Je ne suis pas une femme qui écrit

 

« Qu’elle est belle ! Qu’il est beau ! » C’est ce qu’il faut dire devant tous les bébés. Pour les enfants, on commence à faire le tri, mais on le dit encore sans gêne devant une petite fille : « Comme tu es belle ! » On veut bien que les petites filles se croient belles. Mais quand elles deviennent femmes, ce serait indécent et prétentieux. 

Et pourtant, toute sa vie, la beauté d’une femme va agir sur toutes ses relations. Qu’on me comprenne. Je ne parle pas de la beauté intérieure, du charme, du charisme, du fait de se sentir belle qui fait rayonner n’importe quel visage. Je parle de la beauté évidente, presque violente, sauvage, celle qui s’impose, dans les limites d’une culture partagée bien sûr, car on sait que les petits pieds écrasés des chinoises ou les cous des femmes girafes sont considérées comme des attributs de beauté. 

Cette beauté parle à notre place. Quand on voit les têtes des hommes se tourner dans la rue et les traits des femmes se tirer quand dans une soirée on passe un peu trop de temps à parler avec “leur” homme. Quand on essaye d’être amie avec un homme et qu’il faut l’exaspération amusée d’une amie pour nous faire comprendre qu’on est toujours une menace ou une tentation. Quand on remarque que tous les maraîchers du marché nous font des rabais, sans raison apparente, et à nous plutôt qu’à d’autres. Quand essaye de se faire « un carnet d’adresse » et qu’on se retrouve dans l’appartement de messieurs de la cinquantaine célibataires qui, même sans se permettre un seul geste ambigu, s’offrent le plaisir d’avoir à leur table une belle jeune femme. À tous ces moments, la vérité qu’on veut ignorer nous murmure à l’oreille : tu es une très belle femme, et chacune de tes relations est marquée par moi. »

Quand j’écris, c’est simple. Mon physique ne joue pas sur la manière dont on va recevoir mes mots. Seulement je suis aussi artiste de scène. Chanteuse et musicienne. Et quand je suis sur scène, rien à faire. Elle est là. Il faut faire avec, comme avec la voix qu’on a. Il faut savoir en jouer comme d’un instrument. 

Sur scène, tout est affaire de séduction. On séduit avec la vérité qu’on fait passer à travers soi. On séduit avec ses talents, de comédie, d’émotion, de précision du geste, de grâce, d’expression, de justesse. Mais on touche, on touche vraiment, avec sa fragilité. Avec cet endroit vulnérable qu’on laisse s’entrouvrir, parce que la technique est maîtrisée, parce que le travail est fait, parce qu’on a le cadre est là. Et quand elle est assumée, cette fragilité, elle devient un vrai charisme, avec l’autorité de ces petites choses fragiles qu’on aurait peur de briser d’un souffle, et qui fait qu’une salle, d’un coup, retient sa respiration.

Quand la beauté impose tout son charisme, il faut bien du travail pour que la fragilité se fasse sa place. Pour être autre chose qu’il jolie chose dans la lumière. C’est peut-être pour ça que les très beaux acteurs comme Brando, Di Caprio ou Johnny Depp sont allés chercher des rôles atypiques et surprenants, pour prouver qu’ils étaient des immenses talents qui ne voulaient pas se faire emprisonner dans une belle gueule. 

J’aurais aimé avoir une gueule. Une vraie. Les dents de Brel, ses bras trop grands, trop maigres. Le nez de Barbara, ses jambes trop longues. Les oreilles décollées de Gainsbourg, la bouche tordue de Leprest, les yeux hallucinés de Sister Rosetta Tharp, les dents écartées de Leonard Cohen. Une vraie gueule, qui aurait mieux raconté mon caractère, mon trop-plein, ma gigantesque loufoquerie, mon côté fêlé. Au lieu de ça, j’ai de grands yeux sombres, une petite bouche, un nez qui aurait mérité d’être plus fin, de longs doigts musclés, une taille très fine, une poitrine très généreuse, un tour de hanche de 1.13 mètres, une crinière brune bouclée qui descend jusqu’aux fesses. La beauté des tableaux de Delacroix. La forme de corps de la mère de la Famille Pirate. 

Ce physique est très utile en chanson de rue. Ici, il s’agit de séduire en un clignement de paupière le passant qui n’a pas du tout l’intention de s’arrêter. Il y a la voix, bien sûr, mais il y a aussi et surtout le regard, le sourire, les volants de mes costumes colorés, le look de gitane. J’ai vu des chanteurs de rue jouer bien mieux que moi, et récolter trois fois moins. Je sais que si j’avais une autre tête, un autre corps, je ne ferai pas aussi belle recette (voir le texte « Chanter dans la rue » de la série écrite et podcast « Dans la loge de l’artiste » en cliquant ici)

Bon c’est dit. Je suis belle. Et maintenant, qu’est-ce que j’en fais de cette beauté ? Je ne peux quand même pas la laisser au vestiaire. J’aimerais bien pourtant.

Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis faite dire « Arrête de porter du noir sur scène, c’est triste ! … Et puis tu n’assumes pas ta féminité sur tes photos. » Mais pourquoi donc ? Est-ce qu’on dirait à un homme qui met une photo assez neutre de lui sur son site, qu’il n’assume pas sa virilité ? Qu’il lui faudrait dégrafer un bouton de sa chemise ? 

Quand dans un de mes spectacles je parle d’un détenu que j’ai rencontré en prison, de la solitude de nos communications par écran interposé, du ventre plein de plastique des albatros, que vient donc faire ma beauté là-dedans ? Bien sûr quand j’interprète « Si vous la rencontrez » de Baudelaire, les Filles de Joie de Brassens et House of the Rising Sun, je me mets en bas et porte-jarretelles. Parce que j’interprète une prostituée. Quand je parle des corps de nos grands-mères qu’on ne voit plus, je me passe un voile autour de la taille. Quand j’interprète Barbara, je veux qu’on voit la jeune fille de vingt ans amoureuse et frétillante, et puis la femme mûre blessée. Sur une version jazzée de Pierre je danse une danse langoureuse pour jouer l’amante frivole et puis je passe brutalement à Nantes, parce que ces deux chansons sont construites sur la même mélodie et les mêmes accords. Les deux parlent de l’homme parti, et rappellent que les grands enthousiasmes qu’on a prennent leur énergie à la même source que les grandes blessures. C’est un jeu de scène, comme quand je me mets du noir sur le visage en sortant de ma poubelle ou que je me mets une lampe sous le visage pour devenir spectrale. Mais que retient-on ? Tu es une belle femme, et tu ne te mets pas en valeur. 

Je rêve que mes mots soient portés sur scène par d’autres voix et d’autres corps. Et même, par des hommes. Ce serait enfin moi, moi entière, sans cette beauté qui leur cache la vue.