Analyses

Dans les sociétés où l’honneur pouvait être plus important que la vie, le bannissement était souvent considéré comme la sentence la plus infamante. Car être banni, c’est ne plus appartenir au groupe – au clan, à la cité, à la nation, à l’empire. On perd sa citoyenneté, son identité, ses biens, et tout ce qui fonde son statut social. Voilà une pratique qui nous semble bien lointaine. Pourtant, la société des communications virtuelles a créé un nouveau type de bannissement, qui nous interroge sur notre vivre-ensemble. 

Bloquer quelqu’un, ne plus répondre 

Un acheteur potentiel ne donne plus de nouvelles sur un site de vente. Une amitié de dix ans est perdue sur un malentendu. Un partenaire de projet se désiste et quitte le groupe brutalement. Une personne qui nous avait dit « écrivez-moi » ne répond jamais. Chaque jour, nous sommes condamnés à de petits bannissements.

Sommes-nous encore dans la relation ? 

Alors qu’ils nous promettent l’ouverture infinie au monde, le virtuel et les réseaux sociaux nous invitent à l’entre-soi. Les algorithmes privilégient ceux qui aiment ce que vous aimez. C’est le monde du j’aime/j’aime pas et la recherche permanente de la confirmation. Ce n’est pas un mal, mais ces expériences nous rendent imperméables à l’altérité et à l’effort qu’elle demande pour aller vers l’autre. Pas seulement de l’altérité de la personne qui ne pense pas comme moi, mais aussi de la personne qui ne fonctionne pas comme moi, qui ne comprend pas ces mots de la même manière, qui n’intègre pas les informations dans le même processus, qui n’est pas dans la même temporalité. La relation à l’autre implique une réciprocité dans l’engagement. Nous sommes bien plus souvent dans un échange d’informations, même émotives, que dans une relation. Nous cherchons la validation plutôt que l’enrichissement. 

Dès lors, notre perception du message de l’autre est biaisée.  Nous considérons sa question comme une remise en question. Son explication comme une leçon. L’expression de sa souffrance comme une attaque. Et la réclamation d’une réponse face à la non réponse, comme du harcèlement. Mais sommes-nous capables de peser le silence que nous imposons ? 

Le silence que j’impose à l’autre

Dans la peinture traditionnelle chinoise comme dans les jardins japonais, le vide est un élément essentiel de l’équilibre de l’ensemble. Dans nos sociétés du remplissage, nous sommes en train d’oublier la place du silence. Du silence dans lequel on s’écoute, mais aussi du silence par lequel on bannit. Le silence imposé à l’autre n’est pas rien. Il est un geste tout à fait concret, qui marque et continue d’agir sur la personne. Fermez la porte sur quelqu’un, vous obstruez son champ de vision. Privée du droit d’être entendue, une personne à qui on impose le silence sans possibilité d’échanger est laissée avec quelque chose d’irrésolu, qui peut faire des ravages. C’est une sentence sans jugement.

Au nom du développement personnel

L’essor du développement personnel et son injonction à « s’écouter » en mettant l’individu tout-puissant comme origine et finalité de tout, encourage les retraites brutales et les bannissements. Pour l’individu en quête de son bien-être personnel, la moindre frustration, malaise, incompréhension devient une raison suffisante pour s’extraire. Il faut « que je m’écoute », dit-on.

On oublie de soigner le développement relationnel, qui concerne la personne. Contrairement à l’individu, la personne existe dans sa relation au monde. Elle n’est pas une bulle isolée centrée sur elle-même qui ne cherche que son bien-être. Sans se renier, il s’agit de se mettre au service du bien-être-ensemble. D’intégrer ce que d’autres manières de faire peuvent nous apporter, d’être prêt à voir ses certitudes bouger. De s’adapter sans se perdre. D’être capable d’entendre l’ennemi, l’adversaire, l’hostile, le différent. De le comprendre, et de se situer sainement par rapport à lui. La personne sait collaborer avec l’autre. Dans le conflit, elle interroge la source de l’incompréhension. Dans le malaise, elle interroge les attentes déçues et les peurs. Dans l’opposition des points de vue, c’est la recherche commune de la vérité qui permet de frotter les intelligences à la compréhension du monde. 

Bien rompre

Finir une conversation, quitter un projet ou rompre une relation, c’est un geste qui mérite qu’on l’accomplisse jusqu’au bout. Nous avons parfaitement le droit de vouloir arrêter un échange, un projet ou une relation. Mais le faire par la voie la plus violente du clic qui bloque, du message définitif ou de la non-réponse, c’est autoriser  toute la violence du monde. C’est autoriser mon patron à me virer sans raison, mon propriétaire à m’expulser, l’automobiliste pressé à me coller en klaxonnant, mon voisin à faire du bruit à trois heures du matin. C’est participer à cette violence-là.

 

Ce qu’on risque

Nos clics ont l’air léger. Tellement qu’ils banalisent tout : la violence des mots comme celle du bannissement. À force, il se pourrait bien qu’on perde ce qui permet de vivre ensemble. Qu’on ne s’étonne pas alors, quand ces micro-violences éclatent en gestes incompréhensibles contre l’autre ou contre soi. 

Nous avons tout à gagner à savoir peser le silence que nous imposons. À nous retourner sur notre passage dans la neige ou dans le sable, pour voir les traces que nous laissons dans la vie des autres.