Auto-Portraits

« J’imagine que tu la connais… elle aussi elle fait des chansons à texte. »
« Il écrit aussi, il est dans le coin. Ah tu ne le connais pas ? »

Non, je connais très peu ceux qui « font comme moi ». Les gens se figurent qu’un artiste qui s’installe quelque part court chercher tous les artistes du coin, qu’un chanteur de chansons écoute de la chanson à longueur de journée, qu’un écrivain a ses meilleurs amis parmi les gens de lettres.

Les plus belles rencontres que j’ai faites sont avec des paysans des éleveurs des maçons des bûcherons des restaurateurs des distillateurs des boulangers. Des gens qui travaillent une autre matière que la mienne, qui vivent à d’autres heures, qui parlent différent. Pourtant, c’est en eux que je me suis reconnue. Dans leurs valeurs, leurs combats, leurs indignations, qui prenaient une autre résonance dans leur quotidien si différent du mien. Parmi les belles rencontres artistiques, il y a des peintres des photographes des sculpteurs des cinéastes, et quand il y a eu des musiciens, ils jouaient toujours des styles auxquels je suis totalement hermétique.

L’harmonie naît de la différence entre deux notes. Je me suis toujours nourrie de la différence. Au point de vouloir en faire mon métier, en étudiant l’ethnologie. Les ethnologues sont des obsédés de la différence. Ils la cherchent, l’avalent jusqu’à la nausée, l’analysent, l’expliquent, et y retournent. Je suis partie vivre dans d’autres pays. Mes colocataires ont été sud-américains, nord-américains africains et européens d’autres pays que la France. Je me sens bien entre mecs et je ne fréquente pas les gens de mon âge. 

Il me faut de grands efforts pour me rappeler que la plupart des gens cherchent le même. Que l’apéro se prend entre étudiants après les cours, entre ouvriers après le chantier. Qu’il n’y a rien d’étonnant à découvrir dans un couple que les deux sont thérapeutes ou enseignants. Qu’avoir les mêmes références, parler le même langage, avoir les mêmes habitudes, rassure. Que l’unisson règne. 

C’est peut-être une loi naturelle qui facilite les rapports. C’est peut-être aussi un choix de société. Une société qui compartimente, qui classe, qui crée des lieux pour les vieux et d’autres pour les enfants, des chaînes qui diffusent les mêmes styles de musique, des festivals qui présentent une seule discipline ou un seul style de musique.  C’est sûrement une pièce sans fenêtre où est poussée notre pensée, par les algorithmes qui nous encouragent à nous relier à ceux qui likent la même chose que nous. 

J’écoute du classique et du pop à fond, du rock et du blues bien gras. Tout ce qui m’éloigne des mots qui sont ma vie, et que j’ai besoin de faire taire pour reprendre mon élan. Me frotter à la différence de l’autre, c’est m’accorder une grande respiration de moi-même, qui me permet de vibrer et de mieux me retrouver. 

J’aimerais vivre dans un monde où les gens ne viendraient pas avec ce sourire qui dit Ah ! On est du même monde ! Mais plutôt avec la précaution de celui qui s’approche de ce qu’il ne connaît pas, guette, et écoute. Un monde qui chercherait l’harmonie plus souvent que l’unisson.