La mort de l’arbre magique ou le déconfinement de l’éducation

Un jeu farfelu

Ce n’était qu’un jeu. Que l’idée farfelue d’un gamin de trois ans qui un jour, de retour de la garderie, s’est laissé prendre à la proposition de sa mère : « Tiens Milan ! Regarde c’est l’arbre magique ! » Une proposition comme elle en fait souvent. Elle, c’est Leïla. Une jeune maman qui va chercher ses enfants tous les soirs à la garderie. Jusque là, rien d’extraordinaire. Mais dans sa semaine de cinquante heures, au milieu de cette grande ville d’Amérique du Nord, elle trouve le moyen de faire de chaque instant du quotidien un prétexte au jeu et à l’apprentissage. Plutôt que de presser ses enfants à rentrer, elle prend le temps de faire du chemin du retour un espace pour déployer leur imaginaire. 

Ce jour-là, les enfants sont au parc pour enfants dans le parc municipal. Une de ces aberrations de nos sociétés qui cloisonnent le monde de l’enfance et de l’adulte. Pourtant, dans d’autres pays que Leïla a visité, les enfants jouent dans les parcs « pour adultes ». Dans cette partie du parc, Leïla et Milan passent devant un arbre biscornu au tronc épais. Dans la crevasse, Leïla cache une boîte de raisins secs que Milan adore et improvise : « Peut-être que si on lui offre quelque chose, il va lui aussi nous faire un cadeau ? » Et Milan d’aller chercher une belle feuille pour l’offrir à l’arbre. Voilà-ti pas que dans la crevasse, il découvre les raisins secs qu’il adore ! Un ami imaginaire était né, comme le monstre dévoreur qui mange les jouets pas rangés, ou le lutin grincheux qui dépose de la poudre de mauvaise humain qu’il faut secouer. Mais l’arbre magique est aussi devenu un rituel, une île sur le chemin où tout devient possible, et la porte d’entrée d’un rapport privilégié à la nature pour ce petit enfant de la ville.

L’enfant acteur de son éducation

Leïla croit en la capacité de l’enfant à être acteur de sa propre éducation. La plupart des expériences d’apprentissage de Milan se fait en dehors des cahiers et des écrans, dans l’interaction physique et imaginaire qu’il a avec les êtres, les objets, les personnes qui l’entourent : commerçants du quartier qu’il connaît, fleurs trouvées sur le chemin, tomates imaginaires qu’il ne faut surtout pas écraser sur les trottoirs, mais aussi objets du quotidien. Leïla réhabilite l’imaginaire comme outil d’éducation, au lieu d’en faire un moment de divertissement avant de retourner à « la vrai vie ».

La mort d’un ami

Pendant cinq ans, Milan rend visite à son arbre magique, lui fait des cadeaux dans ce qu’ils appellent l’oreille de l’arbre, et en reçoit. Tantôt un bonbon, tantôt un chocolat, des raisins secs, des fleurs. Aucun anniversaire ne se passe sans son ami du parc, qu’il fait connaître à ses amis, ainsi qu’à sa petite sœur. Mais au début du printemps, juste avant le confinement imposé par la pandémie covid-19, Milan voit qu’une marque jaune a été apposée à l’arbre. Il sait ce que ça veut dire. Il l’a déjà vue, sur d’autres arbres du parc, avant qu’ils ne deviennent des tabourets, sans feuille, sans ombre, sans oreille. Les yeux pleins d’eau, Milan demande : « Maman ! Pourquoi ils ont marqué mon arbre ? » La crevasse, l’oreille, a été jugée comme une menace à la sécurité publique. L’arbre sera donc abattu. Il est pourtant au milieu de la pelouse. Leïla explique. Milan s’effondre. « Je n’ai jamais vu mon fils pleurer comme ça. » Il avait pourtant connu il n’y a pas si longtemps la mort du chat. Il lui avait joué de la musique. Mais là, c’était une perte d’une toute autre ampleur. Leïla le laisse pleurer tout ce qu’il a à pleurer. De retour à la maison, ce furent deux heures de sanglots. Du haut de ses quatre ans, sa sœur lui dit : « Tu sais Milan, les arbres ça vit et ça meurt. Nous aussi on va mourir. »

Ritualiser ce qui nous échappe

Le lendemain, ils parlent de ce qu’ils voudraient faire pour dire adieu à leur ami. Car cet arbre anonyme dans le parc était devenu un être familier, il avait pris sa place dans le quotidien de cette famille. Par un après-midi boueux et froid, les voilà autour de l’arbre. Les enfants ont amené des cadeaux symbolisant les éléments : un bonbon (allez savoir quel élément dans la tête d’un enfant…), une chandelle, un caillou, des fleurs. Milan a fait un dessin et a voulu écrire le nom de tous les membres de la famille. La famille, ce n’est pas seulement la famille nucléaire ou celle du sang. Ce sont tous les adultes référents, les Maman de cœur et les amis qui depuis toujours viennent à la maison, participent au repas, au dodo et aux jeux. Ensuite ce fut le concert d’adieu. Chacun avait amené un instrument de musique. Milan faisait le chef d’orchestre. Puis, tous autour de l’arbre ont fermé les yeux pour respirer avec lui.

« Combien de temps on respire ?

– Le temps que tu ressens dans ton corps.

– Alors je veux rester six ans… deux mois… cinq heures.

– Moi c’est bon ! » La petite sœur va jouer. Puis au bout de quelques minutes :

– Maman, ça y est ça fait cinq heures ? » Et l’adieu à l’arbre magique était fait.

 Ce n’était pas qu’un jeu d’enfant. Et ce n’est pas qu’une belle histoire. À l’heure du confinement où beaucoup de parents se demandent comment occuper les enfants, c’est une invitation à investir autrement notre temps avec eux, l’espace que nous partageons, même le plus ordinaire, et à les rendre à nouveau acteurs de leur éducation plutôt que les réceptacles des activités que nous leur proposons. C’est aussi une invitation à réhabiliter le jeu et l’imaginaire comme outils d’éducation, et à accepter d’être conviés dans le monde de nos enfants, car il se pourrait bien qu’on y ait aussi beaucoup à apprendre.

À ceux qui paniquent de ne pouvoir faire suivre à distance le programme scolaire, c’est encore une invitation à élargir le champ d’apprentissage. Car cuisiner, prendre le bain, regarder le plafond, peuvent être l’occasion d’apprendre sur des notions essentielles de vie : le danger, la mort, la patience, le respect du vivant. L’enfant y précise son rapport au monde, lui dont le cerveau est encore si malléable et si prêt à embrasser la diversité des expériences. À voir, si cela n’est pas plus essentiel que l’exercice 4 de la page 31. 

Cet arbre « tout croche », comme on dit là-bas, peut-être nous raconte-t-il aussi l’histoire du vivant tout entier, celui qu’on détruit dès qu’il ne rentre pas dans les normes érigées par les hommes, alors même que c’est à nous de nous y adapter. Pour que d’autres Milan puissent grandir et réenchanter le monde. 

 

 

 

 

 

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