Ce qu'ils nous racontent

 

Des virtuoses, des clowns, des chanteurs, des comédiens, trente-cinq ans de carrière, et pourtant au théâtre des Bouffes Parisiennes, c’est autre chose que l’adieu d’un groupe de musiciens qui se joue jusqu’au 10 janvier.

Le lègue de maîtres

Ce spectacle d’adieu est un lègue pour les générations à venir d’artistes et pour chacun de nous : un modèle de travail de groupe où chacun est indispensable et tous complémentaires, où la personnalité de chacun ressort sans jamais que le groupe soit éclaté. Ils n’étaient pas quatre sur scène, ils étaient cinq : Jean-Claude Camors, Laurent Vercambre, Pierre Ganem, Jean-Yves Lacombe, et le Quatuor. Comme les très grands ils n’ont pas peur du ridicule. Ils se tournent en dérision : Jean-Yves Lacombe meugle un air de vache avant de nous sortir celui de la Reine de la Flûte Enchantée, Jean-Claude Camors, le professeur pédant, tire la langue pendant une bonne minute dans toutes les extensions possibles.

On les dit virtuoses, certes ils le sont, mais ils ne se la jouent pas. Car comme tous les grands artistes ils nous donnent l’impression que ce qu’ils font est simple. Le travail, c’est d’effacer le travail, avec une précision au quart de temps et une chorégraphie si bien intégrée que la spontanéité peut jaillir. Ces artistes n’ont pas de gadgets, pas de décor grandiose. Avec seulement leurs corps, leurs voix et leurs violons, et quelques accessoires aussi simples que des peignes, ils exploitent toutes les possibilités d’un instrument. On le sait, un enfant avec un bout de ficelle et du carton développera bien plus son imagination que s’il avait une panoplie de maison de poupée toute équipée. Un violoncelle c’est gros : il y a bien la place pour en jouer à quatre. On en fait une percussion, un cheval, un rôti. Un violon ça se retourne : on en fait un banjo. Ça se pose sur une chaise et voilà qu’un visage apparaît : on le fait parler comme une marionnette. Un archet devient une canne à pêche ou un sabre.

La musique par le corps

Voici des artistes qui ont saisi toute la physicalité de leur instrument… et de leurs propres corps. Ils dansent, miment, jouent, ils sont entièrement présents dans ce qu’ils font jusqu’aux expressions les plus subtiles de leurs visages. On dira pour aller vite que ce sont des artistes complets. Mais dans un monde où l’on consomme de la musique, des conversations et des amis par écrans interposés, plus que jamais nous avons besoin d’artistes qui nous rappellent la force des corps en présence.

Car c’est aussi ça le miracle qui a lieu au Théâtre des Bouffes : quelques minutes avant le début du spectacle, les écrans des téléphones sont encore allumés, les têtes baissées. Et voilà qu’une heure et demie plus tard, c’est six cent personnes de 7 à 77 ans qui chantent ensemble des airs de Armstrong, Piaf, des Spice Girls, de Michael Jackson ou des Choristes. Le Quatuor nous trace des ponts musicaux entre des traditions classiques, populaires et sacrées, qui s’empruntent des rythmes et des motifs. Car la musique est le plus bel exemple d’emprunts et d’échanges entre les peuples qui dans leur contexte bien spécifique, cherchent toujours à exprimer les mêmes sentiments.

Qui demain aura trente ans de carrière ?

Ce spectacle décloisonne les catégories car il éveille la nostalgie des uns, la curiosité des autres, nous fait rire aux éclats, nous fait apprécier des arts dont on pense qu’ils n’intéressent pas les jeunes. Il nous rappelle aussi que ces maudits Américains dont on se méfie beaucoup aujourd’hui, ont inventé des styles comme le country, le blues, le swing, qui portent aussi les doutes et les espoirs universels et que l’anglais et le français réunis dans un spectacle ne sont pas des langues concurrentes. Ils mettent en valeur tous ces styles de musique, montrent la musique pop dénuée de ses paillettes et décomplexent la musique classique.

Combien de spectacles comme celui-ci seront encore possible pour la génération à venir d’artistes ? Pourront-il accorder toutes les heures de travail acharné qu’il faut à leur projet ? Comment faire tenir un groupe des années sur scène, pour qu’il atteigne ce niveau de maturité et d’exception ? Le principal matériau de création de tous les artistes, c’est le temps. Une denrée devenue rare, qui se marchande et se mesure à la productivité horaire.

Le Quatuor nous jette son bouquet final comme celui d’une jeune mariée. À nous de le rattraper et d’en jouer sur les cordes de nos vies.