Lettre à une Afghane

16 août 2021

Je ne connais pas ton nom. Mais nous avons le même âge. Aujourd’hui était un jour très difficile pour moi. Mais à cette heure, tu donnerais sans doute beaucoup pour vivre ma journée difficile. Celle d’une femme qui vit dans un pays en paix. Alors j’ai décidé de mettre mes problèmes de côté pour un instant, le temps de t’écrire une lettre.

« Pour le monde, c’est une ville qui s’effondre. Mais pour moi ce n’est pas juste une ville. Parce que je sais que dans chaque ville ce sont des milliers d’âmes, et des millions de rêves qui s’effondrent. Alors chaque fois que j’entends qu’une ville s’effondre, c’est moi qui m’effondre, encore et encore. »
(The Daily, New York Times, lundi 16 août 2021, reportage de Lynsea Garrison)

En écoutant tes messages vocaux dans le Daily du New York Times ce matin, quelque chose en moi a tremblé. Ce n’était pas à propos de l’Afghanistan. Pour tout te dire je n’ai pas de relation ou d’intérêt particulier pour ce pays. Si tu avais été tibétaine ou congolaise, ça n’aurait rien changé. Car ce que j’ai ressenti dépassait de loin une situation. C’était de l’impuissance. Pas seulement la tienne, pas seulement celle de ton peuple, ni celle de toutes les victimes de guerres civiles. C’était celle de toute personne qui fait face à quelque chose de trop grand pour elle – régimes autoritaires, tremblements de terre, incendies, pandémies, acculturation. Et parfois, tout simplement,  l’obstination de la vie, quand toutes les portes se ferment l’une après l’autre sur toi, et que tu es là, les poings usés.

“J’ai honte au nom de tous les pays qui ont prétendu qu’ils étaient les défenseurs des droits humains et qu’ils étaient là pour établir la démocratie, la liberté d’expression et les droits des femmes. »

Petite sœur, tu pensais vraiment que des pays étrangers allaient vous amener la démocratie et les droits humains ? C’est sans doute l’un des plus gros mensonges de notre histoire récente. La démocratie et les droits humains ne s’inoculent pas de l’extérieur. S’ils arrivent, ils viennent du corps social, de son évolution, des forces qui s’y opposent, de son être et de sa volonté propre. Bien sûr, une société n’est pas insensible aux mouvements mondiaux et aux idées qui viennent d’ailleurs, mais elle les ingurgite et les régurgite, les synthétise et les fait sienne. Le rêve de certains pays occidentaux de créer des versions miniature de leurs propre sociétés est aussi absurde que rêve de ceux qui viennent de prendre le pouvoir. Excuse-moi… ils n’ont pas le pouvoir. Ceux qui ont besoin de fusils pour devenir des dirigeants n’ont aucun pouvoir. Ils n’ont que la terreur.

Notre histoire, notre culture, notre art, notre beauté, notre vie, tout s’est effondré.”

Ma toute petite, l’histoire, la culture, l’art et la beauté ne s’effondrent pas avec les murs des cités. Ils ne s’effondrent que dans l’oubli et l’ignorance. Ils vivent dans toi et ceux qui comme toi raconteront ton histoire. Dans ton cri, celui que tu nous fais entendre aujourd’hui.

Je suis d’une famille d’exilés. Mes grand-mères ont dû fuir leur pays, elles comme les générations qui les ont précédées. Leurs statuts ont parfois changé dans leurs propres pays. Elles ont été emportées par des décisions, des stratégies, des immobilismes et des malentendus, par tout ce qu’on appelle l’Histoire. De tout ce qui arrache des millions de gens à leur terre, leurs amis, à leur dignité, à ce qu’ils ont accompli et à ce qu’ils ont espéré.

« Je dois rester en vie. Je dois être forte car il faut que je documente tout ça, que j’enregistre tout, car je ne veux pas que tout ça soit oublié. »

Ma grand-mère n’avait rien pour enregistrer tout ça. Seulement sa mémoire. Elle connaît bien le bruit des coups de feu et celui des avions qui larguent des bombes. Et elle connaît le silence des nuits passées près de la fenêtre à guetter. Et grâce à un sens inexplicable de survie, grâce à sa force et son courage, et aussi parce qu’elle m’a raconté son histoire, me voici née ici, avec le luxe de me soucier de ma carrière, de mes histoires de cœur et de mes rendez-vous annulés. Et me voici aussi trimballant dans le monde quelque chose que seules celles qui ont dû fuir portent. Peut-être un instinct. Peut-être une sagesse, peut-être une folie. Je ne sais pas.

Mais tes enfants aussi le porteront, petite sœur. Qu’ils naissent en Afghanistan ou ailleurs, je sais que tu leur raconteras. Quand tu seras en sécurité. Car je t’ai reconnue, tu es une passeuse de mémoire. Tu me rappelles Echo, l’éléphante matriarche de son troupeau, qui marchait pour ne pas mourir, tenue par cette force qui a permis à toutes les espèces de survivre, suivant les chemins que sa grand-mère lui avait montrés. Tu portes plus que ta propre histoire. Je sais, ce n’est rien. Mais quand il ne nous reste rien, ce qu’il nous reste devient tout.

J’ai tant et tant de frères
Qui pourrait les compter
Dans les ports dans les terres
Près des sommets dans les cités
Chacun avec ses rêves
Et chacun son métier
L’espérance en mire
Les souvenirs aux souliers
(…)
Un horizon ouvert
À chaque fois plus loin
Mais cette force pour le marcher
La tête haute les poings serrés
Quand on croit le toucher c’est que déjà il s’est tourné
J’ai tant et tant de frères qui pourrait les compter
(…) et une petite soeur très belle
Qu’on appelle Liberté

Atahualpa Yupanqui, « Los hermanos » traduite par Sarah Roubato

Fais attention à toi

La version originale de cette lettre publiée en anglais peut se lire ici

photo : Niloofar Rahmani, la première femme pilote de l’armée afghane, photographiée à Kaboul en avril 2015.
SHAH MARAI / AFP