Ce qu'ils nous racontent

À quelques jours d’intervalle, je suis allée voir deux spectacles. Situés à deux pôles opposés, semble-t-il : Bibish de Kinshasa mis en scène par Philippe Ducros, et Le vagabond céleste du conteur Simon Gauthier. D’un côté une pièce adaptée d’un roman de Marie-Louise Bibish Mumbu, journaliste congolaise vivant à Montréal, racontant les guerres et les résistances de sa ville, Kinshasa. De l’autre côté, un homme qui troque sa maison contre une paire de bottes, et qui s’en va arpenter le monde, à la recherche de la poésie du quotidien.

À la lecture des toujours-réducteurs descriptions de spectacle, on pourrait vite catégoriser ces deux créations : une pièce de théâtre réaliste et sérieuse, un conte « à partir de 12 ans » plein de poésie pour s’évader.

Pourtant en sortant de ces deux spectacles, la même boule au plexus qui serre, et le même sourire intérieur qui se déploie. Avec Philippe Ducros, on vient de se prendre une bonne claque de réel dans la gueule, mais du réel mis en scène et mis à distance. Avec Simon Gauthier, une bonne lampée de poésie et de rêve, mais de ces rêves qui nous réconcilient un peu plus avec le réel.

Car Philippe Ducros et Simon Gauthier jouent tous les deux des frontières entre le réel et l’imaginaire. Écrivain des blessures coloniales, Philippe Ducros arpente les réserves amérindiennes, le Congo mais aussi la Palestine, pour rendre compte de ce qui ne se dit pas, de ce qui se cache sous l’écran médiatique : des réalités inacceptables, un colonialisme auquel participe pleinement le Canada. Lors de la première de La cartomancie du territoire, beaucoup de gens ont dit : « On sait tout ça, mais dit comme ça, ça nous fait autre chose ». Car l’écriture à la fois précise et puissante de Philippe Ducros permet de mettre des mots sur ce qui ne se dit pas. Des phrases tissées avec ceux qui acceptent de lui raconter.

entretien avec Philippe Ducros à écouter ici

Simon Gauthier aussi arpente le monde en écoutant les récits des autres. Et lui aussi récolte et transforme par le langage les histoires du quotidien. Son vagabond céleste, dont tout le monde s’attend à ce qu’il soit un personnage éthéré imaginaire, sorte de Petit Prince, est bien réel. Simon nous fait passer du conte au récit de vie, et puis à l’histoire rapportée. Alors on comprend que la poésie est quotidienne, et que l’émerveillement est à une porte de chez nous. Et on finit par le voir, ce vagabond céleste, celui du réel, en chair et en os.

Dans la pièce Bibish de Kinshasa, Philippe Ducros nous fait faire un va-et-vient constant entre la fiction au réel. Le personnage de la narratrice-journaliste-double de l’auteur nous raconte la déformation du monde que cause la guerre, et comment les gens s’adaptent, résistent, et continuent à vivre. « À cultiver la beauté du monde », comme dirait Simon Gauthier. Car derrière l’horreur, il y a l’impétueux désir de vivre et le courage qui s’habille d’humour. Entre les scènes interprétées avec toute l’énergie de Gisèle Kayembe, le metteur en scène et l’auteure, Bibish elle-même, commentent les scènes en nous préparant un repas. Ils nous ramènent ici, au Canada, et à son implication dans ce conflit. Nous les regardons regarder la comédienne qui nous regarde. « Cela nous concerne », voilà ce que semble vouloir dire Philippe Ducros à chacun de ses spectacles. Et voilà qu’une petite lumière rouge interrompt l’échange entre le metteur en scène et l’auteure, car Bibish doit aller en loge pour alléter. Le quatrième mur est tombé, et le public partage le repas préparé sur scène à la fin de la soirée.

Bibish à Kinshasa est une célébration. Celle de la résistance et du désir de vivre des Congolais. Le vagabond céleste célèbre le désir d’être maître de sa vie et de son imaginaire. Comme les personnages de Bibish, le vagabond céleste cherche à préserver sa liberté. Il parcourt la terre à la recherche d’autres rêveurs, et de ceux qui ont besoin qu’il rallume leur lampe avec son feu.

Simon Gauthier rhabille la réalité d’enchantement. Philippe Ducros dévoile la réalité qu’on nous présente. Ces deux artisans des mots nous aident à mieux comprendre notre monde, à oser nous regarder nous-mêmes, et à avoir le courage de nos choix. Choix personnel avec Simon Gauthier, choix politiques et sociaux avec Philippe Ducros.

Entre ces deux types de spectacle, il n’y a pas à choisir. Nous avons autant besoin de l’enchantement que du dévoilement. Ce sont deux lucarnes par où regarder le réel. À l’heure où s’amuser et se divertir est devenu un mot d’ordre, où il faut être « le fun » et s’éclater, il est est sain de se rappeler qu’on a besoin de toutes les sortes de spectacles. Qu’il est des heures pour rêver et d’autres pour prendre acte.

Alors sortons des clichés « pièce de théâtre sérieuse » ou « conte pour enfants léger ». Un conte peut nous bouleverser jusqu’aux tréfond de soi. On peut passer un moment délicieux à regarder une pièce de théâtre qui parle de l’horreur de la guerre avec distance, légèreté et justesse. Souhaitons que cette différence soit toujours présente dans nos programmations culturelles.

simon gauthier

entretien avec Simon Gauthier à écouter ici

Le premier roman de Sarah Roubato sort mercredi 5 septembre aux éditions Publie.net Pour en savoir plus cliquez sur la vidéo ci-dessous. Pour le commander en librairie cliquez ici  Pour le commander chez l’éditeur cliquez ici

 

 

 

 

 

 

 

couv Nage de l'ourse

 

 

 

Trouve le verbe de ta vie ed La Nage de l’Ourse. Cliquez ici pour en savoir plus. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

 

 

 

 

livre sarah   Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

Enregistrer

Enregistrer

Lettres sans réponse

 

Quelques temps après le quatrième morceau

Allo Pierrot

« Est-ce que l’univers va s’occuper de moi comme je m’apprête à m’occuper des autres ? » Quand le vagabond céleste jette cette question à l’assaut du ciel, j’ai ouvert grand les yeux et je me suis avancée comme pour bien entendre la réponse qu’allait lui faire l’univers. Mais rien. Il n’y eut pas de réponse.

Vois-tu, Pierrot, moi aussi je l’ai poussé, ce cri où on met l’univers au défi. Et dans cette question, c’est toute la question de la justice. Le monde est-il juste et équilibré ? Je sais que depuis que tu as chaussé tes bottes, tu as trouvé que oui, l’univers s’occupe de nous quand on lâche tout et qu’on poursuit seulement son rêve. Que vous recevez quand vous donnez. Parce que vous réveillez chez les gens l’envie de donner et de partager. Quelqu’un finit toujours par s’arrêter pour vous prendre dans son char.
Et pourtant, Pierrot, on ne va pas dire au gamin des banlieues de Kiev irradié par Tchernobyl ou celui des campagnes d’Argentine empoisonné par Monsanto, que ce qu’ils vivent est le juste retour de l’univers à ce qu’ils ont fait, n’est-ce pas ? On ne va pas dire aux ouvriers, paysans et artisans qui aiment leur travail et ont trimé toute leur vie, et qui ont tout perdu parce que des businessmen se sont amusés avec la valeur de tout, que ça leur est arrivé parce qu’ils ont triché avec leurs rêves ? Et les businessmen repus et enflés de pouvoir et heureux à leur manière, va-t-on leur dire qu’ils ont la vie qu’ils méritent ?
J’ai beaucoup voyagé et j’ai côtoyé des milieux très différents. Et partout je n’ai vu que le règne du chaos. J’ai vu des gens méritants talentueux et travailleurs trouver leur rêve, et d’autres tout aussi talentueux, travaillants, généreux, finir misérables et seuls. Je vois chaque jour la bêtise, la facilité et le conformisme être récompensé. Entendons-nous bien, Pierrot. Je ne parle pas de succès et de gloire décadente à la Whitney Houston. Je parle bien d’épanouissement personnel, de paix intérieure et de rêve accompli.

Les gens peuvent être aussi méprisants et indifférents qu’ils savent être attentifs et généreux. Et je maintiens que l’univers ne s’occupe pas toujours de ceux qui s’occupent des autres. Ne pensez-vous pas que le monde aurait une autre tête, si c’était le cas ?

Je crois que chacun pétrit moule et taille son rêve, mais qu’aucun rêve ne peut marcher tout seul. Il lui faut un sol avec du sable ou des graviers, de la terre ou du bois, il lui faut aussi un air, un soleil, un horizon. Je crois que sans sa femme, Nelson Mandela aurait été oublié au fond de sa prison. Je crois que sans Jacques Canetti, les Brel, les Barbara, les Brassens, les Piaf, seraient restés – comme d’autres – des amuseurs de cabaret. Parce qu’il a cru en eux au moment où personne n’y croyait.

Je crois que la meilleure des graines peut ne pas pousser si le sol, la lumière et l’eau ne sont pas cléments. Je crois qu’il existe beaucoup de puissances endormies en nous, qui resteront toujours inactivées. Je crois que des vies pleines de ces puissances sont arrêtées chaque jour, pour rien. Je crois que toute personne qui a connu un champ de bataille, et l’obus qui tombe ici et pas un mètre plus loin, le sait.

Je crois aux rencontres avortées qui auraient pu construire bien des rêves, mais qui ne se sont pas faites. Parce que ça n’était pas le bon moment. Je crois qu’on fait ce qu’on peut et qu’il manque quelque chose à l’équation : si tu ne triches pas avec ton rêve, l’univers te répondra. L’univers est capricieux, Pierrot.

Je ne crois pas que les choses sont comme elles devraient être. Et que c’est bien pour ça qu’il faut avoir un rêve. Un rêve qui s’occupe de la beauté du monde, puisque le monde est parfois bien négligent de sa beauté.

Voilà Pierrot, je ne sais pas si dans tes vagabondages sur la sphère virtuelle tu trouveras cette lettre, ces morceaux que je dépose au bord de la route en attendant que quelqu’un s’arrête.

Je te laisse avec deux chansons entre lesquelles je tangue :

C’est peut-être de Allain Leprest

La prière de Brassens

 

 

signature Sarah NB

Lettres sans réponse

Montréal, le 8 novembre 2015

Cher Pierrot,

On ne se connaît pas, mais je vous ai tout de suite reconnu. Vous n’étiez même pas là. Je veux dire, pas là physiquement. Mais pendant plus d’une heure, il ne s’agissait que de vous. De vous et de moi.
C’était il y a deux semaines, sur une scène de Montréal. Par la voix les mots et les yeux pétillants de Simon Gauthier, le conteur. Son spectacle Le vagabond céleste, c’Est vous. Enfin c’est un autre vous. Un Pierrot tricoté avec deux pelotes de laine : celle de l’imaginaire et celle du réel.

Dans la première partie du spectacle, Simon vous gonfle d’éther, et nous présente la légende du vagabond céleste. Un personnage de conte, de pur imagination. Puis il le fait descendre dans nos rues, le fait pousser la porte d’un bar et monter sur une scène. À la fin, il vous recoud de chair. Et vous voilà. Le vagabond céleste est une légende réelle. Vous êtes ce que chacun porte en soi.

L’histoire d’un homme qui a quitté sa vie qui ne lui ressemblait plus. Parce que parfois nos vies se mettent à n’en faire qu’à leur tête, à se maquiller et à n’être plus reconnaissable. Il a donc quitté sa maison, ses biens, ses comptes en banque, pour devenir vagabond. En errance poétique. Pour aller chercher la poésie du quotidien auprès des rêveurs, et la redonner à ceux qui ont perdu leur lumière. Offrir des chansons, comme un pont jeté sur la rivière de leur vie. Un pont qui mène sur l’autre rive. Vous savez, celle qui recule toujours. La rive de notre rêve.

C’est à un moment précis du spectacle que je vous ai reconnu. Et en vous reconnaissant, je c’est moi que j’ai reconnu. C’était le moment de cette fameuse nuit. Mais je vous en parlerai dans mon prochain bout de lettre.

entretien avec Simon Gauthier à écouter ici