Je ne suis pas une femme qui écrit

Tous les métiers ont leurs mauvais clowns. Ces personnages typiques qui savent résumer en une réplique tout le dodu d’une pensée qui se roule dans les clichés et rote de bien-être. On les reconnaît souvent au premier coup d’œil, à la première réplique.  Et on s’empresse d’en rire de peur d’être obligé d’en pleurer. 

Silence. Hésitation. C’est fini ? Pas fini ? Pas de noir, pas de sortie  pour sonner la fin du spectacle. Oui, c’est fini. Applaudissements. Je salue. Ils sont si proches. Vingt-deux personnes serrées dans le salon de la dernière maison d’un petit hameau à la lisière de la forêt. Je viens de jouer une heure et demie entre le bout du salon et une partie du palier. J’ai bien aimé utiliser la rampe de l’escalier pour ma tirade de six minutes J’ai l’espoir qui boite. Mais la fin d’un spectacle à domicile est toujours un peu flottante. Pas de rideau, pas de loge pour se retirer. Il faut remercier, les inviter à me laisser leurs contacts, annoncer les prochaines dates dans le coin, parler des cd et des livres à vendre, avant qu’ils ne se ruent sur la nourriture et oublient tout. Puis c’est quelque chose comme : « Merci beaucoup ! Et bien maintenant on va ranger les chaises et il y a l’auberge espagnole ! ». Vite, ranger la guitare, le pied, l’ampli, le micro, les câbles, tout ce qui est fragile, les petits accessoires qui s’oublient et se perdent si facilement. Pas le temps de souffler, ni d’écouter ce qui se passe en soi. Tout de suite, parler, sourire, remercier, expliquer, aller à la table d’achat. Mais ce soir-là, alors que les derniers claps de main résonnent encore et que je viens à peine de relever la tête, pendant ce court instant de suspension, une voix s’élève, tranquille : « Vous ne chantez pas du fado ? » C’est un spectateur, arrivé avant les autres, qui était venu droit sur moi en me demandant : « C’est vous l’artiste ? Vous venez d’où ? » alors que j’étais en train d’essayer de faire tenir un accessoire en équilibre sur un meuble. J’avais répondu sans politesse. Le public est bien souvent étonnant, à vouloir qu’on fasse la causette juste avant de commencer un spectacle. L’homme s’est installé avant les autres, bien au centre. Il est resté les bras croisés tout le long du spectacle, en « connaisseur ». Pas un moment d’abandon, pas un frémissement. 

Les bras sont toujours croisés quand le « Vous ne chantez pas du fado ? » a été lancé par-dessus les têtes des spectateurs encore assis. La question arrive comme un plat d’anguilles sur une mousse au chocolat. Répondre ? Ne pas répondre ? Lui dire ce que j’en pense, de sa question ? Je réponds : « Non, je ne chante pas de Fado. »  L’homme répond tout aussi fort en se penchant pour ramasser son écharpe : « Ah dommage ! Ça vous irait bien. »

En quelques années j’en ai entendu de belles. On pourrait faire un livre de citations 365 citations à ne jamais dire à un artiste. J’ai le cuir épais. Mais celle-là me cloue. Le ton, l’attitude, le moment choisi pour poser la question, sans se déranger de son siège, par-dessus les autres. « Ça vous irait bien ». Je flaire de loin ce qu’il veut dire. Je sais que si j’étais un homme, elle ne se poserait pas. Seulement je suis une femme brune et de peau brune. Une source de fantasme culturel pour bien des gens, les hommes comme les femmes. Cet homme n’est pas l’original de la soirée que je n’ai qu’à balayer d’un revers de sourire poli. Non, il est le visage d’un instinct que je retrouve partout, chez les bonnes gens bien sympathiques et qui adorent mon travail. L’instinct de la carte postale. Quand ce qui est différent de soi, ce qui ne correspond pas à la norme, est soit méprisé, soit élevé au rang de fantasme exotique. 

Pas un spectacle sans qu’on m’ait dit que « Ça me va bien » de chanter en espagnol. Pourtant quand je chante en anglais, je me sens bien plus « chez moi ». C’est deuxième langue dans laquelle j’ai grandi. Mais une fille aux cheveux bruns bouclés et à la peau brune, forcément, ça « lui va mieux » l’espagnol. Le sud, les chansons d’amour et d’engagement, la force des r roulés et des voyelles bien ouvertes. Et comme on ne comprend pas bien le texte, c’est encore plus séduisant. L’anglais, c’est la langue commerciale, la langue des nouvelles technologies, la langue imposée partout. Elle est pourtant bien plus riche que le français. Oui : l’anglais a un lexique plus riche que le français, issu des langues latines et germaniques. Elle autorise la fabrication d’un nom d’un adjectif d’un verbe et d’un adverbe avec tous les mots. Elle a une tendance agglutinante qui lui permet d’enchaîner les mots sans connecteur logique, avec une économie de mots. Elle est bien plus musicale que le français, car elle a des accents toniques. L’anglais est une langue magnifique. Mais des trois langues que je chante, c’est l’espagnol qui me va bien !  Si je chantais en arabe aussi ça m’irait sûrement très bien. Le turc aussi. Tiens l’hébreu ! Et l’arménien, et le kurde, et le berbère ! Enfin toutes les langues de carte postale. Je me demande si ce Monsieur aurait demandé à une belle soprano blonde aux yeux bleus chantant de l’opéra italien : « Vous ne chantez pas du folklore scandinave par hasard ? Ah non ? Dommage ça vous irait bien ! »