Analyses

Au lieu de se demander qui devrait faire des efforts ou jusqu’où les faire, est-ce qu’on ne peut pas se demander comment faire pour que cette exigence de sobriété ne soit plus vécue comme une contrainte ? La sobriété peut-elle devenir une nouvelle abondance ? 

La facture va grimper, vite la sobriété ! 

Le mot est revenu en grâce depuis la hausse des prix de l’énergie imposée par l’invasion de l’Ukraine. La sobriété n’est plus un joli mot de bisounours illuminé écolo, elle est intégrée à un plan du gouvernement. Comme tout ce qui est plus vite adopté que compris, il ne manque pas de contradictions et d’insuffisances. Des dirigeants du CAC 40 appelant la population à réduire sa consommation, ont rappelé à beaucoup la moralisation des classes populaires par l’élite fréquente dans notre histoire. Le degré de chauffage en moins demandé, quand si peu d’efforts ont été faits pour encourager l’isolation des logements passoires thermiques, en a fait sourire d’autres. Le fait de restreindre la sobriété à la seule consommation énergétique, fait pâlir ceux pour qui c’est l’ensemble de nos modes de consommation qui doit être revisité sous l’angle de la sobriété. Et cette année, pendant que certains baissaient leur chauffage ou couraient les magasins pour acheter un poêle à granulés, les écrans géants publicitaires consommateurs d’énergie clignotaient à fond pour nous rappeler qu’à Noël, il faut consommer. 

Mais ne crachons pas sur les efforts faits. On ne s’étonne pas que ce soit une hausse du prix qui ait permis ce coup d’accélérateur. On le sait bien maintenant, ce n’est que lorsque l’humain est acculé qu’il est disposé à changer. Les cris d’alarme qui depuis des décennies sont brandis en slogans dans des marches, en tribunes signées par des grands noms, en reportages, en films choc ou en milliers d’articles de presse alternative, ne peuvent pas être entendus par des individus moulés dans la certitude que la consommation de biens et de loisirs est une large part de leur bonheur et de leur réussite. Ne leur demandons pas ce qu’ils ne sont pas capables d’envisager. Et ceux qui ont cru que les confinements seraient le début d’une ère nouvelle pour « revenir à l’essentiel » peuvent en revenir tout court. 

Changer nos normes pour changer nos pratiques

Entre les énergies et les normes culturelles, c’est l’oeuf et la poule. L’émergence de nouvelles sources énergies et de technologies a fait bouger les lignes de ce qui était souhaitable, normal, beau, créant ainsi de nouvelles normes culturelles. Mais des normes qui changent peuvent aussi entraîner de nouvelles pratiques énergétiques. Ce dernières années, c’est dans des livres et des concepts que beaucoup ont trouvé la motivation de réduire leur consommation et de vivre autrement. Ils écrivent à leur tour et en inspirent d’autres.

À croire que dans un même pays, deux sociétés sont en train de vivre à côté sans se comprendre. Pour les personnes qui ont déjà mûri leur pensée et leur conscience de la place de l’humain dans le vivant, la sobriété n’est pas subie. Elle est un choix et pour leurs enfants, elle devient une norme. Pour les autres, évidemment, la sobriété est subie : il faut le faire, sinon la facture sera salée. Les médias font écho : il faut « se serrer la ceinture », « faire des efforts » « faire attention » « réduire ». Autant de termes qui nous coûtent. Et c’est là que le bât blesse. Pourquoi est-ce que cela devrait nous coûter ? Est-ce que la sobriété doit nécessairement être subie ?

Bien sûr pour l’instant, le gouvernement n’est pas allé plus loin que la sobriété énergétique. La consommation reste le moteur de notre économie et cela, il n’est pas question d’en changer. Pas question d’aller plus loin. Nous en sommes arrivés au point que vaguement envisager de ramener notre consommation au bon sens de viabilité de la planète, soit devenu un acte de restriction. Pourtant, comme il faudra bien s’y résoudre, on peut déjà se demander pourquoi la sobriété de nos modes de vie apparaît déjà comme un sacrifice subi, plutôt qu’un horizon désirable.

Déplacer le plus

« Le plus » est le mieux, le plus désirable et le plus jouissif, et c’est normal. Toutes les espèces vivantes recherchent « du plus ». Plantes et animaux cherchent à grandir, à croître, à s’étendre, et à acquérir plus de nourriture et de confort, mais la plupart n’a pas eu les capacités de le faire au détriment de l’ensemble des équilibres du vivant. Là où nous avons fait un choix, c’est dans ce que recouvre ce « plus ». Nous avons décidé que plus de lumières rendent Noël plus festif, que plus de décibels rendent une fête plus intense. Que plus de kilomètres rendent des vacances plus exotiques. Que plus de cadeaux rendaient les enfants plus heureux. Que plus de vêtements rend plus désirable. Que vingt-cinq sortes de biscuits secs au chocolat sont préférables à cinq sortes. Que les tomates et les courgettes devaient être disponibles en permanence plutôt qu’en saison.

Ce qu’on a oublié de raconter, c’est que ceux qui mangent des légumes et fruits de saison, qui ne voyagent pas loin, qui achètent la plupart de leurs vêtements dans des friperies, n’ont en aucun cas renoncé à jouir et profiter de la vie. Ils ne sont pas les apôtres du Grand Renoncement. Leurs choix ont modifié leurs normes. Pour eux la sobriété n’est pas une restriction qui a entraîné moins de bonheur ou de jouissance, c’est un déplacement de là où on trouve bonheur et jouissance.

C’est retrouver le sens de la fête dans la simple réunion des personnes, sans avoir besoin de décorations en plastique ou lumineuses pour nous mettre des étoiles dans les yeux. C’est retrouver l’émerveillement à côté de chez soi et la gourmandise en dehors des produits chimiques. Ceux qui ne mangent pas de tomates ou de courgettes en hiver ne sont pas de pauvres affamés qui mangent la même chose tous les jours. Ils se régalent de l’extraordinaire variété de légumes d’hiver bien plus adaptés à nos besoins que ceux gorgés d’eau dont nous avons besoin en été. Les femmes qui vont dans des friperies ne sont pas moins sexys que celles dont les vêtements sentent encore les produits de l’usine du Bangladesh. Les ados trouvent d’autres manières de marquer leur singularité que dans les dernières Nike et ils sont tout aussi cool, et leurs petits frères et soeurs n’ont pas besoin de figurines en plastique pour s’amuser comme des fous. Si on comprend ça, et si on invite d’autres à le partager, alors la sobriété dans son sens large pourrait ne plus être une restriction. 

Réapprendre à jouir

Alors il ne s’agit plus d’être sobres, limités, de « se serrer la ceinture », mais  au contraire d’élargir ses sources de jouissance, d’excitation et de bien-être. Manger de saison, c’est élargir son plaisir, car on mange plus de variétés de fruits et de légumes. Car oui, la société d’abondance est une société de l’appauvrissement de l’expérience. Manger moins de viande, c’est encore élargir, car on mange plus de sources de protéines. Voyager au même endroit plusieurs fois de suite, c’est élargir sa vision, car on développe alors un sens de l’observation bien plus poussé en creusant le même paysage. Vivre dans un environnement sans pollution sonore et visuelle, c’est faire soudain la place pour laisser courir sa pensée et son imagination, c’est avoir plus de temps et de place pour rêver.

Il ne tient qu’à nous que la sobriété ne soit pas une obligation à se restreindre. Qu’elle soit un déplacement désirable de notre jouissance sur un autre terrain. Ce n’est pas une privation, c’est un horizon qui s’ouvre sur des jouissances qu’on ne soupçonne même pas. Il est curieux que le mot sobriété soit celui qu’on utilise à propos de l’alcool. Tous ceux qui ont appris à se désinhiber, à faire la fête, à être gai et plus grand que nature sans alcool, connaissent ce déplacement. 

Inutile d’inviter à la frustration un individu qui ne saura pas la supporter. Il ne pourra s’y résoudre que comme un enfant qui craindra la mauvaise note. Au lieu de distribuer la liste des efforts à faire, il nous faut oeuvrer à un changement de mentalités. Changer notre manière d’apprécier et de tirer plaisir des choses. En d’autres termes, réapprendre à jouir. 

La sobriété comme abondance

Il nous faut rendre désirable la sobriété. Mais pas, comme on le voit trop souvent, en montrant un couple devant sa tiny house où il fait toujours beau, une femme qui vit en ermite dans sa grotte, une famille dans sa yourte ou de quelqu’un qui fait le tour du monde à vélo. Pour ceux qui se disent que c’est trop extrême pour eux, ces images nourriront un fantasme lointain. Pour ceux qui considèrent que ce sont des illuminés, elles les éloigneront encore plus. Ces cartes postales de l’alternatif ne contribuent pas à créer une nouvelle norme. 

Il faut travailler en profondeur le désir collectif. Écrire des romans sur le quotidien de ceux qui ont choisi la sobriété, et montrer les processus plutôt que les résultats, les difficultés, les embûches, les détours et les impasses. Et faire ressortir les immenses joies, les satisfactions, les fiertés qui découlent de ce chemin. Faire des films qui mettent d’autres forces en présence que le cliché d’une famille écolo qui rencontre une famille « normale ».

Les raconteurs du monde – créateurs, artistes et journalistes – ont une immense tâche : faire le portrait de ces nouveaux jouisseurs en sobriété. Montrer que le plaisir, la fête, l’émerveillement, le partage, l’estime de soi et la reconnaissance peuvent exister en dehors de la consommation et briller de feux qu’on n’a jamais vus. Alors la sobriété sera une nouvelle abondance : celle de l’être vivant.