Écrire (1) : L’inspiration

L’inspiration

L’inspiration… la Muse qui chuchote une musique divine à l’oreille du Poète. Le Romantisme a marqué notre imaginaire pour longtemps. Dans notre monde effréné où il devient rare de pouvoir se concentrer sur une seule chose, l’inspiration ressemble plutôt une petite bête sauvage, effrayée au moindre bruit du monde. Elle pointe son museau dans les coins les plus inattendus du quotidien. Alors il faut s’immobiliser, tout lâcher, tant pis pour le coup de fil, tant pis pour le déjeuner de famille, le travail à finir ou la course à faire. Tant pis pour la route. Il faut pouvoir s’arrêter. Et noter. Surtout ne pas remettre à plus tard. Elle ne s’en remettrait pas.

J’ai toujours été mal à l’aise d’entendre des écrivains parler de ce qu’est l’écriture ou l’inspiration. Chacun tire de son expérience une vérité universelle sur la nécessaire régularité des horaires, l’absolue solitude, et trouvent de belles formules pour dire « Parce qu’après tout, l’écriture c’est toujours… » Certains érigent la nuit en ultime source d’inspiration, d’autres le silence. D’autres au contraire ont besoin du bruit, et d’être au milieu des gens. On peut écrire à l’heure de l’apéro à la terrasse d’un café, ou devant sa fenêtre à l’heure où tout le monde dort, comme on peut écrire dans une station service ou dans la salle d’attente d’un hôpital. Quand on a appris à désacraliser l’écriture, on sait s’adapter à tout type de lieu. Se retirer mentalement et répondre à cette nécessité.

Mais ce dont tous les écrivains ont besoin, les matinaux comme les nocturnes, les solitaires comme les entourés, c’est de disponibilité. Pour activer ces antennes qui nous poussent sur je ne sais sur quelle partie du cerveau. Cette disponibilité ne nous est pas donnée. Il faut toujours l’arracher. Aux messages qui arrivent sur les boîtes mails, sur les fils de tchats, sur SMS, aux exigences d’un job alimentaire ou d’une vie de famille, et à la paresse. Le monde est plein de dangers pour cette petite bête sauvage. Surtout à notre époque, où même à vivre seul, on est happé par l’exigence de la communication. Elle comprime le cerveau. Il faut pouvoir la maintenir derrière une porte et faire semblant d’avoir perdu la clé.

Plusieurs pourraient raconter comment je pousse un cri impressionnant quand on me surprend en train de préparer à manger, de ramasser du bois ou de tirer le linge de la corde. C’est que dans ces moments, je suis en train de travailler. Il suffit de quelqu’un qui débarque, et les mots s’enfuient. J’ai perdu bien des phrases par politesse, parce qu’un rendez-vous a été décalé ou qu’un coup de fil qu’on ne peut pas refuser arrive. Tant pis. On ne peut pas retrouver ces mots perdus. Il faudra en trouver d’autres. Les mots sont si fragiles. La liberté de l’écrivain, sans bureau, sans horaires,  sans atelier, sans patron pour lui dire quand rendre sa besogne, est une tension de chaque instant.

Le frottement

Dans une de ses chroniques radiophoniques Mémoires d’un collectionneur, Sacha Guitry raconte l’anecdote du peintre Utrillo, très malade et tourmenté, qui se laisse convaincre d’aller faire un séjour au bord de la mer. On lui loue une somptueuse villa. Sa femme dépose sur la pelouse chevalet, toile et pinceaux, sans rien dire. Et chaque jour, elle recommence. Lui voit la toile et passe son chemin. Un jour pourtant il s’y installe, devant les palmiers, les cactus, le sol rouge et la mer. Autour de lui on guette, et on se réjouit de voir enfin le renouveau du grand peintre. On allait découvrir sa mer, son soleil, ses cactus. Quand enfin on osa approcher, stupeur : de mémoire, il avait peint la rue Lepic à Paris.

L’inspiration marche souvent par contrastes et par décalages. Ce n’est pas qu’on assiste à quelque chose – un paysage, une discussion – et qu’on les reproduit. C’est qu’on les absorbe, on les laisse macérer, et on les récupère plus tard, loin du lieu d’origine. Devant les montagnes j’écris une scène parisienne. Devant une rivière canadienne j’écris une scène de lavoir en France. Dans un café montréalais j’écris sur un berger. C’est que dans ce café, quelque chose est venu réveiller la scène du berger. Le regard d’un client qui recevait la lumière du soleil par la baie vitrée du café, a été un archet qui a fait vibrer une corde de cette scène.

Ce n’est pas un sujet qui déclenche l’écriture. Du moins pas celle des écrivains. Les essayistes, les historiens, les témoins, peuvent se laisser aller à un contenu à déposer sur le papier. Mais les écrivains cherchent autre chose qu’un sujet. Comme un réalisateur de film qui sait qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais sujet. Qu’il n’y a que de mauvaises ou de bonnes mises en scène.

Une idée ou un ressenti rencontre une image, un personnage, un objet. Je peux vouloir écrire sur l’absence, mais je dois attendre que cette idée de l’absence rencontre une chaise vide, une tasse en trop posée sans y penser sur la table du petit déjeuner, une phrase lâchée par quelqu’un le regard dans le vide. C’est ce frottement qui va déclencher en moi la musique des mots qui au fil des années se précise, et devient mon style. Il peut être influencé par la saison émotionnelle où je me trouve, par mes lectures du moment ou par le pays où je me trouve.

Il est des écrivains visuels, qui voient une scène, un décor, un personnage. Moi je suis un écrivain de l’oreille. Je ne vois jamais de paysage, d’architecture, ni les traits d’un personnage, ou son apparence. Mais je sens sa démarche, ses gestes. Je sens surtout son rapport au monde. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il nous raconte du monde en étant au comptoir d’un bar ou à marcher le long d’une route. La première phrase arrive. Je ne sais pas quelle histoire elle va déplier. Je sais seulement que j’en ai besoin.

Déplier

L’écrivain peut être un client très déroutant pour les serveurs des cafés où il vient chercher son écritoire. Il entre en flairant le lieu, s’assure que la musique n’est pas trop forte, mais qu’elle pourra le bercer sans interrompre la musique des mots. Il essaye d’évaluer le nombre de clients. Pas trop pour ne pas le distraire, mais trop peu lui enlèverait ce brouhaha dont il a besoin, et ces discussions dont au passage il pourrait bien relever quelques mots pour une scène. Puis il examine les tables : trouver celle qui offrira une vue intéressante – un coin de rue, un bout du bar, avec un peu de la salle.

Mais même dans le café le plus juste, il arrive qu’on ne soit pas disponible. Parce qu’à force de devoir être son propre agent, son éditeur, son attaché de presse, on se laisse rattraper par les urgences. « Ah oui il faut que je rappelle untel, que je relance tel autre, que j’annonce, que je poste… » Tout le travail de communication sans lequel aujourd’hui nous ne sommes rien, et qui avant et pour les plus chanceux aujourd’hui, était pris en charge par ceux dont c’est le métier. Avec toutes les difficultés qu’ils connaissaient, les écrivains des siècles passés n’avaient qu’à écrire : ensuite, ils confiaient leurs textes à ceux qui se chargeaient de l’imprimer, de le mettre en page et de le diffuser.

La dictée

Quand on arrive enfin à cet état de disponibilité, quand le frottement s’est fait, on est lancé. Et les interruptions ne seront pas aussi fatales. On entend littéralement une voix, celle d’un personnage ou d’un narrateur. Il faut juste la suivre, comme un élève appliqué à sa dictée. Plus tard on retaillera, on coupera, on cherchera à aller à l’essentiel. Un jour on dira que c’est fini, et puis une semaine plus tard, on trouvera à refaire. La poésie ou la chanson, eux, se terminent. L’exigence de la métrique et des rimes les rapprochent bien plus de la musique, et permettent de ficeler l’objet, de le tenir dans ce cadre strict. Mais en prose, un texte n’est jamais qu’une version arrêtée artificiellement à un instant T.

Quand on relève le nez, on est épuisé, et en même temps plein d’une force qui n’a pas d’équivalent. De cette belle fatigue saine qui nous fait nous sentir en vie et à notre place. Bien autre chose que l’épuisement de la communication. On commande une sucrerie, on sort prendre l’air, on se regarde un film. On se dit qu’on tient quelque chose. Un bout de la vérité du monde. Et on ne peut pas imaginer que la vie de ce texte dépendra de notre carnet d’adresses pour atteindre un éditeur, de le sortir au bon moment, d’avoir une belle couverture, des algorithmes et des heures qu’on voudra bien passer sur les réseaux sociaux.

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