Les semeurs du changement

Une salle de boxe à Aubervilliers, dans une rue où les nouvelles constructions entourent de vieux pavillons. Au-dessus du ring, une salle de soutien scolaire. Comme un cocon dans les arbres. Ici, le soutien, l’effort, le dépassement de soi ne s’arrêtent pas aux cordes du ring. À Boxing Beat, le sport est un modèle d’éducation et une éthique de vie. Un club créé par Saïd, champion de France de boxe.

Quand Saïd parle de boxe, il nous emmène loin des clichés. Pour lui, la boxe c’est l’art de ne pas prendre des coups. D’esquiver, de tromper l’adversaire, de ruser, de jouer au chat et à la souris. Toucher le fond, se relever, anticiper, évaluer, bluffer, dévier, attendre.

On m’a toujours dit que je manquais d’agressivité. Moi j’ai toujours pensé que si j’étais assez malin, je n’avais pas besoin d’être agressif.

Malgré son record de titres détenu par les femmes, Boxing Beat n’est pas une usine à fabriquer des champions. Le combat que Saïd mène se déroule dans un round plus long, avec comme seul arbitre, la vie.

Pour moi c’était impossible de créer un club de boxe juste pour faire des champions. Champion ce n’est pas une fin en soi. Tu peux te construire à travers la boxe par l’abnégation, le dépassement de soi, mais ce qui m’intéresse c’est de fabriquer des hommes et des femmes qui soient indépendants. Et la première chose pour y arriver c’est de savoir lire, écrire et compter. Si par la boxe je peux aider des jeunes à faire des formation, à les recadrer, à les remettre sur piste, pas besoin de champion du monde.

Donner sa chance

Sur les murs de la salle, les portraits des grands champions de la boxe, peints par un jeune à qui Saïd a lancé ce défi, en le voyant dessiner sur un cahier. Saïd fait partie de ces coachs capables de déceler, à travers la discipline qu’il enseigne, les potentiels des jeunes. Il leur tend la main sans les prendre par la main. Il les met face à leurs responsabilités, et s’intéresse plus à la personne qu’à l’athlète. Il permet aux jeunes d’aller au-delà de ce qu’ils croyaient être capables de faire.

Transmettre autrement

En faisant venir les classes entières avec les professeurs, Saïd a modifié les rapports des élèves en classe, entre les timides et les moins timides, et entre filles et garçons. Aller au bout d’un objectif, savoir jauger ses limites, être à l’écoute de soi et de l’autre, accepter l’échec des mauvais jours, se recentrer, résister. Trouver l’équilibre entre l’humilité et la confiance en soi. Travailler sa stabilité, son rythme, la précision, la juste distance. Gérer sa colère et canaliser son stress. Contrôler son énergie, se concentrer. Savoir lire l’autre et le respecter. Voilà tout ce qu’un sport peut apporter. Des compétences essentielles dans la vie.

Pourtant dans nos sociétés où le corps est secondaire, le sport, comme les arts, est limité à un loisir. Saïd se bat aussi pour une autre forme d’éducation, où l’enfant est stimulé, où les forces et l’énergie nécessaires à l’apprentissage sont intégrées dans le processus.

Pour arriver à ce résultat, Saïd a dû se battre contre les archaïsmes d’une pensée qui catégorise les gens selon leur âge, leur sexe ou leur milieu social. À l’époque où Saïd voulait enseigner la boxe aux enfants, la Fédération ne voulait pas en entendre parler. Il lui a fallu trouver une structure qui lui ferait confiance. Ce fut la ville d’Aubervilliers, qui depuis vingt-six ans, soutient son projet devenu un modèle en France.

Boxer au féminin

Saïd s’est aussi battu contre les préjugés envers les femmes, en donnant sa chance à Sarah Ourahmoune, qui à quinze ans, pousse la porte de son club en cherchant un cours de taikwando. Saïd lui propose d’essayer la boxe. À cette époque, la boxe féminine n’est pas reconnue par la profession et n’est pas acceptée aux JO. Sarah Ourahmoune deviendra huit fois championne de France, trois fois championne d’Europe, championne du monde, médaillée olympique. Parallèlement à sa carrière d’athlète, elle fait Science Po.

Ce jour où Saïd a permis à Sarah d’enfiler des gants à Boxing Beats marque la naissance d’une championne, de la boxe féminine professionnelle en France et le premier coup de pioche que d’autres suivront. Sarah développe aussi des projets pour sortir les jeunes de leur isolement, pour les travailleurs en entreprise et pour les enfants handicapés mentaux. C’est le lègue de Saïd : sortir les gens de leur condition avec deux gants de cuir.

Saïd pousse tout le monde à sortir de sa zone de confort : les jeunes, les enseignants, les mairies. Ne pas se contenter de ce qui nous est donné. Il nous montre qu’il n’y a pas de domaine réservé. Que n’importe quelle discipline peut être mise à la portée de tout le monde. Les gens comme Saïd détiennent la clé d’un changement d’éducation, et donc de société. Il suffit d’avoir le courage de monter sur le ring, et de mettre nos peurs au défi.

« Un ring c’est quatre coins et des cordes. Tu ne peux pas t’échapper. Tu prends des coups dans ta gueule. Après ça, tu as peur de quoi dans la vie ? »

 

Lettres sans réponse

Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Voilà des années qu’on te la pose cette question. Et pour celui qui te la pose, elle ne se réduit qu’à une chose : ton métier. Moi j’aurais une autre question à te poser : Quel est le verbe de ta vie ? Pas le métier, non, le verbe. 

Cette lettre écrite en janvier 2017 est désormais publiée aux éditions La Nage de l’Ourse. Un petit livre de 30 pages que vous pouvez le commander dans n’importe quelle librairie ou en cliquant ici . 6,50 euros.

 

extrait vidéo :

Les semeurs du changement

Des mots criés en catalan, d’une voix grave pour les bœufs et d‘une voix aiguë pour les chèvres qui font teinter leurs cloches . Dans la maison, le frémissement de deux ou trois plats sur le piano de la cuisine, avec en arrière-fond un concerto qui sort des enceintes, en attendant que l’autre piano, celui du salon, se fasse entendre après le repas.

Voilà les sons de Méras, une ferme dans les Pyrénées ariégeoises. Trente hectares tenus par Olivier, un paysan, qui s’annonce non pas comme exploitant agricole mais comme courtisan agricole. Olivier a choisi de travailler sans tracteur, uniquement par traction animale, « au bon tempo ».

Méras est aussi une maison ouverte, où beaucoup de jeunes viennent reposer leurs ailes blessées. Car auprès d’Olivier, on apprend bien autre chose que la traction animale. On y apprend à habiter un lieu, un métier, et sa propre vie.

 

Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici

Ce qui nous arrive

 

Dans les prochaines semaines auront lieu les examens d’entrée au secondaire. Pour des centaines d’élèves et de parents, c’est le grand moment : mon enfant est-il capable d’aller dans une bonne école ? Saura-t-il « performer » ? On cherche des tuteurs, on révise les notions, on se demande ce que c’est cet examen. Chers parents, avez-vous déjà pris la loupe pour regarder ce qui est demandé aujourd’hui à votre enfant ?

Plus besoin d’écrire, plus besoin de penser

Au primaire, les enfants apprennent à écrire mais pas à utiliser l’écriture. Les leçons sont distribuées sur polycopiés, l’enfant ne les recopie pas comme on le faisait encore il y a quinze ans. La plupart des exercices consiste à remplir des trous, à relier, à recopier une phrase. En mathématiques on n’encourage pas les enfants à avoir un cahier de brouillon à côté d’eux pour poser le raisonnement. Ils n’ont qu’un tout petit rectangle blanc ou bien doivent faire en marge du polycopié. Pas d’espace pour écrire, donc pas d’espace pour penser. Car écrire, recopier les données, la consigne ou la leçon, c’est se réapproprier la matière, c’est la représenter à sa manière, c’est l’intégrer dans son corps.

Les enfants n’écrivent plus…et ne lisent plus. La grammaire et l’orthographe leur sont enseignés en dehors de tout contexte. C’est-à-dire en dehors de tout texte. L’enfant pourra toujours reconnaître l’imparfait du passé simple, mais il ne saura pas raconter une histoire au passé, parce qu’il n’aura pas vu ces temps en contexte. Donnez-lui un exercice où il faut souligner l’adverbe, il aura tout bon. Mais dans un texte, il ne sait plus reconnaître l’adverbe. À vrai dire il ne sait même plus à quoi ça sert, l’adverbe, dans la vraie vie. Il faudrait des Madame Marguerite pour lui répondre, des professeurs qui rappellent aux élèves que tout ce qu’ils apprennent concernent leur vie, au quotidien :

Les classes de mots : 11’42

Leçon de mathématique. la division : 7’26

Pourquoi savoir : 10’42

À l’examen d’entrée en secondaire, votre enfant devra faire une composition écrite. À onze ans, on lui demande d’être capable d’écrire en dix lignes une lettre pour convaincre le directeur de le prendre à l’école. Si vous regardez les modèles proposés dans les exercices de préparation, vous constaterez que personne n’écrirait jamais une telle lettre , et que si on laissait vraiment un enfant s’exprimer dans son langage, il ferait quelque chose d’infiniment plus original et mieux écrit. Mais ne vous inquiétez pas, il suffira à votre enfant d’écrire au début de chaque paragraphe « premièrement », « deuxièmement » et il aura ses points. Cet exercice est un avant-goût du fameux « schéma narratif » qu’il étudiera au secondaire. Il apprendra par cœur qu’un texte comporte une introduction, un développement avec des péripéties et des éléments déclencheurs, et une conclusion. Mais il ne saura pas faire une petite histoire qui a du sens. Mais rassurez-vous encore, chers parents, il performera : car il saura mettre les connecteurs logiques «  d’abord, ensuite, enfin ».

 

Vous entendrez parfois l’argument « ils n’ont pas le niveau, on doit leur donner ces exercices simples, sinon ils coulent ». C’est tout simplement une inversion du problème : ça n’est pas parce que les élèves n’ont pas le niveau qu’on doit leur donner des exercices aussi absurdes, ce sont les exercices qui les rendent incapables de se servir de la langue et d’un raisonnement. Un enfant de six ans peut comprendre un poème de Prévert ou une chanson de Vigneault. Un enfant a le cerveau le plus extraordinaire pour inventer. Mais au Québec, le but de l’école est simple : faire des gens performants qui ne réfléchissent pas trop, et qui sont capables de noircir des cases.

Noircissez des cases

Il y a deux semaines, une petite fille de onze ans a posé la question à son professeur : « Pourquoi à l’examen c’est des questions à choix multiples ? » Le professeur répond rapidement : « Parce que ça coûte moins cher », et passe à autre chose, comme si c’était quelque chose d’absolument normal.

Les examens à choix multiple permettent d’identifier les élèves qui ont absorbé le plus de matière, et non les élèves qui savent analyser, remettre en question, raisonner ou imaginer. Le but de ce questionnaire est d’être efficace : c’est ce qu’on explique aux enfants. Si tu vois que tu ne peux pas répondre, tu passes. Pendant les deux dernières minutes, tu réponds au hasard. Quoi, tu veux t’appliquer à bien faire en prenant le temps nécessaire ? Tu couleras !

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces examens comportent une grande part de hasard et sont beaucoup moins objectifs qu’un exercice de rédaction en français ou de résolution de problème avec démarche en mathématiques. Car dans le questionnaire, un élève peut répondre bon par coup de chance, décaler ses réponses, ou savoir identifier la bonne réponse sans savoir la trouver par lui-même. La manière dont la question est posée peut être ambigüe et peut entraîner une autre interprétation. Alors que quand on a sous les yeux le texte d’un enfant, on sait tout de suite s’il a intégré la logique de la phrase, s’il sait ordonner ses idées, s’il a développé les réflexes d’attention pour écrire sans fautes, s’il maîtrise l’usage des différents temps des verbes.

Alors pourquoi ne pas faire des examens à développement ? La réponse est très simple : corriger une copie prend plus de temps que de corriger des réponses vrai/faux, donc coûte plus cher. Pour les examens d’entrée, les questionnaires sont corrigés par une machine. Rendez-vous compte, chers parents, non seulement c’est plus avantageux de fabriquer des gens qui ne font que recracher la matière, mais en plus, ça coûte moins cher que de fabriquer des gens qui réfléchissent ! C’est tout bénéfice ! On achète ! En espérant que les enfants arrêtent de demander pourquoi :

« C’est quand qu’on va où ? »

 

Chers parents, vous n’y êtes pour rien

Chers parents, l’école est le prolongement et l’antichambre de la société… que vous fabriquez.

Continuez donc à mettre dans les mains de vos enfants des tablettes alors que les fabriquants de tablettes eux-mêmes ne le font pas avec leurs propres enfants.

Continuez à encourager vos enfants doués à faire des mathématiques, continuez à vouloir que votre enfant soit performant.

Continuez à vous étonner que votre enfant ne respecte pas les consignes, si à la maison, il ne range pas sa chambre quand vous lui demandez.

Continuez à vous satisfaire de ses bonnes notes sans vous demander ce qu’on est en train de faire de votre enfant.

À la veille des examens, on explique aux enfants les avantages qu’ils auront à intégrer une bonne école : ce sera dur, ça sera pas le fun, mais ils seront bien meilleurs que les autres quand ils arriveront au cegep. Voilà l’argument principal qui leur est donné. Avons-nous pensé à leur dire qu’on peut aimer apprendre, et prendre du plaisir à travailler ?

Composition écrite à développement pour les parents d’élèves :

« Le rôle de l’école est de fabriquer la société de demain ».

Discutez cette affirmation et dites quelle société est en train de se fabriquer aujourd’hui.

La littérature c’est moins dur que les maths : le mythe…

À la fin du secondaire, votre enfant devra choisir son orientation. C’est bien connu : à la fin du secondaire, les bons iront en maths et en sciences, les mauvais en littéraire. L’école est une loupe de notre société, et même une loupe projetée vers l’avenir. Il s’y prépare la société de demain. Une société où l’on considère que les maths et les sciences sont plus difficiles que les langues et la littérature, est une société tournée vers le rendement et le langage numérique.

Contrairement aux clichés, les maths ne sont pas plus rationnels que la littérature ou la philosophie. Seulement voilà : en littérature, il n’y a pas de formule ou de théorème à apprendre par cœur. Parce que la littérature traite de la matière humaine, de sentiments et d’idées, et qu’il n’est pas facile d’évaluer l’analyse qu’on peut en faire. De fait, et tous les professeurs vous le diront, il est bien plus difficile d’avoir A+ en littérature qu’en mathématiques. Et l’élève qui aura eu cette note aura fait appel à bien plus de capacités cognitives que l’élève de mathématiques, car il aura raisonné sur plusieurs plans : analyse linéaire, analyse verticale, raisonnement sur plusieurs plans (les personnages entre eux, les thèmes, l’évolution, l’histoire dans un contexte historique), à plusieurs échelles (un texte, comparaison de textes, mise en perspective historique ou sociale). Il aura fait preuve de capacités à analyser des données, à les mettre en perspective, à interpréter, à argumenter et à imaginer.

Et même au-delà de l’école, les matières littéraires donnent des armes pour la vie quotidienne de n’importe quel citoyen, qu’il soit ingénieur, astronaute, biologiste, comptable, gymnaste, ouvrier, etc. Être capable de lire entre les lignes un article de presse, pour pouvoir se faire son opinion sur le biais du journaliste, être capable d’analyser le discours d’un politicien et de le comparer avec celui d’un autre pour bien faire son choix aux prochaines élections, être capable de décrypter le message derrière une affiche publicitaire, savoir reconnaître dans les paroles de son ami ou de son collègue une idéologie ou une obsession. Il vous est arrivé de dire : « Il n’aime pas le français ». Savez-vous bien ce que cela signifie ? Ne pas aimer sa langue, ne pas aimer comprendre comment fonctionne cet outil que tout le monde est obligé d’utiliser pour penser, pour séduire, pour refuser, pour gueuler, pour vivre ?

Enfin si vous voulez que votre enfant performe, chers parents, savez-vous quelle est l’activité qui fait appel à toutes les zones du cerveau en même temps ? Jouer de la musique. Oui, vous savez, le truc pour le fun, pour s’amuser : un peu de flûte à bec, le nom des notes et c’est assez. Les récentes études neuroscientifiques on démontré que l’activité de jouer de la musique combine des éléments qu’aucune activité ne permet, ni le raisonnement mathématique, ni le travail de bureau ni l’écriture ni les autres arts : la musique fait appel à toutes les zones du cerveau en même temps, autant du côte gauche (rationalisation, ordonnance) que du côté droit (expressivité, émotions). Quand on joue de la musique, on combine la discipline, la concentration, la lecture (verticale et horizontale), la mémoire, la motricité, le rythme, la précision, l’expressivité, l’émotion, l’écoute des autres. Tout ceci en même temps.

 

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Ce qui nous arrive

C’est la rentrée au Québec. Pour les élèves de secondaires, c’est le moment des choix : option, concentration, cours. Qu’est-ce qui me plaît ? Mais comment faire le bon choix si on ne sait pas pourquoi on apprend une matière, comment et dans quel but ? Pourquoi apprendre ? Pour avoir un diplôme pour en avoir un autre pour avoir un job ? Il doit y avoir d’autres raisons.

Le plus important n’est peut-être pas le choix des matières, mais  ce qui se passe entre le professeur et les élèves. Car toute matière peut devenir la pire des tortures ou un monde fascinant qui s’ouvre. Tout peut devenir un instrument de soumission ou de libération. Je me donne un exercice de rentrée scolaire : dessinez votre école idéale.

Quel est le langage où je me retrouve ?

Dans cette école, ce qu’on appelle les arts seraient mis à égalité avec les sciences. Apprendre à exprimer ses idées et ses émotions, en explorant plusieurs langages : littérature, théâtre, musique, peinture, sculpture, photographie, cinéma…L’apprentissage de ces arts ne seraient pas réduits à l’aspect technique. Avant d’apprendre à faire do ré mi fa sol la si do sur la flute, je veux que mes élèves sachent entendre la joie, la tristesse, la peur, dans une musique.

Cours d’expression. Sujet du jour : la peur. Qu’est-ce que la peur ? À quels mots est-elle associée ? Comment les poètes et chanteurs l’ont exprimées ? Prenez un instrument de musique, faites moi la peur. Levez-vous : mimez-moi la peur. Exercice à deux : tu es la peur de l’autre. Que fais-tu ? Tu la combats ? Tu la cajoles ? Tu la prends par la main ?

Le but n’est pas que les élèves sachent faire un poème qui rime ou sachent faire leur gamme de do. Le but est qu’ils trouvent un langage dans lequel ils se sentent à l’aise à s’exprimer.

Les langues sont des outils pour communiquer, penser, vivre. Dans cette école, aucune langue ne serait enseignée par une liste de mots. Tout passera par des mises en situation, des petites scènes à jouer, des chansons à écouter.

Ce que tu apprends, c’est ce que tu vis 

Mais à quoi ça sert d’étudier Le Misanthrope ou Don Quichotte ? Et si on commençait par dire aux élèves que ça parle d’eux, de chacun de nous, avec les questionnements propres à l’époque et ceux qui traversent tous les âges ? Si on leur montrait que ces lectures peuvent les aider à faire des choix de vie ?

Dans mon école imaginaire, je me fiche de savoir si tu peux réciter identifier les étapes d’un schéma narratif. Ce que je veux, c’est que tu saches raconter une histoire. Si tu sais identifier la thèse, l’argument, le contre-argument et l’ouverture, ça n’a que peu d’importance. Ce qui est important, c’est si tu les chercheras en regardant le prochain débat des chefs. Tu sais souligner les mots qui forment le champ lexical d’un texte ? Bravo, tu as fait l’exercice. Mais penseras-tu à le faire en lisant un magazine, pour comprendre sa ligne idéologique, et mieux orienter ton choix de lecture ?

Tout ce qui est enseigné en classe doit être susceptible d’être observé en dehors. Et puisque nos enfants sont déjà de petits – pardon, de puissants – consommateurs, je les emmènerai en sortie visiter les abattoirs, les cultures maraîchères, les usines. Pour qu’ils sachent ce qu’il y a derrière ces produits auxquels ils sont parfois si attachés. Autant que les musées et les pièces de théâtre, ces visites sont essentielles pour qu’ils comprennent le monde dans lequel ils auront à vivre.

Travailler, c’est chercher à s’émerveiller davantage

Dans mon école imaginaire, celui qui ne sait que transmettre un contenu ne sera pas professeur. Le professeur est le canal par lequel l’enfant s’engage pour découvrir une manière de penser le monde. Il est aussi un performateur, un comédien, un conteur. Son travail est de prouver en permanence à l’enfant que les chiffres, les mots, les émulsions, peuvent être sujet à émerveillement. Et que si apprendre, c’est s’émerveiller, travailler, c’est chercher à s’émerveiller davantage.

Mon but comme professeur n’est pas que l’élève sache régurgiter de la matière, mais qu’il sache s’étonner, s’interroger, s’émerveiller, mettre en perspective, retourner les évidences qui se présenteront à lui.

Bien sûr, une telle école restera imaginaire. Parce que la formation de tels professeurs demanderait la remise à plat de tout ce qui constitue nos programmes. Parce que ces professeurs devraient être tellement engagés, que plus personne ne pourra être professeur pour autre chose que par passion. Parce qu’il est toujours plus rapide de corriger des exercices à choix de réponse que de corriger une création. Parce qu’il est toujours plus facile de répéter la même matière chaque année que d’accompagner un élève dans un cheminement de réflexion.

Dans cette école imaginaire, quand les élèves viendront chercher leurs manuels, ce sera une fête.

à suivre…

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Ce qui nous arrive

16h un soir de semaine. Alexandre rentre seul chez lui. Il se sent fier. Maintenant il est grand, il est capable de rentrer seul. Au croisement de deux rues, les lumières viennent de virer au rouge pour les autos, qui sont toutes arrêtées. Le petit bonhomme blanc est allumé. Une jeune femme est en train de traverser devant lui. Il se met à traverser. « Non toi, tu attends que je passe ». Le brigadier scolaire avec son chandail jaune fluo devance le garçon, son petit panneau « Arrêt » tendu au-dessus de sa tête. Alexandre se demande à quoi ça sert, puisque toutes les autos étaient déjà arrêtées. Et puis pourquoi la dame devant, elle peut traverser toute seule ? Pourquoi le monsieur il fait pas attention à elle aussi ?

Le soir à table, Alexandre pose la questions à ses parents.

« Le brigadier il veille sur toi pour que les autos fassent attention.

– Mais les autos elles s’arrêtent même quand y’a pas d’enfants !

– Oui mais parfois il y a de mauvais conducteurs qui ne s’arrêtent pas. C’est pour ta sécurité, mon chéri.

– Et la sécurité de la dame ?

– La dame elle est adulte. Allez vas ranger ta chambre comme un grand. »

Alexandre ne comprend pas. Mais quand les adultes ont dit qu’une chose est comme ça, c’est pas la peine de demander pourquoi. Les enfants, ça remet toujours en question les évidences.

Ce qui est nécessaire ici ne l’est pas forcément ailleurs

À Montréal, les allées et venues du brigadier scolaire semblent parfois sortir d’une farce. Bien souvent il suit à petits pas les enfants qui se sont déjà engagés sur le passage clouté, alors que les autos sont déjà arrêtées. On peut comprendre l’utilité des brigadiers sur les routes de campagne, à des croisements sans lumières, ou à un tournant où les autos ne peuvent pas voir en avance les piétons. Dès lors qu’un comportement utile dans une situation donnée est tiré de son contexte et appliqué sans réflexion, cela donne une habitude, un symbole qui rassure, mais qui ne sert à rien. Ou presque.

La sécurité vient de l’extérieur

Sur le site du Centre d’assurance automobile du Québec, on trouve la définition suivante : « La mission d’une brigade scolaire consiste avant tout à sensibiliser les enfants du primaire à la prudence, dans la cour d’école, en autobus scolaire et dans la rue. » La mission est claire, il s’agit de transmettre la prudence. La prudence, et non la responsabilité. Nous envoyons constamment à nos enfants le message que le monde est plein de dangers, et qu’ils doivent s’en remettre aux adultes pour assurer leur sécurité : ne vas pas trop loin, ne grimpe pas à l’arbre tu vas tomber, fais attention quand tu cours. Pour cela, on leur confectionne des lits avec des barreaux, tomber, des fourchettes en plastique pour ne pas se piquer. Petits on les attache à une corde quand on les sort dans la rue. On poste un gardien à la sortie de l’école qui communique par talkie walkie pour le rejoindre ses parents ou sa gardienne. Les enfants sont des irresponsables qui ne sont pas capables d’évaluer le danger par eux-mêmes. On leur apprend qu’il y aura toujours quelqu’un pour y veiller.

Cette obsession n’est pas répandue dans tous les pays. En Europe, les enfants en garderie se donnent la main deux par deux pour aller dans la rue. À la sortie des écoles, quand un enfant reconnaît son parent il le dit à la personne à l’entrée qui le laisse sortir. En Suède, les écoles sont mêmes sans gardiens car les enfants sont entièrement responsabilisés, ils rentrent seuls car l’école finit très tôt en journée. Bizarrement, la Suède ne souffre d’aucun raz-de-marée d’insécurité dans les écoles ou d’accidents impliquant les enfants. S’il nous est impossible d’envisager que les enfants soient co-responsables de leur sécurité, avec l’auto qui s’arrête, c’est parce que nous avons fait des enfants des êtres à part.

Les enfants d’abord, les enfants à part

Nos enfants sont élevés dans un monde à part dès leur plus jeune âge. Comme si l’insouciance de l’enfance allait être brisée si l’enfant était intégré trop vite au monde des adultes. Les enfants du Maghreb, d’Afrique ou du Moyen Orient jouent, rient et imaginent tout autant que les petits canadiens, seulement ils ne sont pas considérés comme des êtres à part. Ils sont les membres actifs d’une famille, d’un village, d’une communauté. Ils mangent dès le sevrage la même nourriture que les adultes, ils ont des responsabilités autres que de ranger leur chambre et leurs jouets, ils doivent parfois rapporter un outil de travail dont le père a besoin, ou aider grand-mère à se relever. Les seuls qui dérogent à cette règle sont les enfants des classes très riches qui ont des domestiques pour s’occuper de tout.

L’idée même que les enfants sont les êtres les plus précieux d’une société n’est pas universelle. Dans beaucoup de cultures, les Anciens sont considérés comme un bien plus précieux que les enfants, parce qu’ils détiennent un savoir, une sagesse, et reçoivent tous le respect dû à quelqu’un qui est parvenu jusqu’à un certain âge. On pourrait se demander ce qu’ils penseraient de nos vieux enfermés dans des maisons, isolés de leur famille, et divertis par des animations. Mais ceci est un autre problème…ou peut-être le même. Nous cultivons l’art d’isoler et de rendre dépendants des êtres que nous jugeons faibles et à protéger. Drôle de façon de leur dire qu’on les aime.

Serait-il possible de doser nos valeurs et d’appliquer le bon sens, pour arriver à une protection sans mise à l’écart, à une sécurité par la responsabilisation ? Nos enfants sont de petits êtres, mais des êtres entiers quand même. Parce que nous les aimons, nous pourrions les rendre indépendants et forts, capables d’évaluer les dangers d’une situation, de tourner la tête à droite à gauche, de vérifier qu’il n’y ait pas d’autos. Alexandre n’en sera pas moins un enfant, mais un enfant fier.