Bienvenue en incertitude

Cette année nous a apportée l’incertitude. À nous de décider si nous l’accueillons ou si nous en avons peur. Je vous souhaite une année d’accueil. Accueillir les rebonds, les détours, les imprévisibles, et surtout, l’essentiel. 

Accueillir l’incertitude

Certains aiment les jeux de hasard. D’autres préfèrent les jeux de stratégie. Dans les deux cas, on frétille en secouant les dés ou juste avant de retourner la carte. On aime cette part d’imprévu, c’est ce qui fait monter l’adrénaline. On essaye de provoquer la chance ou de la renverser. C’est ça qui fait le charme du jeu. Mais ce qu’on cherche dans le jeu, on l’accepte bien moins facilement dans la vraie vie.

Confinement 1, confinement 2… Cette fois pas d’applaudissements aux balcons, pas de photos de la nature qui reprend ses droits, pas de vidéos d’artistes des quatre coins du pays faisant œuvre commune. Pourtant souvenez-vous, il y a sept mois…

On parlait du monde d’après, où l’essentiel reviendrait au centre de nos vies, où on ferait plus attention aux autres et au vivant, où les métiers essentiels seraient revalorisés. Et puis on a pu à nouveau sortir, s’entasser sur les terrasses et dans les parcs, aller voir des spectacles, visiter nos musées, fréquenter nos salles de sport, acheter tout ce dont nous n’avons pas besoin, et voyager. Moins loin que prévu, mais notre pays est si beau ! Et on a fait semblant de croire qu’un virus n’oserait pas ne pas prendre de vacances d’été. Au sein même des familles et des amis proches, l’acceptation ou le refus de la contrainte a pu créer des scissions voire des ruptures. Entre le bien commun et les libertés individuelles, entre conscience et désir, le virus a trouvé des boulevards pour circuler. Résultat : tout le monde se retrouve confinés, en attendant la prochaine trêve des sacro-saintes fêtes de fin d’année, suivie de la prochaine vague qui mènera probablement à un nouveau confinement. On pressent bien que l’incertitude que nous vivons ne sera pas un moment mais bien une nouvelle norme. Qu’elle n’est pas une pilule à avaler mais bien le signal d’un changement à entreprendre.

Le refus de l’incertitude

Pour les générations qui n’ont pas connu la guerre, l’incertitude que nous vivons apparaît comme quelque chose d’absolument insupportable, d’odieux, qui fait offense à notre toute-puissance et paralyse la volonté. À force de sacraliser le contrôle – des corps, des machines, des esprits, de l’espace et du temps – nous sommes devenus des handicapés de l’inconnu. Nos journées sont segmentées, chronométrées, le moindre retard d’un transport – le plus souvent pour assurer notre sécurité – nous hérisse. Nous ne supportons plus d’attendre un rendez-vous, il nous faut être prévenu ou prévenir que « j’arrive ! ». On demande à nos enfants d’anticiper l’enchaînement de leurs études dès le plus jeune âge. On planifie nos vacances avec un remplissage effréné qui ne laisse presque plus de place à la surprise. Comment s’étonner que face à un phénomène dont la nature même est d’être imprévisible, nous soyons complètement désarmés ?

Dans la société du commentaire et du spectacle de l’information, nous sommes encouragés à toujours avoir une opinion sur tout. Les certitudes fusent dans tous les sens, ou plutôt dans les deux sens où on veut les enfermer : pour ou contre, pour ou anti. On préfère se ranger dans un camp ou l’autre, quitte à nier une partie du réel, trop complexe pour un schéma binaire, plutôt que d’oser dire « Je ne sais pas. ».

Quand on se tourne vers ceux qui ont connu des années de guerre et d’occupation, qui se sont chaque jour posés la question de comment ils allaient manger, se laver, si leur famille était en sécurité, qui risquaient leur peau en distribuant des tracts en allant chercher du savon ou en rentrant trop tard ; ou ceux qui ont vécu en pensant qu’à tout moment le monde pouvait exploser suivant le caprice de quelques hommes, on se dit qu’il doit bien y avoir une manière de vivre avec l’incertitude.

L’incertitude n’est pas le risque

Le risque est l’éventualité d’un danger. Il est donc à mesurer et à éviter. Mais l’incertitude est un état, un sentiment que nous éprouvons devant ce qui est imprévisible. Cet état est culturellement défini et peut être modifié. L’intégration du risque dans nos vies est une activité familière, même si nous la pratiquons à des degrés très variés. Certains métiers consistent à prévoir les risques, à les contourner ou les gérer le mieux possible. Plus on analyse une situation, plus on en connaît les données et les variations possibles, plus on a de l’expérience, plus on se sent aptes à faire face aux risques. Bien sûr, il y a aussi les tempéraments. Certains adorent partir à l’aventure, ne pas savoir où un chemin les mène, se laisser surprendre, d’autres s’inquiètent dès qu’un sentier n’est pas tracé sur la carte ou qu’on est en retard sur l’horaire.

Mais l’incertitude, c’est autre chose. En incertitude, nous n’avons pas suffisamment de données pour anticiper les différentes scenari qui peuvent se présenter. Comme nos activités dépendent de elles des autres, l’incertitude collective rejaillit sur chacun et l’incertitude de chacun sur tous. Ne pas savoir ce qu’on va faire parce que les autres ne savent pas ce qu’ils font faire, voilà où nous en sommes quand la crise touche tout le monde.

En attendant…

On dit « Gouverner c’est prévoir ». Prévoir, c’est-à-dire évaluer les risques, anticiper les obstacles, et travailler sur le long-terme. Or à une époque où toute l’action politique se déroule sous les caméras, l’information continue et les réseaux sociaux, elle se positionne d’après les indicateurs de popularité et les réactions immédiates, donc toujours sur le court-terme. Dès lors on ne s’étonne pas du manque de préparation à la deuxième vague alors que tous les indicateurs le pointaient depuis le mois de juin.

Et c’est justement entre les chiffres de ceux qui meurent ou pourraient mourir du covid et ceux qui meurent ou pourraient mourir à cause du covid, que les décisions doivent se prendre. Entre les chiffres qui tombent chaque jour des contaminations et de décès du covid, et les chiffres beaucoup plus difficiles à étudier des taux de dépression, de pathologies psychiatriques, de burn out, de suicides , de décès par déprogrammation d’opérations ou encore le non dépistage de cancers que provoquera cette crise.

Entre ceux qui souffrent d’isolement accentué et ceux qui souffrent de se retrouver les uns sur les autres, ceux qui développent la phobie de tomber malade, ceux qui perdent leur emploi et ne savent pas comment ils vont tenir, ceux qui ont découvert qu’ils n’avaient plus rien à faire ensemble, les vies se dérèglent. Ce qu’on croyait immuable a dévié.

Aujourd’hui nous vivons en attendant. Ralentis comme sur une route derrière un accident. Et dans toutes les têtes les questions tournent : comment ne pas couler, comment maintenir l’activité, comme repartir, comment boucler le programme ? Comment arriver à la destination qu’on s’était fixée ? Quand un jour on contournera ce moment, on tournera la tête en se disant que c’était terrible, avant de donner un grand coup d’accélérateur et de redémarrer à pleine vitesse, les cheveux au vent, scandant la liberté retrouvée.

Réagir face à la privation

Face à une privation, les réactions peuvent varier : est-ce qu’on se frustre et on attend que l’État nous redonne les moyens de retrouver ce qui nous manque, ou est-ce qu’on essaye de remettre en tension notre désir, notre créativité, notre pensée, dans une autre direction ? Les individus que la société de consommation a fabriqués sont habitués à obtenir immédiatement ce qu’ils désirent. Avec la crise, certains ont réalisé qu’ils peuvent se passer de certaines choses, tandis que d’autres compensent le manque par le téléachat et iront grossir les files d’attente dès que les magasins rouvriront.

Bien sûr c’est plus facile de prendre de la distance à deux dans une maison de campagne qu’à six dans un quatre pièces. Mais il n’y pas qu’un déterminisme social. Il y aussi notre relation au vide, et notre capacité à faire face à notre intériorité. Comment habiter l’espace qui rétrécit ? Ce deuxième confinement où les enfants sont à l’école va peut-être ouvrir à davantage de personnes les moments de recul et d’introspection. On l’a vu déjà après le premier confinement : dans certaines campagnes les recherches de terrains ou de maisons ont drastiquement augmenté. La fréquentation des grandes enseignes a chuté.

Pour certains, cette crise est l’occasion de recalibrer les priorités, de ne plus sacrifier sa qualité de vie à la nécessité de maintenir un certain style de vie. C’est l’occasion se mettre à faire ce qu’on a toujours laissé de côté, de ne plus courir partout, de consacrer du temps à ses proches, de relativiser certains soucis face à la vie menacée, de se mettre au vert, de découvrir sa région… Pour d’autres, c’est la perte totale de l’équilibre. Le manque peut créer la réorientation du désir, ou bien la frustration qui appelle la surconsommation pour compenser.

 

Accueillir l’incertitude

Accueillir l’incertitude, ce n’est pas un mantra de développement personnel pour quelques privilégiés à qui on aimerait bien dire : « C’est ça, mettez-vous dans ma situation et on verra si vous accueillez l’incertitude ! ». Réflexe très répandu où toute proposition d’envisager les choses autrement, est considéré comme une négation de la légitimité de la souffrance. Au contraire, il s’agit juste de dire que face à une situation difficile, plutôt que de trépigner, il serait peut-être plus utile de chercher une autre manière de faire pour la contourner. Accueillir l’incertitude, c’est être capable, comme le fait le paysan dans tous les pays et à toutes les époques, de lever la tête au ciel, de pressentir l’orage, de ne jamais savoir combien de temps dureront les pluies ou la sècheresse, et de continuer, en faisant ce qu’il peut pour protéger ses cultures, mais en acceptant aussi de s’en remettre à ce qu’il ne contrôle pas, avec les dégâts et les sacrifices que cela comporte. C’est une attitude qui permet de tenir et de s’adapter.

Si nous n’avons pas de prise sur des événements aussi énormes qu’une pandémie ou des catastrophes climatiques, on peut toujours changer le regard que nous portons sur nos activités, professionnelles ou de loisir. Si on ne les considère plus comme une fin en soi dont la perte créerait un manque irrémédiable, mais qu’on se met à les regarder comme un environnement dans lequel on cherche à accomplir quelque chose d’essentiel pour nous, alors on s’autorise à envisager de faire autrement quand cette activité cesse. Il s’agit de trouver ce qui dans chaque activité nous intéresse, ce qu’on cherche à y accomplir à travers elle : coopérer, innover, briller, impressionner, transmettre, vivre l’aventure, contribuer à l’ordre, etc. Alors on peut se dire que cette recherche essentielle, on peut la trouver en exerçant son activité autrement, ou en changeant d’activité. Bien sûr tout notre système est basé sur la capacité des individus à maintenir un niveau stable d’activité et de revenu : nos emprunts bancaires, nos baux, nos abonnements de télécommunication, nos modes de vie sédentaire,  nous engagent et nous enchaînent. Mais tant de gens, y compris des parents avec enfants en bas âge, ont pu recommencer autrement avec très peu de moyens financiers, qu’on peut au moins se poser la question.

Renverser notre regard  

Nous avons été biberonnés au faux confort de pouvoir prévoir journées, nos semaines et nos mois, bien calés dans une activité monolithique que nous exerçons chaque jour de la même manière. Cet état est celui qui nous rassure. Si quelque chose vient le bouleverser, nous sommes dans un état d’insécurité et d’angoisse.

Or on peut très bien imaginer, comme c’est le cas dans certaines sociétés, penser à l’inverse. Qu’un individu qui ne supporterait pas de ne pas savoir à quoi ressembleront ses journées, qui ne pourrait survivre qu’en ayant un rapport unique et figé à son travail, à ses plaisirs, à ses espaces, aux autres, serait l’individu instable. Et qu’à l’inverse, celui qui aurait les outils intérieurs pour s’adapter à différentes situations, aurait plus de chances de maintenir une stabilité psychologique et émotionnelle.

Développer ma capacité à regarder une situation de différents points de vue, envisager plusieurs chemins pour atteindre un objectif, être capable de faire ce que je fais déjà avec plusieurs publics, dans plusieurs lieux, à plusieurs rythmes, savoir en toute circonstance où je place la limite entre ce que je peux accepter et ce que je ne peux pas, ne jamais perdre de vue ce à quoi je participe, interroger le sens de ce que je fais.  Voilà peut-être à quoi ressemble le bagage qui nous permettrait de vivre les soubresauts du monde, sans en être totalement paralysés. Ces facultés, de nombreuses disciplines l’enseignent déjà. Et les personnes les pratiquant sont sûrement mieux armées pour faire face à la crise que nous vivons.

Pratiquer le déséquilibre

Surf, planche à bascule, funambulisme, trapèze, parapente, voile – toutes ces disciplines développent les réflexes corporels pour se mettre en situation d’accompagner le déséquilibre. Impossible de le refuser, puisqu’il est au cœur de la sensation recherchée. On accepte de ne pas savoir où on va retomber et à quelle vitesse. On accueille le moment de suspension dans le vide. Dans ces disciplines, l’évaluation du risque est primordiale. La peur ne paralyse pas, au contraire. Elle est un garde-fou nécessaire pour inciter à prendre toutes les précautions.  En musique, l’art de l’improvisation est basé sur une connaissance absolue des règles d’harmonie, de rythme, de style. À partir de cette connaissance et dans ce cadre, se négocie une liberté qui tient toujours compte des contraintes imposées par la présence des autres, le but n’étant pas de faire quelque chose de beau en soi et pour soi, mais de participer à quelque chose de beau collectivement. C’est une capacité de réagir à un accident rythmique ou mélodique, pour en faire un élément de langage et l’intégrer à sa phrase, sans jamais perdre de vue comment cette phrase s’intègre au langage commun. C’est l’acceptation de ne pas savoir où l’on va, de n’avoir aucune idée de ce que l’autre va faire, d’être attentif en permanence à toutes les possibilités.

Les pêcheurs et autres marins comme les montagnards savent chercher d’autres chemins et être attentifs à leurs limites. Tous ceux qui font face à des éléments plus grands qu’eux et qui savent que l’humain n’est pas tout-puissant, savent équilibrer la volonté individuelle et ce qui la dépasse.

Toute personne qui par une discipline ou par un mode de vie, pratique en permanence l’art de se réajuster à des situations imprévues, vit sans doute différemment la crise que nous traversons. Et ces personnes existent, partout. Elles ont des enfants ou pas, vivent en couple ou seules, vivent souvent de façon très humble, et sont sans doute une clé pour nous en sortir.

Cultiver la flexibilité et la diversité

Sous le règne apparent des libertés individuelles et des plus grands choix de chacun, nos sociétés forgent en réalité des individus très peu adaptatifs avec une faible capacité de rebond. On croit faire beaucoup de choses différentes, mais tant qu’elles sont faites toujours sur le même mode, elles finissent par toutes se ressembler, car elles impriment en nous la même expérience. Une fois qu’on a un pantalon noir, trouver un jean, une fois trouvé le jean, désirer un autre jean. Une fois qu’on est partis en Grèce, partir en Thaïlande, une fois qu’on a le téléphone, avoir la tablette, etc. La plus grande partie de notre temps est consacrée à trouver les moyens d’assouvir ce désir voué à se renouveler sans cesse. D’ailleurs on ne demande pas aux jeunes À quoi veux-tu participer ? ou À quoi veux-tu contribuer ? mais Qu’est-ce que tu veux faire ?

C’est déjà la promesse de l’individu qui ne pourrait s’accomplir que dans la satisfaction de son désir. Pour ça, les parcours sont tracés : études, diplômes, boulot, appart, famille, loisirs, retraite.

Bien sûr il y a des ruptures. Mais elles proviennent toujours de décisions – les nôtres ou celles des autres – qui émanent des individus. Tout ce qui peut arriver d’extérieur à la volonté individuelle nous paralyse. Inondations, incendies, canicules… épidémies. Quelque chose venu d’ailleurs qui vient briser cette éternelle promesse d’un désir à assouvir sur laquelle nos vies sont basées. La faute à personne, ou la responsabilité de chacun.

Le chemin du changement n’est jamais facile. Car il faut désapprendre et réapprendre. Ceux qui l’empruntent risquent d’y arriver par un chemin qu’ils n’avaient pas cru possible. Ceux qui restent seront de plus en plus contraints par les limites d’un système qui s’asphyxie lui-même.

Dans ces moments de défi collectif, ceux qui s’en sortiront le mieux seront ceux qui seront familiers des bifurcations, des bouleversements qui nous dépassent, des changements de cap. Qui sauront cultiver la diversité pour être le moins dépendants possibles. S’il devait y avoir un monde de l’après covid, ce sera peut-être celui où il sera bon de  préférer l’incertitude du lendemain à la certitude de ne pas être à sa place.