Analyses

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits.livre sarah

Publié dans mediapart

 

D’abord il y a eu la sidération et le silence. Puis l’hypnose devant les images qui tournent en boucle. Ensuite les larmes et les cris, les marches et les bougies. On écoute les déclarations, les commentaires, les analyses, les avis, les témoignages. On parcourt les articles et les billets. Tout cela se perd dans un bourdonnement sans fin.

Et la barre sur mon front est toujours là. Mes sourcils sont douloureux de s’être trop froncés. Depuis le 13 novembre je promène avec moi une tension que je n’arrive pas à situer dans mon corps. Ce n’est pas la boule au ventre, ce n’est pas la gorge serrée. C’est autre chose. Quelque chose qui ne me laisse pas tranquille. Quelque chose que ni l’analyse des spécialistes ni les documentaires approfondis, ni même un film de Chaplin n’apaisent. On a beau être entouré, on se sent vertigineusement seul. Impuissant.

Chacun essaye de trouver une réponse. À son niveau, à sa manière. Les questions se pressent : Qu’est-ce qui nous arrive ? Comment vivre avec ce qui est arrivé, avec ce qui ne manquera pas d’arriver encore ? Quelles seront les conséquences des frappes en Syrie ?

J’ai souvent remarqué, en écoutant des débats, qu’il y avait plus de malentendu sur la manière dont une question était posée et sur le sens des mots employés, que sur le fond du problème. Les personnes que l’on présente comme ayant des opinions opposées se situent souvent en fait à différents niveaux de la question.

La question est un exercie qui apaise. Car il prend du temps, du recul. Il demande de remuer les mots et les choses, de les retourner, de les mettre en perspective, de les affiner. Des questions que l’on peut poser à nos dirigeants et à nous mêmes.

Chaque citoyen est égal devant la question. On peut la poser dans sa classe, son groupe d’amis, ses collègues de bureau, ses clients, sa famille, ses voisins, son équipe de sport, ses codétenus, son voisin de chambre d’hôpital. Car chaque espace est un lieu de citoyenneté et de construction de la société.

Une question se déroule comme une vague. Elle en pousse une et en engendre une nouvelle.

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Sommes-nous en guerre ? 

Dans les livres d’histoire, on m’a appris que la guerre était un conflit déclaré entre plusieurs groupes (États ou autres) qui se reconnaissent mutuellement et qui parlent le même langage. C’est ce que dit la Convention de Genève. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, elle ne concerne pas que des militaires. Mais les textes de loi ont toujours un train de retard sur la réalité. Sommes-nous en train d’assister à la naissance d’un nouveau type de guerre ?

Et pourquoi je ne me suis pas posée la question quand on me disait que la France faisait des « opérations de maintien de la paix » au Mali ou au Sahel ? Parce que ça ne me touchait pas, parce que ça n’avait pas lieu sur le sol national ? Parce que le président n’avait pas encore prononcé le mot ? Maintenant que je sais qu’il y a un lien entre là-bas et ici, je me pose la question :

 Le peuple doit-il être consulté pour lancer des opérations militaires ? Dans notre Cinquième République, le président, chef des armées, est le seul à décider d’une intervention à l’étranger. Il est vrai que si tous les gouvernements se mettaient à demander à leur peuple s’ils veulent partir en guerre à l’autre bout du monde, on risquerait fort de diminuer considérablement les conflits. Le changement de Constitution nécessaire n’est peut-être pas celui qu’on croit.

Si nous sommes en guerre, c’est que nous avons un ennemi. Mais au fait, qui est notre ennemi ? On nous dit que l’ennemi c’est le terrorisme. Mais le terrorisme n’est ni une personne, ni un groupe de personnes, ni une chose. Ce n’est ni une pathologie ni un état d’être. L’acte de semer la terreur parmi les populations civiles dans le but d’asseoir un pouvoir économique, politique, territorial, religieux, idéologique, n’a pas été inventé par les djihadistes. Les états, les services secrets, les groupes indépendantistes, les groupes religieux, ont utilisé le terrorisme pour défendre leurs causes (les Tamouls au Sri Lanka, les Palestiniens en Israël, la France en Algérie, les USA en Union Soviétique). Dire que notre ennemi c’est le terrorisme, c’est comme si on disait en pleine guerre froide que notre ennemi c’est le nucléaire.

 Les gens de Daech sont-ils des barbares, des fous, des monstres ? Un ennemi, ça se nomme, ça s’identifie, et ça se comprend. Si je dis « ce sont des barbares », je les mets à distance, et je me condamne à ne pas les comprendre (bar-bar, la langue des étrangers de la cité qu’on ne pouvait pas comprendre). Si je me souviens bien de mes cours d’histoire, il me semble que les pires atrocités sont en général parfaitement planifiées par des gens rationnels qui suivent leur logique jusqu’au bout. Puisqu’il est à la mode de voir en Hitler l’incarnation du mal absolu, n’avions-nous pas pris Hitler pour un illuminé, au lieu de le prendre au sérieux ?

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Si je considère que les gens de Daech ne sont ni des fous ni des barbares, alors je m’autorise à m’interroger sur eux. Quelle est l’idéologie de Daech ? Je sais que cette idéologie est absurde, méprisante de la vie, mais je vais m’efforcer de la comprendre. S’ils méritent tout mon mépris, les djihadistes méritent aussi toute mon attention. Daech ne sera pas éternel. Mais son idéologie pourra peut-être lui survivre. Et comme toute idéologie se fonde sur les manquements d’autres idéologies,  je me demande : À quoi s’oppose Daech ? Contre qui et quoi exactement Daech lutte-t-il ?

Ceux qui ont commis les attentats de Paris étaient membres de Daech. J’en oublierais presque qu’ils étaient aussi – et avant – Français. Et je me demande alors : Qu’est-ce qui attire une partie de nos jeunes dans le Djihad ? Si le sol français est un terreau fertile pour le djihadisme, c’est bien qu’il manque quelque chose dans l’idéal de vie que nous proposons à notre jeunesse. Alors quel est ce grand vide que le djihadisme vient combler pour une partie de nos jeunes ? Oui : les auteurs de ces attentats étaient aussi « nos jeunes ».

djihad2 À quels endroits notre société a-t-elle failli ? C’est peut-être la question la plus inconfortable, car elle inclut d’un coup tous les citoyens. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est bien l’impuissance. Je préfère croire qu’il y a quelque chose dans la société à laquelle je participe qui ne va pas, plutôt que de croire que c’est uniquement la faute de nos dirigeants. Parce que si j’ai une part de responsabilité, alors je peux agir. Et je crois savoir que tout événement majeur a deux bases : le macro (les grandes tendances politiques, géostratégiques, économiques du monde) et le micro (les petits gestes, le vivre-ensemble, le quotidien). Et que nous vivons dans un monde où les actions les plus individuelles sont mystérieusement reliées aux phénomènes mondiaux.

 Avons-nous été attaqués pour ce que nous sommes, pour ce que nous représentons ou pour ce que nous faisons ? Sans doute un peu des trois. Je m’étonne simplement qu’on ne dise pas que les Tunisiens, les Libanais et les Russes ont été attaqués pour leurs valeurs de liberté, de paix, de tolérance et pour leur joie de vivre. Peut-être que leurs dirigeants le font, dans chacun de ces pays. En tous cas les grandes villes du monde n’ont pas porté leurs couleurs et les orchestres n’ont pas joué leur hymne.

 Au fait, quel est donc ce nous qui a été attaqué ? Ce nous qu’est la France inclut des Français de confession musulmane. Ceux qu’on appelle très maladroitement « les Musulmans de France ». Je me souviens avoir entendu une auditrice de France inter se présenter ainsi (je cite de mémoire car l’émission n’est plus accessible) : « Bon je ne sais pas comment je vais me présenter… je suis française… disons… de culture arabo-musulmane ». Elle tenait ces mots comme s’ils lui brûlaient les doigts. Car une autre question se pose depuis les attentats : Les Français de confession ou de culture musulmane devraient-ils réagir pour manifester leur désapprobation des crimes qui sont commis au nom de l’islam ? À la question d’un journaliste : « Madame, seriez-vous d’accord pour que s’organise une marche des Musulmans de France ? », elle a répondu : « Mais Monsieur nous étions là à la marche du 11 janvier, seulement vous ne nous voyez pas. Forcément, comment vous identifiez un musulman ? Ceux qui sont intégrés ce sont précisément ceux qu’on ne voit pas. »

Je n’oserai pas apporter de réponse à cette question. Je sais seulement qu’elle pose problème de par le fait même d’identifier un groupe qui s’appellerait « Musulmans de France ». Parce que la France ne repose pas sur un modèle multiculturel dans lequel les citoyens sont identifiés par leur appartenance ethnique culturelle ou religieuse, comme c’est le cas au Canada ou aux États-Unis. La France ne reconnaît que des citoyens. Et pourtant elle semble demander à une communauté qui n’existe pas de se manifester. Pourtant, je peux me poser la question : Si des gens tuaient au nom de quelque chose dans lequel je crois ou que je suis – au nom des femmes, au nom des brunes, au nom des musiciens, au nom de la protection de l’environnement – est-ce que je ne répondrai pas, avant tout en tant que citoyenne, mais aussi en tant que femme, brune, musicienne, soucieuse de l’environnement ? Il est vrai qu’on ne demande pas à tous les Chrétiens de manifester lorsque les milices anti-Balaka de Centrafrique tuent des milliers de musulmans. Ni à tous les Juifs d’exprimer leur désapprobation des crimes commis par les colons ultra-religieuxen Palestine.

Les personnes de confession musulmane ont la malchance de vivre à une époque qui ne parle que d’eux. Je ne peux qu’imaginer leur malaise, leur peur et leur colère. Leur envie qu’on les laisse tranquilles. Et aussi leur désir d’agir, de reprendre possession de leur culture et de leur identité, pour léguer à leurs enfants un monde où ces questions auront été, si ce n’est résolues, au moins dénouées. Le travail qui les attend est immense pour repenser leur identité, leur rapport à leur livre, leur manière de vivre leur foi.  J’espère qu’ils dépasseront la peur et la rancœur pour s’interroger, eux aussi.

Je ne peux pas m’interroger à leur place. Je ne peux qu’éviter de dire des bêtises sur ce que je ne connais pas. Par exemple en me demandant que sont les cultures islamiques et leurs peuples si différents ? Il me faut pouvoir penser l’islam en dehors des étiquettes vides de sens « islam modéré », « vrai islam », « islam radical ». Lorsque je saurai la différence entre le wahabisme et le salafisme, entre les différentes mouvances du sunnisme et du chiisme, lorsque je connaîtrai l’histoire du djihadisme, lorsque je saurai que ce qu’on appelle « le monde musulman » inclut des Arabes, des Turcs, des Afghans, des Kurdes, Indonésiens (etc.), lorsque j’aurai ouvert le Coran et que je pourrai le lire avec un regard historique, anthropologique et critique, je pourrai commencer, peut-être, à tisser un début d’opinion.

En attendant, je m’interroge. Aujourd’hui poser des questions, c’est tout ce que je suis capable de faire.

 

Lettres sans réponse

Si c’est vrai. Vous y êtes. Tout vous paraît beau. Il fait froid, je sais. Les vaches ont l’air énorme. Vous pleurez vous riez. Dormez. Dormez enfin. Vous êtes là, vous y restez. Mais attendez…

Vous voilà arrivés. Bien ou mal, accueillis ou tolérés, installés ou parqués, ici ou là, parce que vos proches y sont ou parce que c’était plus facile d’y entrer. La France, la Suède, l’Allemagne, vous les avez à peine choisi. Quand on fuit, est-ce qu’on choisit ? Un autre périple plus long encore commence : celui qui vous mènera à vous sentir – comment doit-on dire ? – intégrés, assimilés, adoptés. On débat déjà sur votre capacité à vous intégrer. Et chaque pays de cette soi-disant Union Européenne a sa propre conception de l’intégration.

« You leave home when home won’t let you stay »
Warsan Shire

En ce moment les médias font la course au portrait d’immigrés intégrés à la société qui font rayonner sa culture. Comme pour montrer l’évidence : une société s’enrichit toujours des apports des immigrants. Une société saine est une société qui bouge. On expose des migrants modèles. Bien sûr on ne parlera pas de ceux qui sont restés vingt ans ici et parlent à peine la langue. Pourtant ils existent, autant que les autres qui font pleinement partie de notre société. Certains viennent avec un tel désir d’intégration qu’ils parleront mieux la langue que beaucoup de natifs. D’autres se retrouvent dans des quartiers isolés et se replient en communauté. C’est qu’une personne en exil devient simultanément plus fragile et plus puissante qu’elle ne l’a jamais été.

Plus fragile parce que te voilà en territoire inconnu, avec des codes, une langue et des normes étrangers. Tu attiseras les peurs des locaux et les convoitises des communautaristes. Les primates sont portés à se rapprocher de ceux qui leur ressemblent. Tu iras d’abord voir tes proches, les gens qui partagent la même langue et la même religion que toi.

Mais une personne en exil a aussi une force extraordinaire. Celle de renaître. De se réinventer. Ici, tu peux te distancer de certaines normes de ton pays. Tu perds tes repères, pour t’en fabriquer d’autres. Si on te donne les outils pour le faire, et si tu es prêt à t’en servir.

Tu auras toujours comme un petit mal de mer, comme un fil qui tirera vers là d’où tu es parti. Mais tu rencontreras la partie de toi qui y survis. Oui je sais, ça fait peur. Et ça fait mal. Comme toutes les naissances.

Tes enfants, eux, joueront dans la cour avec les autres avant même de pouvoir leur parler. Bientôt c’est eux qui te traduiront les papiers administratifs dans la nouvelle langue. Elle leur glissera dans le gosier comme du sirop.

L’adaptation… principe qui mène un animal à survivre ou non dans un milieu donné. Ça y est vous vous réveillez ? Non, ce matin, plus besoin de marcher. Vous êtes là, et vous y restez. Et aujourd’hui commence pour vous le plus long périple.

Lettres sans réponse

Il y a peut-être pire que la marche interminable. L’attente interminable. Vous voilà dans une chambre d’hôtel, dans un camp, dans un squat, pendus au coup de fil du passeur. En transit, pour plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. Vous ne savez pas. Quel jour quelle heure ?

Écrire une lettre aux migrants, c’est écrire à l’humanité entière. Il n’y a pas un seul être humain qui ne vienne d’un exil. Pas un dont les parents, les grands-parents ou les ancêtres ne soient partis pour trouver une vie meilleure, ailleurs. Nous sommes tous, tour à tour migrants et installés, chassés et méfiants.

Mais si nous sommes tous des migrants, alors permettez-moi de dire que vous êtes aussi des locaux. Vous aussi avez eu vos migrants, vos déplacés, vos indésirables. Ceux devant qui vous avez pressé le pas. Combien ont fui la misère, les catastrophes climatiques, les guerres ? Leur avez-vous tendu la main ? Aviez-vous des centres d’accueil dignes ? Les avez-vous applaudi à leur arrivée ?

Voir des gens mourir pour avoir voulu vivre mieux ailleurs est insupportable parce que nous sommes tous les enfants du partir, et qu’on peut à tout moment le redevenir. Demain, la carte du monde sera redessinée, et les réfugiés climatiques dépasseront peut-être en nombre les réfugiés de conflits. Les guerres ne seront plus motivées par les intérêts pétroliers mais par l’accès à l’eau. Alors qui sera réfugié et qui accueillera ?

Les fenêtres souvent
Soupçonnent ces manants
Qui dorment sur les bancs
Et parlent l’étranger
Jacques Brel, Les fenêtres

Espagnols fuyant le franquisme, Italiens fuyant le fascisme, Pieds Noirs fuyant la guerre d’Algérie, Juifs de tous les pays, Polonais, Yougoslaves, Vietnamiens, et maintenant Syriens, Afghans, Érythréens. Tous ont connu les méfiances, les moqueries et les brimades. Tous refermeront d’un coup de cils les souvenirs qui perturberont leurs nuits. Tous lègueront à leurs enfants un lourd silence. Pour qu’ils survivent. (voir 1954-2014 : …) Les migrants racontent mille histoires mais partagent le même silence.

Le migrant est un corps à plusieurs visages. Il marche sur un chemin qui fait des détours, emprunte des ponts et rejoint les ravins.

Ça y est c’est pour cette nuit ? Déjà ? Courage.

Lettres sans réponse

Je sais que vous n’aurez pas le temps de lire cette lettre, et que vous emportez le strict nécessaire. C’est pour demain la traversée ?

Voilà plusieurs semaines qu’on parle de vous partout dans les journaux. Chaque jour sur le fil d’actualité des réseaux sociaux, des images défilent : des hommes et des femmes, un sac dans une main, un enfant dans l’autre, qui marchent face au soleil, qui marchent dans la nuit, qui marchent au bord des routes, dans les champs, le long d’une voie ferrée. S’extirpant d’un bateau. Entassés dans un wagon de train. Des silhouettes qui courent derrière un camion. Un enfant sur une plage, qui ne bouge plus.

Chacun se fait son opinion. On commente sans complexe la situation de ces hommes et ces femmes qui restent anonymes, sans histoire, sans nom, sans voix. Nous sommes voyeurs mais l’image reste floue. Et chaque histoire se noie dans le phénomène et dans le symbole.

Quelque chose me gêne dans la pluie de commentaires qui accompagne les vidéos et les photos. « C’est affreux ! Il faut les aider ! », « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », « Occupons-nous déjà de ceux qui sont dans le besoin chez nous » Les mots défilent. C’est si facile de taper des mots sous une photo, à l’abri derrière son écran. Quelque chose me gêne, quelque soit l’opinion exprimée. Moi aussi je suis une fille de réfugiés. Qui voudrait que des milliers de personnes commentent l’arrivée de sa famille, en décrétant que c’est bien ou mal pour leur pays.

Il y a des réalités devant lesquelles il faut avoir l’humilité de se taire. Toutes ces opinions exprimées publiquement sur les plateaux télé et les réseaux sociaux ont quelque chose d’obscène…. Non … obscène n’est peut-être pas le mot. Je ne sais pas. Moi j’ai du mal à trouver les mots. Que peut-on dire qui soit à la hauteur ? Il me semble que la détresse humaine, ça ne se commente pas comme un match de foot.

Aujourd’hui on vous regarde, on court après vos histoires et vos témoignages. La photo du petit garçon de trois ans échoué sur une plage turque a éveillé les consciences, ému l’opinion, fait réagir des politiques sur leurs comptes tweeter. C’est bien. Qui peut dire le contraire ? Pourtant, oui, quelque chose me gêne… Peut-être le fait de voir que l’intérêt –légitime – qu’on vous porte est en fait poussé par la vague médiatique du moment. Jamais un exode n’a été aussi mis en image et aussi médiatisé. Est-ce que ça ne fait pas pourtant vingt ans que vos enfants s’échouent, et sur des plages bien plus proches de nous, en Espagne, en Italie ? Depuis vingt ans, des journalistes, des chercheurs, des associatifs, des écrivains ont écrit, filmé, raconté ce qu’il se passe. Loin de la vague médiatique. On en parle vite fait, et puis on passe à autre chose.

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Vous l’avez peut-être entendu dans les bars ou les cafés, chez vous. C’est une chanson en espagnol, mais l’artiste est français. Même si vous comprenez pas les paroles, y’a au moins un mot que vous avez dû retenir, parce que tout le monde le chante toujours en levant les mains et en dansant :
« Mano negra
– Clandestina !
– Peruano
– Clandestino !
– Africano
– Clandestino !
– Marijuana
– Ilegal ! »

Clandestino de Manu Chao. Plus de trois millions d’exemplaires vendus, sûrement plus du double écouté, records de hit parade. Il manquait peut-être la photo d’un enfant échoué sur la pochette de disque pour que la chanson émeuve autant que la photo.

Je sais que vous avez vu la photo de ce petit garçon noyé sur la plage. Et que vous avez pensé que ça pouvait être vous et votre famille. Et je ne doute pas que vous n’avez pas commenté cette photo. Et que vous allez l’emporter avec vous pendant un moment. Alors vous comprenez, ce petit garçon sur la plage, je voudrais qu’il dure plus longtemps que quelques clics. Qu’il me donne un autre élan que celui de vider mes tiroirs des vêtements que je ne mets plus depuis longtemps. J’aimerais qu’il s’imprime définitivement dans mon œil, et qu’il s’allume tous les matins devant le gamin assis sur le trottoir à côté de sa mère. Qu’il m’empêche de gueuler après le petit cireur de chaussures qui me courait après à Marrakech, alors que j’étais tranquillement en vacances. Qu’il m’arrête pour lui demander de quel village il vient. Combien de jours il a marché, dans la poussière, pour arriver là. Que ce gamin noyé imprimé au fond de mon œil, me fasse voir cet autre gamin du Congo et dqui descend chaque jour dans la mine pour extraire nos minerais. Lui aussi il manque d’air. Pas à cause de l’eau, à cause du trou où il descend. La photo de ce gamin-là ne fera pas le tour de la toile. Peut-être le tour de revues spécialisées. Il est trop loin. Pourtant au bout de la corde qui le fait descendre, ce sont bien les mains de nos industries.

Voilà ce que je voudrais que cette photo me fasse, pour qu’elle soit à la hauteur de ce qu’elle prétend raconter. Mais elle ne sera sans doute qu’une étoile filante dans la constellation médiatique des images-chocs qui émeuvent l’opinion… jusqu’à la prochaine.

Allez à la prochaine… bonne traversée… enfin bonne… qu’est-ce qu’on peut dire ? y’a des jours où les mots nous font cocu.

Lettres sans réponse

Ça y est, vous avez retouché la terre ? Quelques heures où tout s’est joué. Non je ne vous demanderai pas ce que vous avez ressenti. Ça vous appartient. Et ça n’est pas pour maintenant.

Migrants. Vous n’êtes pas un statut. Ni même une condition humaine. Car vous êtes bien plus vieux que l’humain.

Partir. Migrer. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre et de survivre. Elle habite les papillons, les oies, les baleines, les éléphants, les tortues marines.

Aujourd’hui, les troupeaux d’éléphants suivent encore des chemins tracés depuis des millénaires par leurs ancêtres. Mais de plus en plus souvent, la femelle qui guide le groupe s’arrête. Devant elle, la forêt est coupée en deux. Elle continue de l’autre côté d’un couloir de ciment. La matriarche ne comprend pas. Son instinct lui dit qu’il faut encore avancer. C’est ancré dans chaque partie de son lourd corps fatigué par la marche et la soif. Là-bas, de l’autre côté, il y a de l’eau. Elle le sait.

Chaque espèce a sa manière de gérer son territoire, et l’adapte en fonction des circonstances. Les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés de demain dans des conditions extrêmes.

L’homme a poussé l’instinct territorial un peu plus loin que les autres primates. D’habitude, c’est la force qui fait loi. Si tu pénètres sur le territoire des autres, tu dois te soumettre, ou bien le lui prendre par la force. À moins que tu apportes quelque chose qui lui sera utile. Chez l’homme, il faut répondre à des normes, remplir des cases, entrer dans les quotas. Les chefs de gouvernements signent des ententes. « Moi j’en prends huit mille, mois vingt, non je peux pas plus. » C’est presque plus vicieux que la loi du plus fort.

« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Paris, 1948.
Article… treize.

Je ne m’étonne pas que le droit d’asile et la protection des réfugiés dépendent d’exigences économiques et géostratégiques. C’est bien parce que les hommes sont naturellement poussés à agir pour servir leurs propres intérêts, qu’on a eu besoin de signer des déclarations qui font de la justice, de l’égalité, de la liberté, de la protection des réfugiés, des principes fondamentaux et inaliénables.

Pendant ce temps, des milliers de visages qui semblent appartenir au même corps avancent, regardent les routes sur leur GPS, pendant que d’autres battent des ailes un peu plus fort, écoutent la terre avec leurs pattes, reniflent l’air. Comme les éléphants, les baleines et les oies, ils ne savent qu’une chose : la vie est devant eux. Et quoi qu’ils trouvent sur leur chemin, ils avanceront.

Ce soir je dors chez moi. Pendant que vous marchez.