Analyses

Les stars du show-biz, les politiques, les grands patrons, les intellectuels… ont sait que « ceux-là, ils vivent dans leur monde ». Mais nous, échappons-nous vraiment à l’entre-soi ? Dans nos loisirs, dans nos lieux de socialisation, dans nos engagements même ? Comment inclure la diversité des points de vue, des vécus, des situations, des ressentis et des priorités quand on oeuvre pour le commun ? L’entre-soi représente un défi existentiel pour l’engagement des personnes qui mènent un combat sociétal.

Les combats que nous menons nous engagent toujours au-delà de nous-mêmes. On ne revendique jamais pour sa petite personne, mais toujours en tant que membre d’un groupe, d’une condition sociale, comme citoyen ou pour les générations suivantes. Et pourtant, dans ces combats réside un danger qui, croit-on, concerne toujours les autres. L’entre-soi représente un défi existentiel pour l’engagement des personnes qui mènent un combat sociétal.

1. Les cartes postales de nos idéaux excluent les autres
2. La rigidité du point de vue n’est pas la radicalité de l’engagement
3. L’entre-soi est parfois nécessaire
4. L’Autre, ça s’apprend
5. Sortir de l’entre-soi
6. Oeuvrer à la dispute fertile

1. Les cartes postales de nos idéaux excluent les autres

« JE NE COMPRENDS PAS LES OPPOSITIONS ! »

Un jour sur un réseau social, je tombe sur un post d’un militant écologiste urbain légitimement convaincu qu’il faut dépolluer nos villes. Il faisait l’éloge de la ville de demain ainsi résumé, accompagné d’une image éloquente : 

Je ne comprends pas les oppositions à ce concept. Avoir tous les services essentiels à une distance d’1/4 d’heure à pied ou à vélo. Comment peut-on être contre ? Des routes plus sécurisées où tu peux te balader sans risquer de te faire écraser par une voiture ? Ce type de villes partout en France ? Mais on signe où ? Ce n’est pas une idéologie de bobo-parisien. C’est tout à fait généralisable et souhaitable en dehors de Paris (pour le peu que j’ai expérimenté, village(s) en Normandie et en Provence…).

Évidemment, avec pour modèle les chouettes quartiers de Paris, et les villages touristiques de Normandie et de Provence où se rendent les Parisiens en résidence secondaire, cette personne ne peut pas percevoir les enjeux des moyennes villes de France, et même du large Paris. Au lieu de reconnaître la limite de sa connaissance et d’aller s’enrichir de celle de l’autre, pourquoi réduire cette question complexe à un choix binaire entre deux photos, deux caricatures, et donc deux mondes irréconciliables ?  Pourquoi ainsi exclure d’emblée ceux qui n’aspirent pas à la ville-du-vélo en les considérant comme des limités du cerveau qui ne comprennent pas l’évident bon-sens de la ville idéale ?

Alors que les urbanistes connaissent les enjeux complexes de l’aménagement de la ville de demain, le débat public est dominé par ces cartes postales de la ville idéale d’où beaucoup sont exclus d’emblée les ouvriers qui ont besoin de transporter leur matériel en camionnette depuis la banlieue où ils vivent pour effectuer les travaux dans nos immeubles ; les musiciens qui jouent dans les lieux culturels et transportent leurs instruments dans des voitures bien trop vieilles achetées d’occasion pour aller toucher une misère de cachet ; ou encore les habitants des déserts médicaux qui doivent faire deux heures de route pour aller en ville voir un médecin.

image : Marin Bisson

« NOUS SOMMES LA JEUNESSE ! »

Lors des marches pour le climat de 2019, les associations militantes ont posté beaucoup de photos et de vidéos avec des slogans à la hauteur de l’engouement du moment. Réunies dans le 10ème arrondissement de Paris, un mouvement citoyen très actif poste des photos des manifestants et écrit en légende : « Ensemble, nous écrivons l’histoire ». Sous celles des milliers de marcheur.es, on lit : « Nous sommes l’avenir. » Pourtant, à bien y regarder, et comme l’ont montré les enquêtes sociologiques notamment celles de Maxime Gaborit et Yan Le Lann, 60% des participants ont un bac + 5 ou sont enfants de cadres ou de professions intellectuelles. La diversité culturelle et sociale n’était pas au rendez-vous. Les jeunes des périphéries étaient les grands absents de ces marches « de la jeunesse ».

La question s’est-elle seulement posée ? Aller vers les autres, qui vont nous accueillir avec méfiance ou hostilité, est une démarche moins glorieuse que de brandir un slogan au milieu de gens déjà convaincus. On préfère légitimement se sentir grisé par un cri collectif auquel on participe, plutôt que de faire du porte à porte et de peut-être se la voir fermée au nez.

« MONTRONS QUE NOUS NE VOULONS PAS DE FACHOS ICI ! »

Dans une région bastion de la gauche, le RN  rassemblé 19% des votes aux législatives. Quand, lors d’un nouveau vote d’élections partielles, des élus du RN viennent rencontrer leurs électeurs, le mot d’ordre est donné sur les réseaux sociaux  : « Venons empêcher ce rassemblement, faisons du bruit, les fachos ne passeront pas ! » De quoi se gargariser d’être du bon côté, et rentrer chez soi satisfaits. Mais aura-t-on fait renoncer les électeurs à voter RN ? Certainement pas, au contraire. L’efficacité de ce genre de manifestation tient dans la cristallisation des oppositions et des caricatures. Ainsi les manifestants entretiendront leur image de « gauchos écolos radicaux » et chacun s’en retournera chez soi encore plus convaincu qu’il a raison.

2. La rigidité du point de vue n’est pas la radicalité de l’engagement

Dans la société de l’image et du buzz, on a tendance à confondre la radicalité de la posture avec l’intensité de l’engagement. Plus on reste inflexible, campe sur ses positions et propose une vision radicale qui exclue toute autre manière de voir, plus on il se convainc de bien servir sa cause.  Au contraire, élargir son point de vue, le raffiner ou le revisiter pour inclure d’autres paramètres, est considéré comme un compromis. Et en France, le compromis est perçu comme un renoncement à la radicalité de l’engagement. Dans d’autres sociétés, il est la manifestation même de la maturité et du raffinement de la pensée. On préfère alors ne pas collaborer avec ce que l’on juge comme l’ennemi, quitte à priver la collectivité des bienfaits qu’une collaboration pourrait apporter.

Au lieu d’être des espaces de confrontation fertile des points de vue, les médias sont devenus les producteurs du spectacle du clash. Dans ces duels, il ne s’agit pas de rencontrer l’autre pour affiner, élargir ou enrichir notre point de vue. Il s’agit de renforcer son opposition. Aux patrons, aux chasseurs, aux bobos, aux fachos, aux gauchos, au Mâle Blanc, au Musulman…

Qu’on ne s’étonne pas du spectacle que nous ont offert nos élus à l’Assemblée Nationale. Incapables de travailler ensemble, monologuant ou aboyant les uns sur les autres, ils prennent les postures de l’Inflexible, du Révolutionnaire ou du Sage. Ils ont laissé passer la chance d’une assemblée sans majorité absolue qui aurait pu être celle d’un dialogue fécond des oppositions. Les enjeux sociétaux ne sont plus que des outils au service des postures.

3. L’entre-soi est parfois nécessaire

Une société des postures est une société de l’entre-soi. La promesse d’Internet de l’ouverture au monde a été abîmée par les algorithmes qui nous fabriquent un environnement qui nous ressemble. Il s’agit de retrouver ceux qui cliquent J’AIME aux mêmes endroits que nous.

Le phénomène de l’entre-soi n’est pas nouveau, et il a des vertus. Se retrouver entre gens partageant la même langue, la même religion, les mêmes références culturelles, le même métier, est un réflexe naturel et même ancré dans notre comportement de primate. Elle peut faciliter l’accueil, l’intégration à un nouveau milieu, les enjeux matériels, la confiance, à condition de ne pas s’y enfermer.

Au Canada, les études anthropologiques montrent que pour beaucoup de migrants venant de continents africains, asiatiques et sud-américains, les églises sont des lieux d’intégration puissants. En y retrouvant des personnes partageant leurs langues et leurs repères culturels, ils peuvent plus facilement accéder à du travail, du logement, à des espaces de rencontres pour les enfants. Mais parfois, l’entre-soi des migrants raconte une défaillance de la société plus grave.

« C’EST COMME AU BLED »

Un automne je me retrouve pour la première fois à loger et travailler dans le quartier de Molenbeeck, à Bruxelles. Le lieu qui m’accueille est implanté  là depuis près de soixante ans. Et la patronne l’a vu changer, ce quartier. « Avant tous les gens du quartiers venaient ici. Ils venaient de Grèce, d’Italie, d’Algérie, du Maroc, des pays d’Afrique. » Aujourd’hui, ce ne sont plus les habitants qui viennent ici.

Le lendemain, je vais au hammam que j’ai repéré juste en face. Un charmant jeune homme me reçoit. Il a vécu à Lille. Je lui demande s’il a aimé. Il me répond que non, « parce que c’est différent. Je préfère ici. Parce qu’ici, c’est comme au bled. »

Cette histoire n’est pas là pour faire une généralité sur les migrants d’Afrique du nord. Quand des Français retraités vont vivre fermés sur leurs riads au Maroc, ils recréent « leur bled ». Quand les vacanciers achètent des maisons dans les plus belles régions de France, rendant inaccessible le prix du foncier pour les locaux, ils créent aussi « leur bled ».  Ce qui est important de se demander, c’est pourquoi l’entre-soi se généralise à toutes les couches de la société.  Nous sommes tous capables de pratiquer les deux. Ce que nous appelons la « déconnexion des élites » nous concerne aussi.

4. L’Autre, ça s’apprend

Avez-vous connus les silences gênés lors des repas des famille quand un sujet d’actualité est amené sur la table ? On le recouvre vite de sourires polis, on fait un commentaire sur ce qu’on mange. Sur le chemin du retour, on se dit que c’est parce ce tonton, ou ce cousin, vit « dans un autre monde », qu’il doit regarder tel média, et que « c’est pas la peine ». On conclut qu’il vaut mieux « éviter ces sujets ».

Aller vers l’autre s’apprend. C’est une gymnastique émotionnelle et cognitive, bien difficile pour les personnes qui n’ont grandi qu’au milieu du même. L’entre-soi peut être un refus comme une incapacité à inclure l’altérité.

Vous êtes-vous déjà posé près de quelqu’un de totalement différent ? Ne vous attendez pas à parler de ce qui vous tient à coeur, ça lui est totalement étranger. Et même, la personne s’en fiche. Mais si vous l’écoutez, elle est prête à vous parler pendant deux heures de ce qui lui importe. Alors vous comprenez soudain ses questionnements, ses priorités, pourquoi elle accepte ceci, refuse cela, ne veut pas entendre parler de ça. Votre propre filtre vous apparaît alors. Un sujet sur lequel vous avez vos idées soudain s’élargit. Il devient plus complexe que les posts que vous avez likés. La solution qui vous semblait évidente vous apparaît un peu trop étroite. Vous ne renoncez pas à vos valeurs et à votre idéal bien sûr, mais maintenant vous cherchez à y inclure l’Autre.

5. Sortir de l’entre-soi

Sortir de l’entre-soi n’est pas renoncer à ses convictions ou à ses préférences, ni au juste confort qu’on ressent à s’entourer de personnes qui partagent les mêmes repères, les mêmes valeurs et les mêmes expériences. Cela veut juste dire qu’on (re)devient conscient d’appartenir à un monde de diversité et de complexité. S’entourer de ce qu’on connaît, aller là où on se sent à l’aise, ne veut plus dire qu’on renonce à comprendre ce qu’on ne connaît pas.

Cela veut dire que quand on défend l’ours en montagne, on inclut les éleveurs… et que les éleveurs incluent l’ours. Que quand on est un citadin écolo souhaitant dépolluer la ville, on inclut ceux qui ont besoin de voitures. Que quand on défend le respect des minorités, on ne transforme pas ceux qui font partie de la norme culturelle, sociale, ethnique ou sexuelle en ennemis.

Si je suis végétarien ou si simplement je mange peu de viande par conscience de la surconsommation d’eau et la pollution, je peux ne pas lever les yeux au ciel en passant devant la place du village où s’organise un repas de chasseurs. Je peux même aller à leur rencontre, partager leur repas si je mange de temps de la viande, et amener quelque chose de végétarien que je cuisine super bien, pour leur faire goûter. Moi qui passe pour un « bouffeur de graines », je vais leur faire goûter et je fais le pari que beaucoup adoreront.

Faire cette démarche, c’est rouvrir les voies de circulation de l’énergie du corps social, comme l’eau se remet à couler quand on retire les branches et les feuilles accumulées qui l’empêchent. Car le corps social lui aussi a ses noeuds, ses crispations, ses douleurs oubliées. Il compense et boite, se voute et se cambre.


6. Oeuvrer à la dispute fertile

C’est une chose d’aller tendre son micro pour récolter les opinions différentes, et de conclure que « chacun son opinion ». C’en est une autre de s’asseoir à côté de la personne qui a une vision différente, et d’écouter le récit qui l’a menée là.

Que nous ayons des opinions différentes, c’est signe de bonne santé et c’est de toute façon inéluctable. Mais que ces opinions deviennent des postures avec un refus d’entendre et d’intégrer la vision de l’autre à notre réflexion, est un véritable danger. Travailler à imposer sa posture, c’est oeuvrer à une société conflictuelle. C’est renforcer les fractures sociales. Bien sûr, le conflit peut être fertile. Et la France restera sans doute une société du conflit. Mais elle pourrait apprendre le conflit fertile de la tradition philosophique grecque dont elle aime tant se revendiquer.

Si nous ne travaillons pas à une culture de la dispute fertile, alors nous serons dans une société désagrégée d’entre-sois consensuels qui s’ignorent. Dans le monde qu’il nous restera, ceux qui crient le plus fort, qui ont la meilleure visibilité ou qui profitent de la désespérance des uns et de la démission des autres, décideront pour la collectivité. À moins qu’on n’y soit déjà ?

Analyses

Au lieu de se demander qui devrait faire des efforts ou jusqu’où les faire, est-ce qu’on ne peut pas se demander comment faire pour que cette exigence de sobriété ne soit plus vécue comme une contrainte ? La sobriété peut-elle devenir une nouvelle abondance ? 

La facture va grimper, vite la sobriété ! 

Le mot est revenu en grâce depuis la hausse des prix de l’énergie imposée par l’invasion de l’Ukraine. La sobriété n’est plus un joli mot de bisounours illuminé écolo, elle est intégrée à un plan du gouvernement. Comme tout ce qui est plus vite adopté que compris, il ne manque pas de contradictions et d’insuffisances. Des dirigeants du CAC 40 appelant la population à réduire sa consommation, ont rappelé à beaucoup la moralisation des classes populaires par l’élite fréquente dans notre histoire. Le degré de chauffage en moins demandé, quand si peu d’efforts ont été faits pour encourager l’isolation des logements passoires thermiques, en a fait sourire d’autres. Le fait de restreindre la sobriété à la seule consommation énergétique, fait pâlir ceux pour qui c’est l’ensemble de nos modes de consommation qui doit être revisité sous l’angle de la sobriété. Et cette année, pendant que certains baissaient leur chauffage ou couraient les magasins pour acheter un poêle à granulés, les écrans géants publicitaires consommateurs d’énergie clignotaient à fond pour nous rappeler qu’à Noël, il faut consommer. 

Mais ne crachons pas sur les efforts faits. On ne s’étonne pas que ce soit une hausse du prix qui ait permis ce coup d’accélérateur. On le sait bien maintenant, ce n’est que lorsque l’humain est acculé qu’il est disposé à changer. Les cris d’alarme qui depuis des décennies sont brandis en slogans dans des marches, en tribunes signées par des grands noms, en reportages, en films choc ou en milliers d’articles de presse alternative, ne peuvent pas être entendus par des individus moulés dans la certitude que la consommation de biens et de loisirs est une large part de leur bonheur et de leur réussite. Ne leur demandons pas ce qu’ils ne sont pas capables d’envisager. Et ceux qui ont cru que les confinements seraient le début d’une ère nouvelle pour « revenir à l’essentiel » peuvent en revenir tout court. 

Changer nos normes pour changer nos pratiques

Entre les énergies et les normes culturelles, c’est l’oeuf et la poule. L’émergence de nouvelles sources énergies et de technologies a fait bouger les lignes de ce qui était souhaitable, normal, beau, créant ainsi de nouvelles normes culturelles. Mais des normes qui changent peuvent aussi entraîner de nouvelles pratiques énergétiques. Ce dernières années, c’est dans des livres et des concepts que beaucoup ont trouvé la motivation de réduire leur consommation et de vivre autrement. Ils écrivent à leur tour et en inspirent d’autres.

À croire que dans un même pays, deux sociétés sont en train de vivre à côté sans se comprendre. Pour les personnes qui ont déjà mûri leur pensée et leur conscience de la place de l’humain dans le vivant, la sobriété n’est pas subie. Elle est un choix et pour leurs enfants, elle devient une norme. Pour les autres, évidemment, la sobriété est subie : il faut le faire, sinon la facture sera salée. Les médias font écho : il faut « se serrer la ceinture », « faire des efforts » « faire attention » « réduire ». Autant de termes qui nous coûtent. Et c’est là que le bât blesse. Pourquoi est-ce que cela devrait nous coûter ? Est-ce que la sobriété doit nécessairement être subie ?

Bien sûr pour l’instant, le gouvernement n’est pas allé plus loin que la sobriété énergétique. La consommation reste le moteur de notre économie et cela, il n’est pas question d’en changer. Pas question d’aller plus loin. Nous en sommes arrivés au point que vaguement envisager de ramener notre consommation au bon sens de viabilité de la planète, soit devenu un acte de restriction. Pourtant, comme il faudra bien s’y résoudre, on peut déjà se demander pourquoi la sobriété de nos modes de vie apparaît déjà comme un sacrifice subi, plutôt qu’un horizon désirable.

Déplacer le plus

« Le plus » est le mieux, le plus désirable et le plus jouissif, et c’est normal. Toutes les espèces vivantes recherchent « du plus ». Plantes et animaux cherchent à grandir, à croître, à s’étendre, et à acquérir plus de nourriture et de confort, mais la plupart n’a pas eu les capacités de le faire au détriment de l’ensemble des équilibres du vivant. Là où nous avons fait un choix, c’est dans ce que recouvre ce « plus ». Nous avons décidé que plus de lumières rendent Noël plus festif, que plus de décibels rendent une fête plus intense. Que plus de kilomètres rendent des vacances plus exotiques. Que plus de cadeaux rendaient les enfants plus heureux. Que plus de vêtements rend plus désirable. Que vingt-cinq sortes de biscuits secs au chocolat sont préférables à cinq sortes. Que les tomates et les courgettes devaient être disponibles en permanence plutôt qu’en saison.

Ce qu’on a oublié de raconter, c’est que ceux qui mangent des légumes et fruits de saison, qui ne voyagent pas loin, qui achètent la plupart de leurs vêtements dans des friperies, n’ont en aucun cas renoncé à jouir et profiter de la vie. Ils ne sont pas les apôtres du Grand Renoncement. Leurs choix ont modifié leurs normes. Pour eux la sobriété n’est pas une restriction qui a entraîné moins de bonheur ou de jouissance, c’est un déplacement de là où on trouve bonheur et jouissance.

C’est retrouver le sens de la fête dans la simple réunion des personnes, sans avoir besoin de décorations en plastique ou lumineuses pour nous mettre des étoiles dans les yeux. C’est retrouver l’émerveillement à côté de chez soi et la gourmandise en dehors des produits chimiques. Ceux qui ne mangent pas de tomates ou de courgettes en hiver ne sont pas de pauvres affamés qui mangent la même chose tous les jours. Ils se régalent de l’extraordinaire variété de légumes d’hiver bien plus adaptés à nos besoins que ceux gorgés d’eau dont nous avons besoin en été. Les femmes qui vont dans des friperies ne sont pas moins sexys que celles dont les vêtements sentent encore les produits de l’usine du Bangladesh. Les ados trouvent d’autres manières de marquer leur singularité que dans les dernières Nike et ils sont tout aussi cool, et leurs petits frères et soeurs n’ont pas besoin de figurines en plastique pour s’amuser comme des fous. Si on comprend ça, et si on invite d’autres à le partager, alors la sobriété dans son sens large pourrait ne plus être une restriction. 

Réapprendre à jouir

Alors il ne s’agit plus d’être sobres, limités, de « se serrer la ceinture », mais  au contraire d’élargir ses sources de jouissance, d’excitation et de bien-être. Manger de saison, c’est élargir son plaisir, car on mange plus de variétés de fruits et de légumes. Car oui, la société d’abondance est une société de l’appauvrissement de l’expérience. Manger moins de viande, c’est encore élargir, car on mange plus de sources de protéines. Voyager au même endroit plusieurs fois de suite, c’est élargir sa vision, car on développe alors un sens de l’observation bien plus poussé en creusant le même paysage. Vivre dans un environnement sans pollution sonore et visuelle, c’est faire soudain la place pour laisser courir sa pensée et son imagination, c’est avoir plus de temps et de place pour rêver.

Il ne tient qu’à nous que la sobriété ne soit pas une obligation à se restreindre. Qu’elle soit un déplacement désirable de notre jouissance sur un autre terrain. Ce n’est pas une privation, c’est un horizon qui s’ouvre sur des jouissances qu’on ne soupçonne même pas. Il est curieux que le mot sobriété soit celui qu’on utilise à propos de l’alcool. Tous ceux qui ont appris à se désinhiber, à faire la fête, à être gai et plus grand que nature sans alcool, connaissent ce déplacement. 

Inutile d’inviter à la frustration un individu qui ne saura pas la supporter. Il ne pourra s’y résoudre que comme un enfant qui craindra la mauvaise note. Au lieu de distribuer la liste des efforts à faire, il nous faut oeuvrer à un changement de mentalités. Changer notre manière d’apprécier et de tirer plaisir des choses. En d’autres termes, réapprendre à jouir. 

La sobriété comme abondance

Il nous faut rendre désirable la sobriété. Mais pas, comme on le voit trop souvent, en montrant un couple devant sa tiny house où il fait toujours beau, une femme qui vit en ermite dans sa grotte, une famille dans sa yourte ou de quelqu’un qui fait le tour du monde à vélo. Pour ceux qui se disent que c’est trop extrême pour eux, ces images nourriront un fantasme lointain. Pour ceux qui considèrent que ce sont des illuminés, elles les éloigneront encore plus. Ces cartes postales de l’alternatif ne contribuent pas à créer une nouvelle norme. 

Il faut travailler en profondeur le désir collectif. Écrire des romans sur le quotidien de ceux qui ont choisi la sobriété, et montrer les processus plutôt que les résultats, les difficultés, les embûches, les détours et les impasses. Et faire ressortir les immenses joies, les satisfactions, les fiertés qui découlent de ce chemin. Faire des films qui mettent d’autres forces en présence que le cliché d’une famille écolo qui rencontre une famille « normale ».

Les raconteurs du monde – créateurs, artistes et journalistes – ont une immense tâche : faire le portrait de ces nouveaux jouisseurs en sobriété. Montrer que le plaisir, la fête, l’émerveillement, le partage, l’estime de soi et la reconnaissance peuvent exister en dehors de la consommation et briller de feux qu’on n’a jamais vus. Alors la sobriété sera une nouvelle abondance : celle de l’être vivant. 

Lettres sans réponse

Chère Greta,

Je ne sais si je suis en train d’écrire à un phénomène social, un produit médiatique, à l’incarnation d’une génération, au leader d’un mouvement, ou à une fille qui un jour d’école, a décidé toute seule a décidé de s’asseoir devant le parlement de son pays. Et à te dire la vérité, je m’en fiche. Je ne construis pas mes opinions sur celle des gens. Je ne me fais une opinion que sur ce que j’observe, ce que j’étudie et ce que j’expérimente. Mais peu importe ce que « Greta Thunberg » est en réalité. Elle est maintenant quelque chose qui compte et à qui nous pouvons adresser nos préoccupations. Comprends-moi bien, ce n’est pas une lettre de reproche ni de critique, ni un jugement sur ce que tu es ce que tu n’es pas ou ce que tu prétends être. Il ne s’agit pas de toi.

Il y a une semaine tu étais à Montréal devant 500 000 personnes marchant Pour le Climat, dans une ville de 1,78 millions d’habitants d’un pays (même s’il faudrait dire province) de 8,40 millions. À Paris, ville de 10 millions de personnes dans un pays de 60 millions, ils étaient entre 15 000 et 38 000 à marcher1. J’ai passé les deux moitiés de ma vie dans chacune de ces villes, et je ne suis pas surprise de la différence. En voyant les chiffres de ceux qui ont marché à Berlin ou Bruxelles proportionnellement, le pays qui se prend pour un leader un symbole de la lutte écologique aurait beaucoup à apprendre des autres peuples. L’année dernière, 100 000 personnes sortaient dans les rues de Paris pour célébrer la victoire de la Coupe du Monde. Voici la triste réalité, Greta : pour la plupart de nos contemporains, un ballon dans un filet est plus important que de sauver la planète.

« Ça fait du bien », n’est-ce pas ?

Comme tu disais en donnant les chiffres de la marche montréalaise, cela à dû faire du bien. Mais est-ce que la résistance est réellement une affaire de se sentir bien ?2 Est-ce donc un produit que nous devons rendre attractif pour que les gens se mobilisent ? Ou bien est-ce que la résistance consiste à comprendre les points faibles de l’adversaire et à mettre notre confort de côté pour être efficaces ? Bien entendu, si on peut avoir les deux, ce serait parfait ! Mais je ne me souviens pas d’une révolution dont la satisfaction soit que les gens se sentent bien. Évidement, se sentir unis est merveilleux et nécessaire à toute lutte. Mais c’est là sa condition, et non son but. Pourrait-on plutôt tirer satisfaction d’avoir fait quelque chose d’utile, même si c’est au prix de notre sécurité, de notre paix et de notre confort ?

Notre société a créé des individus en quête perpétuelle de leur plaisir, et cela jusque dans leurs révoltes. Quelle bizarrerie. Je me demande combien parmi le demi million qui a marché vendredi avec toi ont pris un café à la pause travail cette semaine, à la cafeteria, produit dans des plantations de monoculture. Combien ont mangé cette semaine une banane ou des bleuets du Mexique, comme en Europe nous mangeons des pêches et des tomates de cette terre de désolation espagnole, Almeria2 ? Combien sont passés au supermarché acheter des produits d’entretien pour la salle de bain, pour la cuisine. Combien ont acheté de l’essuie-tout3. Combien enroberont cette année leurs cadeaux de Noel dans du joli papier cadeau et combien planifient déjà leurs vacances dans un pays où ils iront consommer des restaurants des monuments et des hôtels. Et même parmi ceux qui font attention à chacun de leurs gestes, combien sont bien obligés d’avoir un téléphone portable contenant des métaux extraits par des enfants africains, combien doivent bien utiliser Google et Facebook, combien payent leurs impôts aux villes qui maintiennent les lumières allumées le soir, combien envoient des mails et sauvegardent leurs fichiers dans des clouds. La voici, cette vérité inexorable : nous sommes les enfants de ce monstre que nous combattons et que nous nommons néolibéralisme, consommation de masse, croissance infinie. Même les milliers de messages que nous envoyons pour organiser une marche pour le climat génère une pollution gigantesque dans les centres de données, ces bâtiments perdus dans des zones loin de tout et qui consomment tant d’énergie4.

Nous devons non seulement faire face aux puissants qui détruisent les habitats naturels pour exploiter plus de ressources, pour créer et transporter des biens de consommation, servant leur avidité, mais nous devons aussi faire face à notre propre reflet dans le miroir, et reconnaître qu’à chaque minute de nos vies, nous les aidons, nous les engraissons, nous les rendons plus fort, servant notre quête de plaisir et notre confort. Certains pensent que renoncer à ce confort signifie s’adonner à une vie de restriction et d’ascèse, ce que les gens des villes nomment vivre une vie simple. Mais c’est l’inverse : il ne s’agit pas de réduire notre plaisir et nos joies, il s’agit d’apprendre d’autres manières de cultiver notre plaisir et nos joies, non plus basés sur des plaisirs temporaires qui appellent d’autres besoins, mais basés sur la pure jouissance qui nourrit le corps l’esprit et l’âme.

/ AFP PHOTO / MATTHIEU ALEXANDRE

Ceux qui sont déjà sur ce chemin pourraient trouver injuste de nous flageller, alors que les premiers responsables sont les presidents des grands groupes et les gouvernements qui les soutiennent et les servent. Mais en temps de guerre, nous n’avons pas le temps de faire le tri des responsabilités. Chaque individu devrait être responsable pour l’humanité entière. Lorsque je sors mon sac de recyclage une fois par mois, et que je vois la poubelle du voisin pleine de cartons et d’emballages inutiles, puis-je vraiment rentrer chez moi et me dire Ce ne sont pas mes affaires, chacun est libre, chaque personne suit son chemin à son rythme. N’ai-je pas le devoir d’aller lui parler, d’amorcer un dialogue ? Pourrais-je dire tranquillement à mes enfants Moi j’ai fait ma part ! Nous savons que les petits pas ne sont pas suffisants. Mais tant que les individus engraisseront les entreprises qu’ils dénoncent en se disant qu’ils ne peuvent pas faire autrement, aucun changement ne sera possible. Ce que nous nommons le système n’est pas un monstre caché qui impose son règne sur des individus sans défense. Le système est le pacte que les individus font avec une série de croyances et leurs manifestations dans le réel qu’une poignée met en œuvre.

Je pose sur toi le regard d’une grande soeur. Non pas que j’ai la prétention de t’enseigner quoi que ce soit. L’âge n’a pas grand-chose à voir avec la sagesse. J’ai un peu plus qu’une décennie de plus que toi, et pourtant, j’ai l’impression que nous venons de mondes complètement différents, que nous voyons toutes deux le monde auquel nous aspirons s’évaporer, et que nous devons nous battre pour exister dans celui-ci. J’ai eu la chance de vivre une enfance sans internet, quand les téléphones ne servaient qu’à téléphoner, quand regarder un film, écouter de la musique, vérifier la météo, enregistrer quelque chose ou payer une facture, étaient des expériences totalement différentes. Puis à l’adolescence, internet et les petits écrans arrivèrent dans nos maisons. Et tout fut changé. Tu dois te demander ce que cela vient faire dans la lutte pour la protection du vivant. Et bien cette diversité d’expériences physiques nous a fait de nous des êtres sensibles au concret, à ce qui touche les corps et le réel. Je ne sais si tu t’es déjà interrogée sur le statut des trentenaires aujourd’hui. Nous vivons dans un monde où chaque génération est très isolée. Mais nous sommes dans une position très ambigüe dans cette société. Trop vieux pour en faire pleinement partie et trop jeunes pour avoir une place dans le monde de nos parents qui s’étiole. Je connais bien des trentenaires qui ont quitté le chemin qu’on leur avait tracé et dans lequel ils ont cru et sont devenus bergers ou artisans, construisent des maisons à énergie passive ou font pousser des plantes médicinales. De tous ceux que j’ai rencontrés et qui chaque jour oeuvrent, je n’en n’ai vu aucun qui participait aux marches pour le climat ou aux groupes en ligne pour sauver la planète. Ils n’ont pas le temps. Je crois que quand on grandit dans un monde où lire les infos, communiquer, créer un mouvement social, organiser une marche, se fait avec le même outil, où la popularité d’une nouvelle se mesure aux mentions j’aime ou je n’aime pas, les réponses virtuelles et les marches symboliques peuvent être interprétées comme un réel engagement. Seulement cette interprétation est culturelle.

Toute révolution a besoin d’un visage. Et même si les mouvements contemporains clament haut et fort qu’ils refusent la personnalisation, au point de nommer leurs membres intervenant dans les médias par le même prénom6, partout où tu te rends, Greta, la mobilisation augmente. Parce que nos démocraties ont échoué à établir un système juste de représentation des peuples, cela ne signifie pas que nous devrions renoncer à toute forme de représentation. Ce mouvement, donc, a ton visage. Et je regarde ce visage. Je ne vois pas de syndrome d’Asperger. Je veux dire par là que je le vois, mais tout comme je peux voir que quelqu’un a la peau noire, les cheveux blonds, des tatouages ou qu’il est aveugle. Cela ne contribue en rien à l’appréciation que j’aie de la qualité de cette personne. Je ne dirai pas le militant aveugle ou le militant noir. Je reconnaîtrai que son expérience en tant que noir ou en tant qu’aveugle a forgé sa vision du monde d’une manière que les « non Noirs » ou les voyants ne peuvent expérimenter, mais cela à mes yeux ne saurait lui donner ni lui retirer une légitimité. Mais c’est ainsi : les gens ont besoin de quelqu’un de « spécial » comme symbole. Je ne crois pas que tu sois plus spéciale qu’une fille de 16 ans qui aurait vécu dans dix pays différents, qu’une fille de 16 ans qui aurait élevée ses frères et sœurs à la place de parents déficients, ou qu’une fille de 16 ans qui aurait fui un mariage forcé. Mais si cela aide, allons-y, et ne perdons pas de temps.

Ce que t’écouter veut dire

Tu sais, les gens n’écoutent pas quelqu’un qui remettrait en question les fondements même de leur croyances et de leurs modes de vie. Seuls les sages le feraient, mais dans ce cas remettre en question les fondements de leur vie serait aberrant. Alors je me demande : est-ce que ces foules seraient encore prêtes à t’écouter si, après les avoir félicité de la beauté de leur geste, tu les mettais face à leurs contradictoires ? Est-ce qu’ils applaudiraient si tu leur demandais de commettre desactions sérieusement nuisibles à leur confort quotidien ? Si tout à coup tu faisais voler en éclat cette image d’Épinal des peuples qui ne demandent que le respect du vivant, face aux méchants puissants qui polluent et détruisent ? N’oublie pas, Greta, que derrière chaque sourire que tu vois dans les marches, il y a 10, 20, 100 personnes qui restent à la maison et s’en fichent. Si des milliers d’adolescents t’ont suivis, des millions vont toujours au McDo, disent que le Nutell c’est quand même trop bon pour arrêter, achètent les derniers vêtements fabriqués au Bengladesh et contribuent très consciemment à la destruction du vivant. Car nous avons inventé un être humain qui sait et qui ne fait pas. C’est peut-être là le grand accomplissement de ce siècle. Nous faisons face au fait douloureux que le changement individuel ne sera jamais suffisant, mais que sans lui rien ne sera possible. C’est notre force et notre alibi pour ne pas changer.

Je me demande aussi pourquoi ces représentants de l’ONU et des grandes organisations te reçoivent et t’écoutent ? Quel intérêt peuvent-ils bien y trouver ? Car il faut bien qu’ils y trouvent un intérêt pour te laisser quelques minutes de leur précieux temps. Sont-ils convaincus, mais si c’était le cas, comme tu le dis, nous en verrions la traduction dans des mesures. Sont-ils masochistes ? Ou bien acceptent-ils de jouer le rôle des méchants dans un spectacle médiatique, car ils préfèrent après tout des gens qui marchent dans les rues chaque mois avec de belles pancartes et de brillants slogans, que des citoyens qui cesseraient de payer leurs impôts ou leur facture d’électricité pour exercer une pression économique. Une fois que tu quittes la pièce, s’échangent-ils des sourires cyniques comme des parrains regarderaient par la fenêtre de leurs bureaux des enfants jouer à la guerre dans une cour de récréation ?

MONTREAL, QC – SEPTEMBER 27: Young activists and their supporters rally for action on climate change on September 27, 2019 in Montreal, Canada. Hundreds of thousands of people are expected to take part in what could be the city’s largest climate march. Minas Panagiotakis/Getty Images/AFP

Les mouvements sociaux contemporains passent énormément d’énergie sur le symbolique. Leur premier objectif semble être d’avoir un impact médiatique, car ils croient sincèrement qu’il suffira d’être visibles pour être efficaces. Mais notre monde est déjà rempli d’informations, de nouvelles quotidiennes, de haghtags populaires et de photos symboliques. Je ne dis pas que leurs actions sont inutiles, car les médias sont un pouvoir, tu en es la meilleure preuve. Je dis seulement qu’elles sont incomplètes. Voilà pourquoi je t’ai parlé du monde dans lequel j’ai grandi, où la différence entre le virtuel et le physique était claire. Aujourd’hui elle ne l’est plus. Si les Gilets Jaunes ont perturbé le gouvernement, c’est à cause des consequences économiques de leurs blocages, et non parce que leurs gilets jaunes étaient jolis à voir. Ta grève du vendredi était un véritable acte de désobéissance civile, car une élève qui sèche les cours s’expose à des sanctions et interrompt le cours normal de sa vie. Mais beaucoup de gens appellent désobéissance civile des actions qui ne les mettent en danger que pour quelques heures. Ils bloquent une banque et amènent des balais et des éponges pour « nettoyer » symboliquement la banque investissant dans des énergies fossiles7. Cela fait quelques articles dans les médias, ceux qui sont déjà convaincus applaudissent, les autres s’en fichent. Et après ? Après ils rentrent chez eux et se sentent bien. Les révolutions cherchent toujours à surprendre. Antigone a enterré son frère, bravant l’interdit royal. La désobéissance de Gandhi ne consistait pas uniquement à marcher et à s’asseoir, mais à boycotter les produits de la puissance occupante, ses institutions ses lois et ses impôts. Qui serait prêt à le faire parmi ceux qui nettoient les banques ? La définition que donne Thoreau de la désobéissance civile mériterait qu’on s’arrête sur chaque mot : « L’individu a obligation à ne pas être injuste et à ne pas offrir à l’injustice son soutien8. Thoreau a refusé de payer ses impôts pour protester contre l’esclavage, et pour cela, il a passé une nuit en prison. « Que votre vie soit la contre friction pour arrêter la machine. Je dois m’assurer de ne jamais, à aucun moment, participer à ce que je condamne. »

Tu as souvent rappelé à quel point la situation est critique, et que le temps nous est compté. Peut-être que nous n’avons plus le temps non plus de colorier des affiches et de mener des actions symboliques. Peut-être que ces marches pourraient être le ciment social qui amèneraient les gens à créer des groupes de travail et de discussion – et je parle de rencontres physiques et non d’interminables fils de discussion en ligne – et de mener des actions concrètes – et je parle là d’actions qui ne seraient peut-être pas agréables, mais qui exerceraient une réelle pression. Ton combat, notre combat, mérite mieux que de nourrir un enthousiasme médiatique. J’ignore si nous, enfants de ce système élevés dans l’individualisme, savons encore ce qu’agir collectivement peut vouloir dire. Si nous saurions nous organiser sans confondre distribution des rôles selon le talent de chacun et prise de pouvoir, sans confondre horizontalité et interchangeabilité des individus. Si la seule réponse que nous savons apporter aux menaces qui pèsent sur le vivant et de marcher et de nous sentir bien, d’écrire des slogans sur des cartons et d’en être satisfaits, alors je ne suis pas sûre que nous méritions le combat que nous portons.

 

 

 

 

 

 

 

1 https://www.lapresse.ca/international/europe/201909/21/01-5242206-casseurs-et-violences-assombrissent-la-marche-pour-le-climat-a-paris.php

2 https://lareleveetlapeste.fr/et-apres-face-a-lurgence-climatique-et-sociale-marcher-ne-suffit-plus/

3 https://www.hortidaily.com/article/9094630/almeria-s-agriculture-consumes-half-as-much-water-as-the-rest-of-spain/

4 https://www.sarahroubato.com/po/representation/

6 Henry David Thoreau, Civil Disobedience, 1849.

8 Henry David Thoreau, Civil Disobedience, 1849.