Lettre à la Résistance

Personne ici n’a l’orgueil ni même le sentiment de la puissance. Nous savons que nos soldats changent cent fois de nom et qu’ils ne possèdent ni abri ni visage. Ils vont en secret dans des chaussures informes sur des chemins sans soleil et sans gloire. Nous savons que notre armée est famélique et pure. Qu’elle est une armée des ombres. (Joseph Kessel, L’armée des ombres)

Mon amie,

Je ne sais si je dois mettre une majuscule à votre nom. Si je le fais, vous seriez celle qui est née en 40, celle des noms de code, des postes de radio cachés dans de vieilles valises disjointes, des pilules de cyanure cachées dans des pendentifs, des journaux clandestins, des attentats, du marché noir, des passeurs. Vous seriez bien âgée et vos derniers serviteurs en train de disparaître. On me dirait que j’écris à une épave, que nous ne sommes plus envahis par une armée, que nous avons toute liberté de nous exprimer et mangeons à notre faim.

Ce soir je reviens d’une réunion où 350 personnes parlaient de vous, de changement de société, de paradigme, d’effondrement du système. Ils ont parlé d’actions. Comme en 40 vos résistants. Et voici nos actions : marches, slogans, banderoles, clips, blocages, opération escargot, chaîne humaine. Le but est de faire du bruit médiatique, d’être visibles. Voilà ce qu’ils appellent une grande mobilisation, voilà ce qu’ils appellent résister. Ils mesuraient la portée de leurs actions au nombre de vues et de partages de leurs vidéos, et à la présence de gens pour leurs marches le temps d’un après-midi. L’un des organisateurs me disait qu’il fallait créer des actions « qui plaisent » aux gens pour les mobiliser. J’ai senti en moi une révolte bien plus grande que celle que je pourrai ressentir devant le plus grand pollueur de la planète. Que s’est-il passé, dites-le moi ?

J’ai eu mal à vous, vous la résistance sans majuscule, qui ne s’affiche pas, celle qui obligeait ses enfants à faire des choses qu’ils répugnaient parfois, secrets, discrets, agissant dans l’ombre. Vous qui traversez les âges et les peuples, avec aux oreilles les mêmes mots qui battent : liberté, dignité.

Ce soir j’ai vu pendant deux heures les enfants de l’individualisme, de la fête et des réseaux sociaux, mener le plus beau des combats, dans la seule langue qu’ils connaissent : celle des manifestations, des marches, des blocages, des actions symboliques. Avec ce besoin constant d’afficher, de montrer, de dire. Je comprends maintenant que vos enfants craignaient d’avantage la trahison de leurs propres compagnons que les pires crimes de leurs ennemis.

Nous livrons le même combat que vos serviteurs de 40, mais nos ennemis sont invisibles et bien plus puissants qu’une armée. Nous avons tant à apprendre de vous, et de vos équipages. Ceux qui ne se mettaient pas en scène. Ils ne signaient pas de pétition, ne dessinaient pas de slogans, ils n’étaient que dans l’action et la recherche d’efficacité. Ils ne perdaient pas de temps en déluge de commentaires, ils ne se défoulaient pas derrière un écran. Chacun à son poste. Il y a avait les petites mains, porteurs, livreurs, chauffeurs, ceux qui planquent et ceux qui font passer, ceux qui tuent et ceux qui renseignent, ne cherchant pas à comprendre le pourquoi ni à connaître ceux qui étaient au-dessus, ceux qui analysaient, donnaient des ordres, établissaient des rapports codés. Chacun un maillon d’une chaîne, où des inconnus qui se voyaient quelques minutes pour une mission, faisaient partie de la même famille. Chacun prêt à se sacrifier pour quelque chose de plus grand.

Voilà ce qui manque à notre révolte : la capacité de sacrifier à son petit confort le désir d’un monde plus juste. Nous qui marchons pour le climat mais qui amenons un arbre mort chez nous pour célébrer, nous qui réclamons à juste titre à nos gouvernements des comptes et des actions pour éviter la catastrophe, sans remettre en question notre caddie et nos habitudes.

Nous partageons, nous cliquons, nous marchons, nous crions, mais une fois rentré chez soi, nous ne changeons rien. Nous pratiquons une indignation juste mais confortable, car nous remettre en question, ce serait admettre que nous faisons partie de ce qui nous asservit. Car nous sommes bien les enfants de cet individualisme consommateur que nous voulons combattre. Votre ennemi était extérieur. Le nôtre est une part de nous, il nous a façonné, il nous a enseigné à ne pas pouvoir penser en dehors de lui.

Je vous vouvoie car vous me semblez parfois si lointaine. Et il me prend parfois l’envie de rêver, à une résistance qui ne ferait pas de bruit. Celle qui enseigne l’humilité, l’entraide, la confiance. Et tant pis si je vous mystifie. J’ai besoin de vous ainsi.

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