Chaque personne a connu un endroit dans le monde, un instant parenthèse, où elle s’est sentie entière, en paix, totalement alignée. À ce moment précis, il n’y a pas de décalage entre notre voix intérieure et son expression dans le monde. L’air que tu respires n’écorche plus tes poumons. À ce moment-là, on peut se dire : « Tiens, je pourrais bien mourir ici, ce serait très bien. »
Mais la vie reprend. L’harmonie est brisée, les silences recouverts, les potentiels ignorés. Il n’y a pas si longtemps, je suis retournée à l’un de ces lieu-miracles, en haut d’une vallée reculée. C’était un petit lac de montagne sur lequel j’étais tombée un merveilleux jour d’automne en sortant de mon itinéraire prévu. En y revenant quelques mois plus tard, j’avais espéré que le printemps trop précoce aurait déjà fondu la neige et rendu les sentiers accessibles.
En sortant de la forêt de conifères, je reconnais le flanc de montagne, mais la dernière neige a complètement changé le paysage. Je cherche le sentier. Je crois le voir, je le perds ; je dois m’arrêter souvent pour me repérer. J’essaye d’évaluer si la neige tient, si ce sont des plaques solides sur lesquelles je pourrais marcher ou glisser, ou si je vais m’enfoncer. Je m’accroche aux genévriers, mais ils m’emmènent vers l’ouest. Je tente de faire le tour, mais la pente recouverte de neige indéfinie est trop raide. Je comprends que je n’y arriverai pas. Je suis peut-être à trois cents mètres du lac… et je suis venue de si loin. En redescendant, un cri perce les nuages. Un vautour ou un gypaète barbu remonte de la vallée vers le lac en trois, quatre, cinq… cinq secondes.
Il est des personnes comme ces paysages qu’on ne peut atteindre qu’à la bonne saison. Quelques années trop tôt, quelques mois trop tard, et tout aurait pu être différent. Ce qui nous arrive n’est rien d’autre qu’un possible qui a eu de la chance.
Chaque rencontre est un miracle qui se creuse une petite parenthèse au coeur de nos vies et de nos esprits encombrés. Il ne faut pas seulement arriver au bon moment, il faut aussi être ouvert à prendre un virage et à suivre un sentier imprévu. Accueillir ce qui n’est pas familier, tenter l’harmonie plutôt que l’unisson. Et même si on est dans cette disposition, l’autre peut ne pas être prêt. Alors oui, la rencontre est un miracle, de deux disponibilités qui se rencontrent à un point infinitésimal dans toute l’étendue des possibles, et qui peuvent ne pas se rencontrer si la rivière débordait, si un coup de vent faisait tomber un arbre, si une avalanche faisait déraper la falaise. Tout ce qu’on peut faire, c’est répondre présent.
La morale de cette fable du lac ? Il n’y en a pas. Pas de leçon à tirer, rien que j’aurais pu mieux faire, rien d’autre à rencontrer. Il n’existe pas de raison pour laquelle je n’ai pas pu le rejoindre, c’est pourquoi je peux m’en inventer tout plein : c’est que la vie ne le voulait pas, c’est que ça n’était pas pour moi, c’est qu’il y avait autre chose à rencontrer, c’est qu’il faut compenser des déséquilibres dans d’autres vies et d’autres contrées. Que ferions-nous sans le super-pouvoir de donner du sens à ce qui n’en n’a pas ? Accepter notre impuissance ? Apprendre l’humilité ? Accepter que nous ne sommes pas la cause de ce qui nous arrive, mais simplement de la manière dont on l’accueille ? Et que fait-on une fois qu’on a fait copine avec cette vérité intolérable ? Je n’en n’ai aucune idée.