Lettres sans réponse

Marcher, pour ne pas mourir. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis a toutes les espèces de peupler la terre… En cette journée internationale des réfugiés, voici une lettre tirée du livre Lettres à ma génération, ed Michel Lafon

Si vous avez 6 minutes, cliquez sur l’image ci-dessous pour écouter la lettre en entier : Capture d’écran 2017-06-19 à 18.07.18

Si vous n’avez qu’une minute, cliquez ici pour en écouter un extrait :


Si vous souhaitez la lire :

Echo,

Quelques esprits tristes me disent qu’il est ridicule de vous écrire une lettre, car vous ne comprenez évidemment pas le français. Laissons-les. Vous avez été l’éléphant le plus filmé au monde. Vous connaissiez bien la caméra, sans savoir ce qu’était un film. Disons que c’est l’endroit où je vous ai rencontrée.

Vous savez, cette femme blonde qui arrivait avec sa jeep et passait ses journées à vous regarder ? Cynthia Moss. Pendant plus de trente ans, elle a fait partie de votre paysage. Et vous du sien. Chaque jour, elle se réveille éléphant, elle sourit éléphant, elle espère éléphant, elle pleure éléphant, elle s’endort éléphant. Ces gens-là sont un peu à part, car ils passent plus de temps avec des êtres qui ne sont pas de leur espèce. Du matin au soir, tous les jours de la semaine, ils observent, jumelles dans une main, carnet dans l’autre. Des mois de recherche pour récolter des bouts d’information minuscules qu’ils mettront des années à assembler. Ils vivent dans un autre temps.

Léguer, c’était là votre ultime épreuve. Une matriarche doit transmettre son savoir pour assurer la survie des siens. Il ne suffit pas de faire, il faut encore transmettre. Première leçon. Grâce au travail de Cynthia et des caméramans qui sont venus vous filmer, vous léguez aussi quelque chose à notre espèce. Chez nous, c’est ce qu’on appelle un testament. Mais nous le réduisons à un inventaire et à une intention de division des biens matériels. Nous ne signons pas de testament spirituel.

echo ely erin
BBC, Echo of the elephants

Quand votre fils Ely est né, il ne pouvait pas se lever. Ses deux pattes avant étaient pliées. La loi de la nature voudrait qu’une mère abandonne son enfant s’il ne peut pas marcher. Toutes les mères éléphants jusque là observées le faisaient. En tant que matriarche, vous aviez la responsabilité du groupe, et de vos deux premiers enfants. Pourtant, vous êtes restée. Et pendant trois jours, vous avez essayé de relever votre fils.

Il faisait chaud. Votre fille Erin avait soif. Elle hésitait. Elle a fini par s’éloigner. Mais en entendant le bébé crier, elle est revenue en courant, et ne vous a plus lâchés. Dans ce geste et dans l’acharnement de votre petit à vouloir se lever, votre héritage se transmettait déjà. Le troisième jour, les pattes avant de Ely se sont dépliées. Épuisé, il a levé la tête et a trouvé votre mamelle. Ely est devenu un mâle magnifique. Vous leur avez montré que tout éléphant qu’on est, on peut s’arracher aux lois de son espèce. Pas pour les trahir. Pour les réinventer.

Quelques années plus tard, Erin a été touchée par une flèche empoisonnée. Cette fois, vous avez fait le choix de continuer à marcher. Je ne sais pas comment se présente à vous un tel choix. Vous n’avez sûrement aucune notion de ce qu’est la raison. Mais vous avez bien eu conscience de quelque chose qui était plus important que l’élan qui vous ramenait vers votre fille mourante. Ce jour-là vous étiez bouleversée. Votre visage suintait, marque d’émotion intense chez les éléphants. Et vous avez réussi, Echo. Votre petit-fils est devenu le plus jeune orphelin à avoir survécu.

Flavio FlickrCCVotre famille marche encore sur les routes que vous lui avez montrées. Des pistes de milliers de kilomètres que les hommes commencent à peine à cartographier. Les éléphants avancent avec cette fausse lenteur qu’ont tous les géants.

Robert Capa

Marcher pour ne pas mourir. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre. Elle habite les oies, les papillons, les baleines, les gnous, les tortues marines, les éléphants… et les hommes.

Robert CapaQuelque part, un sac dans une main, un enfant dans l’autre, nous marchons aussi. Chassés, réfugiés, migrants. Puis installés, résidents, méfiants envers les nouveaux déplacés. Comme nous, vous avez des territoires à protéger. Vous prenez possession d’un point d’eau et vous le défendez contre les intrus. Chez vous aussi il y a les dominants et les dominés, mais vous avez su trouvé l’équilibre entre le territoire des uns et la route des autres, tous deux nécessaires à la survie de l’espèce. Nous, on cherche encore.

 

 

livre sarah

Sarah Roubato a publié Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

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Lettres sans réponse

Il y a peut-être pire que la marche interminable. L’attente interminable. Vous voilà dans une chambre d’hôtel, dans un camp, dans un squat, pendus au coup de fil du passeur. En transit, pour plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. Vous ne savez pas. Quel jour quelle heure ?

Écrire une lettre aux migrants, c’est écrire à l’humanité entière. Il n’y a pas un seul être humain qui ne vienne d’un exil. Pas un dont les parents, les grands-parents ou les ancêtres ne soient partis pour trouver une vie meilleure, ailleurs. Nous sommes tous, tour à tour migrants et installés, chassés et méfiants.

Mais si nous sommes tous des migrants, alors permettez-moi de dire que vous êtes aussi des locaux. Vous aussi avez eu vos migrants, vos déplacés, vos indésirables. Ceux devant qui vous avez pressé le pas. Combien ont fui la misère, les catastrophes climatiques, les guerres ? Leur avez-vous tendu la main ? Aviez-vous des centres d’accueil dignes ? Les avez-vous applaudi à leur arrivée ?

Voir des gens mourir pour avoir voulu vivre mieux ailleurs est insupportable parce que nous sommes tous les enfants du partir, et qu’on peut à tout moment le redevenir. Demain, la carte du monde sera redessinée, et les réfugiés climatiques dépasseront peut-être en nombre les réfugiés de conflits. Les guerres ne seront plus motivées par les intérêts pétroliers mais par l’accès à l’eau. Alors qui sera réfugié et qui accueillera ?

Les fenêtres souvent
Soupçonnent ces manants
Qui dorment sur les bancs
Et parlent l’étranger
Jacques Brel, Les fenêtres

Espagnols fuyant le franquisme, Italiens fuyant le fascisme, Pieds Noirs fuyant la guerre d’Algérie, Juifs de tous les pays, Polonais, Yougoslaves, Vietnamiens, et maintenant Syriens, Afghans, Érythréens. Tous ont connu les méfiances, les moqueries et les brimades. Tous refermeront d’un coup de cils les souvenirs qui perturberont leurs nuits. Tous lègueront à leurs enfants un lourd silence. Pour qu’ils survivent. (voir 1954-2014 : …) Les migrants racontent mille histoires mais partagent le même silence.

Le migrant est un corps à plusieurs visages. Il marche sur un chemin qui fait des détours, emprunte des ponts et rejoint les ravins.

Ça y est c’est pour cette nuit ? Déjà ? Courage.

Lettres sans réponse

Ça y est, vous avez retouché la terre ? Quelques heures où tout s’est joué. Non je ne vous demanderai pas ce que vous avez ressenti. Ça vous appartient. Et ça n’est pas pour maintenant.

Migrants. Vous n’êtes pas un statut. Ni même une condition humaine. Car vous êtes bien plus vieux que l’humain.

Partir. Migrer. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre et de survivre. Elle habite les papillons, les oies, les baleines, les éléphants, les tortues marines.

Aujourd’hui, les troupeaux d’éléphants suivent encore des chemins tracés depuis des millénaires par leurs ancêtres. Mais de plus en plus souvent, la femelle qui guide le groupe s’arrête. Devant elle, la forêt est coupée en deux. Elle continue de l’autre côté d’un couloir de ciment. La matriarche ne comprend pas. Son instinct lui dit qu’il faut encore avancer. C’est ancré dans chaque partie de son lourd corps fatigué par la marche et la soif. Là-bas, de l’autre côté, il y a de l’eau. Elle le sait.

Chaque espèce a sa manière de gérer son territoire, et l’adapte en fonction des circonstances. Les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés de demain dans des conditions extrêmes.

L’homme a poussé l’instinct territorial un peu plus loin que les autres primates. D’habitude, c’est la force qui fait loi. Si tu pénètres sur le territoire des autres, tu dois te soumettre, ou bien le lui prendre par la force. À moins que tu apportes quelque chose qui lui sera utile. Chez l’homme, il faut répondre à des normes, remplir des cases, entrer dans les quotas. Les chefs de gouvernements signent des ententes. « Moi j’en prends huit mille, mois vingt, non je peux pas plus. » C’est presque plus vicieux que la loi du plus fort.

« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Paris, 1948.
Article… treize.

Je ne m’étonne pas que le droit d’asile et la protection des réfugiés dépendent d’exigences économiques et géostratégiques. C’est bien parce que les hommes sont naturellement poussés à agir pour servir leurs propres intérêts, qu’on a eu besoin de signer des déclarations qui font de la justice, de l’égalité, de la liberté, de la protection des réfugiés, des principes fondamentaux et inaliénables.

Pendant ce temps, des milliers de visages qui semblent appartenir au même corps avancent, regardent les routes sur leur GPS, pendant que d’autres battent des ailes un peu plus fort, écoutent la terre avec leurs pattes, reniflent l’air. Comme les éléphants, les baleines et les oies, ils ne savent qu’une chose : la vie est devant eux. Et quoi qu’ils trouvent sur leur chemin, ils avanceront.

Ce soir je dors chez moi. Pendant que vous marchez.