Notre-Dame Qu’est-ce qui en moi pleure cette nuit ?

Nuit du 15 au 16 avril 2019, loin de Paris

Je ne croyais pas un jour pleurer pour un monument. C’est fait. Ce soir, j’ai pleuré. Pourquoi ? Pour du bois ? Et les hommes qui se noient en Méditerranée ? Et les rires des enfants étouffés dans la poussière des bombardements ? Et les filles vendues, et les fers qui frottent la peau des éléphants, et le cri du poulet quand il cogne la cage ? Je ne pleure pas un patrimoine architectural. Surtout par les mille trois cents chênes décimés pour élever la grandeur du génie humain. Je sais que tout bâti repose sur la destruction du vivant, et que nos sociétés élèvent leur orgueil à la face du Temps. Pourtant, devant ces flammes, j’ai pleuré. C’est donc que je vous aime.

Qu’on soit croyant ou athée, parisien ou non, spécialiste de monuments historiques ou incapable de dire de quelle époque elle date, qu’on la connaisse par Victor Hugo ou par Disney, Notre-Dame sait exister pour tous. C’est là le sort de tout ce qui est grand, de ce qu’on appelle génies chez les hommes, et merveilles dans la nature.

Ce que j’aime d’un bâtiment, c’est la vie qu’il sait créer autour de lui. J’aime des lavoirs pour le bavardage des femmes, j’aime les grottes préhistoriques cet art qui n’est pas fait pour être montré. J’aime les églises pour leur silence, pour la résonance des voix qui osent y chanter, le froid de la pierre dans les journées brûlantes d’été. Des oasis où l’on peut se déposer un instant, dans ce monde du mouvement et du bruit permanents.

Et parce que je les aime, je pleure leur destruction. Je ne parle pas de l’incendie de cette nuit. Car voilà bien longtemps qu’à Notre-Dame, comme dans beaucoup d’églises, quelque chose est détruit chaque jour. C’est le silence, et c’est la paix. C’est toujours elle que je cite en exemple : « Tu vas à Notre-Dame, c’est insupportable… » Ce flot incessant de touristes à la queue leu-leu, téléphones brandis, en quête de la même photo, qui se fichent bien de ses murmures et de ceux qui prient. Cet étrange phénomène propre au tourisme de masse par lequel ceux qui viennent admirer une beauté la détruisent dans l’acte même de leur admiration.

Voilà pourquoi depuis bien longtemps, je n’ai pas rendu visite à Notre-Dame. Mais je n’ai pas cessé de la porter en moi. Elle sera toujours celle pour qui pendant l’année la plus ardue de mes études, je me réveillais vingt minutes plus tôt pour prendre le RER plutôt que le métro, et partager le festin qu’elle sait offrir aux promeneurs matinaux. Plus tard, elle est devenue celle devant qui je retrouvais une musicienne des rues rencontrée à Istanbul  sur le parvis de la grande Mosquée Bleue  :

Tu es là, devant Notre-Dame. Dans le cercle que tu dessines, les gens puisent ce qui leur faut. Je ne sais pas sur quel place tu dresses ta silhouette aujourd’hui. Mais savoir que quelque part dans le monde, une fille prospère avec quatre cordes et dix doigts me suffit. [« Lettre à Jessi, une musicienne des rues », Lettres à ma génération, ed Michel Lafon]

Cette fille merveilleuse qui jouait debout devant vous vit aujourd’hui en fauteuil roulant. Comme vous, elle trouvera une autre force pour exister.

 

Comme une chanson, Notre-Dame rappelle un souvenir, un moment, une rencontre. Quelque chose donc pleure en moi cette nuit devant les flammes. Loin d’elle, je me souviens que je suis bien enfant de Paris. Je suis donc bien de quelque part. Quelque chose existe donc de moi qui dépasse ma petite personne. J’appartiens à quelque chose de plus grand. Voilà ce qui avait aussi amené tant de Parisiens sur votre parvis, le stylo à la main, après les attentas de Charlie Hebdo. Dans la crainte de la disparition, nous avons retrouvé pour un soir une appartenance. À une ville, un pays, une histoire, quelque chose de commun à l’humanité peut-être. Ce commun que tout étouffe aujourd’hui.

Quand Notre-Dame rouvrira, ce sera à nous de prendre soin de son silence et de sa paix. Mais je crains que cette réparation ne soit bien plus difficile que celle des pierres et des objets précieux.

 

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