Lettre à une fillette afro-américaine

Little One,

Je te vois marcher sans bien tenir sur tes jambes, avec cette pancarte trop grande pour toi. Et dessus ces mots encore trop lourds pour ta petite conscience : Please don’t kill my daddy. Aujourd’hui tu tiens cette pancarte, et demain tu tiendras peut-être une photo. Celle de ton mari ou de ton fils. De celui qui était tout simplement dans sa voiture, qui jouait dans le parc, ou qui passait par là. Ceux qui travaillaient, qui jouaient, qui faisaient chier, qui faisaient rire, qui étaient brillants ou cons comme tout le monde, aimables ou détestables, comme tout le monde. Pas meilleur et pas pires que d’autres.

Tu ne diras rien, tu te tiendras là. Tu n’auras plus de masque sur le visage mais ce sera autre chose qui couvrira ta bouche. Un silence quand il n’y a plus rien à dire, quand l’absurdité est trop grande. Car mourir par erreur, ça n’est même plus mourir. Tu ne diras rien, sauf peut-être leurs noms, et dans ces noms les cris du bitume rejoindront ceux des champs de coton, les cris des cordes aux branches des arbres où swinguent les fruits du sud, les cris qui ont roulé dans les gorges sans pouvoir en sortir, et qui ont fini par se frayer un chemin dans des notes, et on les a appelé gospel, blues, black spiritual, soul.

Ce que tu demandes aujourd’hui sans peut-être bien le savoir, d’autres le réclamaient déjà il y a deux ans, il y a dix ans, il y a cent ans. C’est l’angle mort de l’histoire de ton pays, celui que depuis la Déclaration d’Indépendance, on a préféré remettre aux générations suivantes. La pierre a roulé jusqu’à toi, et aujourd’hui voilà que tu la soulèves. Bien trop lourde pour tes petits bras.

Je ne sais pas ce qu’on t’a expliqué. Je ne sais pas ce que tu comprends de tout ça. En tous cas si tu ne comprends pas grand-chose rassure-toi, car il n’y a pas grand-chose à comprendre. Ou bien il faudrait remonter loin, bien loin dans l’histoire, dans les cous enchaînés puis les cous qui craquent sous la corde, et puis les cous qui tombent après le coup de feu. Il faudrait aller se faufiler dans la grande mâchoire d’acier de la liberté. Car dans ce pays toutes les horreurs faites aux uns ont été faites au nom de la liberté des autres. Et puis il faudra aller voir plus près, derrière le carreau de certaines maisons, où de petits enfants regardaient, et ce qu’ils se faisaient dire quand ils voyaient des enfants noirs passer. Il faudrait tendre l’oreille aux petites phrases lynchées faute de pierres, à tous les livres qu’ils n’ont pas lus, à toutes les fausses réalités qu’ils ont vu à la télé. Ces enfants qui, quand ils ont grandi, ont fait de l’uniforme un bouclier à placer devant leur peur et un étendard pour légaliser leur haine.

Tu vas grandir avec cette pancarte. Mais elle aussi grandira, et toujours elle sera trop lourde à porter. Car tu vas vite comprendre que ton combat rejoint le combat pour la justice et la dignité. Je sais, ce sont de bien grands mots pour toi, pour toi qui ne demandes que la vie de ton Papa. D’ailleurs il n’y a pas de grand ni de petit combat, il n’y a que le bout par lequel on saisit un combat qui nous dépasse. Et se battre aujourd’hui auprès de toi, Little One, ce n’est pas se battre pour la cause des Noirs, c’est se battre pour l’humanité. Car dans chaque pays, chaque état, chaque village, des groupes de toutes couleurs et de toutes appartenance décident qu’ils sont supérieurs à d’autres. D’ailleurs, écoute, à travers le monde, ces rumeurs qui grondent. Les histoires sont uniques mais elles ont toutes un air de famille. Il suffit parfois d’une torche pour allumer et éclairer tous les combats.

Les grands combats se livrent dans les petits gestes du quotidien. Ceux qui tissent les fils d’incompréhension, d’indifférence, d’ignorance, de bêtise, et qui, dès qu’ils rencontrent la peur et le besoin de puissance, font des crimes. Et c’est là justement que je te dis de faire bien attention, Little One. Car on va vite vouloir te faire prendre des raccourcis pour mener ton combat. On va vouloir te faire croire que le monde est divisé en deux, qu’il y a des bons d’un côté et des méchants de l’autre, des privilégiés et des victimes. Il y a de très gentils policiers blancs, qui accompagnent, aident et protègent des Noirs. Ne les oublie pas, s’il te plaît. Tu vas en voir beaucoup, de tes compagnons de combat, Noirs et Blancs, qui voudront voir le monde en bicolore. Oui, tu as raison, la télévision en couleur existe depuis longtemps pourtant.

On va aussi te dire que tu fais partie des racisés, un joli mot pour éviter d’en dire d’autres. Les êtres humains ne sont pas que des couleurs de peau, ils sont aussi des langues, des religions, des orientations de vie. Je n’ai pas envie de t’offrir un monde où ton papa pourrait être tué parce qu’il est noir, mais je n’ai pas non plus envie d’un monde où on te mettrait en valeur parce que tu es noire. On va te considérer comme une porte-parole de ta communauté. Soit on te dira de te taire parce que tu es Noire, soit de parler parce que tu es Noire.

Oui, il va falloir te battre, Little One. Te battre pour que ton père, tes frères et tes fils ne soient pas tués dan la rue parce qu’ils sont Noirs. Et te battre aussi avec la même force, pour qu’on ne s’intéresse pas à toi parce que tu es noire.

Je te souhaite un monde où tu puisses être entière, dans ta complexité, reconnue et appréciée pour ce en quoi tu crois, ce que tu défends, ce que tu combats. Pour toutes les couleurs de ta palette qui est si riche, car c’est la palette humaine.

Rejoindre la discussion

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.