

Je me demande aussi pourquoi ces représentants de l’ONU et des grandes organisations te reçoivent et t’écoutent ? Quel intérêt peuvent-ils bien y trouver ? Car il faut bien qu’ils y trouvent un intérêt pour te laisser quelques minutes de leur précieux temps. Sont-ils convaincus, mais si c’était le cas, comme tu le dis, nous en verrions la traduction dans des mesures. Sont-ils masochistes ? Ou bien acceptent-ils de jouer le rôle des méchants dans un spectacle médiatique, car ils préfèrent après tout des gens qui marchent dans les rues chaque mois avec de belles pancartes et de brillants slogans, que des citoyens qui cesseraient de payer leurs impôts ou leur facture d’électricité pour exercer une pression économique. Une fois que tu quittes la pièce, s’échangent-ils des sourires cyniques comme des parrains regarderaient par la fenêtre de leurs bureaux des enfants jouer à la guerre dans une cour de récréation ?

MONTREAL, QC – SEPTEMBER 27: Young activists and their supporters rally for action on climate change on September 27, 2019 in Montreal, Canada. Hundreds of thousands of people are expected to take part in what could be the city’s largest climate march. Minas Panagiotakis/Getty Images/AFP

Les mouvements sociaux contemporains passent énormément d’énergie sur le symbolique. Leur premier objectif semble être d’avoir un impact médiatique, car ils croient sincèrement qu’il suffira d’être visibles pour être efficaces. Mais notre monde est déjà rempli d’informations, de nouvelles quotidiennes, de haghtags populaires et de photos symboliques. Je ne dis pas que leurs actions sont inutiles, car les médias sont un pouvoir, tu en es la meilleure preuve. Je dis seulement qu’elles sont incomplètes. Voilà pourquoi je t’ai parlé du monde dans lequel j’ai grandi, où la différence entre le virtuel et le physique était claire. Aujourd’hui elle ne l’est plus. Si les Gilets Jaunes ont perturbé le gouvernement, c’est à cause des consequences économiques de leurs blocages, et non parce que leurs gilets jaunes étaient jolis à voir. Ta grève du vendredi était un véritable acte de désobéissance civile, car une élève qui sèche les cours s’expose à des sanctions et interrompt le cours normal de sa vie. Mais beaucoup de gens appellent désobéissance civile des actions qui ne les mettent en danger que pour quelques heures. Ils bloquent une banque et amènent des balais et des éponges pour « nettoyer » symboliquement la banque investissant dans des énergies fossiles7. Cela fait quelques articles dans les médias, ceux qui sont déjà convaincus applaudissent, les autres s’en fichent. Et après ? Après ils rentrent chez eux et se sentent bien. Les révolutions cherchent toujours à surprendre. Antigone a enterré son frère, bravant l’interdit royal. La désobéissance de Gandhi ne consistait pas uniquement à marcher et à s’asseoir, mais à boycotter les produits de la puissance occupante, ses institutions ses lois et ses impôts. Qui serait prêt à le faire parmi ceux qui nettoient les banques ? La définition que donne Thoreau de la désobéissance civile mériterait qu’on s’arrête sur chaque mot : « L’individu a obligation à ne pas être injuste et à ne pas offrir à l’injustice son soutien8. Thoreau a refusé de payer ses impôts pour protester contre l’esclavage, et pour cela, il a passé une nuit en prison. « Que votre vie soit la contre friction pour arrêter la machine. Je dois m’assurer de ne jamais, à aucun moment, participer à ce que je condamne. »

Tu as souvent rappelé à quel point la situation est critique, et que le temps nous est compté. Peut-être que nous n’avons plus le temps non plus de colorier des affiches et de mener des actions symboliques. Peut-être que ces marches pourraient être le ciment social qui amèneraient les gens à créer des groupes de travail et de discussion – et je parle de rencontres physiques et non d’interminables fils de discussion en ligne – et de mener des actions concrètes – et je parle là d’actions qui ne seraient peut-être pas agréables, mais qui exerceraient une réelle pression. Ton combat, notre combat, mérite mieux que de nourrir un enthousiasme médiatique. J’ignore si nous, enfants de ce système élevés dans l’individualisme, savons encore ce qu’agir collectivement peut vouloir dire. Si nous saurions nous organiser sans confondre distribution des rôles selon le talent de chacun et prise de pouvoir, sans confondre horizontalité et interchangeabilité des individus. Si la seule réponse que nous savons apporter aux menaces qui pèsent sur le vivant et de marcher et de nous sentir bien, d’écrire des slogans sur des cartons et d’en être satisfaits, alors je ne suis pas sûre que nous méritions le combat que nous portons.

 

 

 

 

 

 

 

1 https://www.lapresse.ca/international/europe/201909/21/01-5242206-casseurs-et-violences-assombrissent-la-marche-pour-le-climat-a-paris.php

2 https://lareleveetlapeste.fr/et-apres-face-a-lurgence-climatique-et-sociale-marcher-ne-suffit-plus/

3 https://www.hortidaily.com/article/9094630/almeria-s-agriculture-consumes-half-as-much-water-as-the-rest-of-spain/

4 https://www.sarahroubato.com/po/representation/

6 Henry David Thoreau, Civil Disobedience, 1849.

8 Henry David Thoreau, Civil Disobedience, 1849.