Ce qui nous arrive

Cet été aura été marqué dans notre quotidien médiatique par les horreurs qui se déroulent à Gaza. Tous les médias sont sur le qui-vive, les médias sociaux diffusent les pires images et vidéos d’enfants tué, mutilés, de mères hurlant et se frappant la poitrine. Les juifs et les musulmans du monde entier se prennent en photo pour montrer leur amour réciproque, deux fillettes palestiniennes protestent en affichant « Hug a terrorist » à Toronto. Qui n’a pas réagi ? Avec sa colère et son message de paix. Magnifique exemple de solidarité entre êtres humains.

Pourtant, chez nous, sur notre territoire, un autre peuple subit depuis…plus de trois cents ans l’occupation de leur territoire, l’humiliation, le contrôle de leurs vies. Il y a deux semaines, les Anishnabe de la réserve faunique de la Vérendy, à 300 km de Montréal, passaient en cour contre les coupes sauvages de compagnie Louisiana Pacific. Les médias qui ont couvert cet événement se comptent sur les doigts d’une main. Quelques lignes, et des photos avec une poignée d’Amérindiens faisant barrage pour empêcher…pour empêcher quoi, au fait ? Qu’on coupe des arbres ? Qu’on détruise un territoire ?

 

Par quel procédé étrange sommes-nous plus touchés par la cause des Palestiniens que par celle des Amérindiens ? Bien sûr la mise à mort des Amérindiens fait moins de bruit. Ici pas de bombes. Seulement le discret enlèvement de 20 000 enfants entre les années 60 et 80, l’interdiction de parler leur langue. Ici les femmes pleurent en silence leurs enfants enlevés, leurs filles violées, ayant perdu leur langue, leur dignité. Condamnés au bannissement sur leurs propres terres. La mise à mort se fait lentement, proprement. Par la perte de la langue, l’assistanat. Alors ils accélèrent le processus, ils en ont marre : ils boivent.

Non, décidément, cela n’a rien à voir. On ne peut pas comparer le grand mur aux réserves, les morts si rapides à la lente destruction d’un peuple, le non respect des accords au non respect des accords. La haine qu’on croit raciale ou religieuse à la bienveillance paternaliste du Blanc sur les enfants Amérindiens qui sont assignés à résidence moyennant des aides sociales – c’est à dire un assouvissement total. La négation d’un droit à un État à la lente confiscation de ce qui fait un peuple libre, autonome, des humains dignes.

Ce qui est en jeu dans cette coupe d’arbres, c’est non seulement l’asservissement d’un peuple, mais aussi notre rapport à ce qu’on appelle pudiquement l’environnement, qui est tout bonnement ce qui nous fait respirer, boire et manger. C’est aussi l’intégrité de notre nation, de nous canadiens, québécois, et plus loin, en tant qu’humains, notre capacité à nous préoccuper de ce qui se passe ici et maintenant. Trois combats en un, disponible ici, chez nous.

Bien sûr, c’est plus confortable de se battre pour un conflit qui se déroule à l’autre bout du monde. Pour ceux qui souhaitent continuer ce combat, sachez que les Tibétains et les Congolais subissent un génocide depuis des décennies, le Congo ayant atteint le fameux chiffre de 6 millions de morts. Et 1,2 millions de morts pour les Tibétains. L’horreur ne se mesure pas aux chiffres, et on ne peut pas défendre tout le monde. Au Tibet ou au Congo, il n’y a pas de médias, pas de pétrole, pas d’enjeux internationaux. Pas de quoi nous expliquer que c’est important. En effet, l’horreur se mesure plutôt à l’indifférence dont nous sommes capables, et peut-être, au choix que nous faisons chaque jour de considérer que tel peuple a droit à notre empathie, et tel autre à notre indifférence.

Des juifs canadiens affirment avoir honte de ce que fait Israël. Qui aura honte pour le peuple canadien ? Est-ce que trois mille personnes se rassembleront pour défendre les Amérindiens ? Est-ce qu’un boycott sera organisé pour bloquer les produits de Louisiana Pacific et des autres compagnies ? Ici et maintenant, nous pèserions tellement plus.

Chacun de nous choisit ses combats. Tous se valent, tant qu’il y aura de l’injustice et de l’humiliation. Pourtant, celui qui défend une cause silencieuse mène deux combats. Et celui qui se bat pour ce qui se passe chez lui prépare le demain de ses enfants. Si nous sommes trois milles pour les Palestiniens, soyons deux fois plus nombreux pour les peuples qui s’écorchent aux barbelés du silence. Et soyons dix fois plus nombreux quand ce silence, c’est le nôtre.

 

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Ce qui nous arrive

 

Métro St Michel. Fin de matinée. Le métro est à quai et attend le départ. Une femme entre dans un wagon, une petite bouteille à la main, et s’assoit sur le siège le plus proche de la porte. Elle regarde par terre et parle toute seule, en faisant de grands gestes. Ses mots semblent suivre une musique secrète, ils boitent et explosent, et puis retombent. Elle lance sa bouteille sur le quai, on l’entend rouler. Autour d’elle, c’est l’indifférence à plusieurs visages. Certains voyageurs ont une soudaine envie de dormir, basculent leur tête contre la vitre et ferment les yeux. Ceux qui s’occupaient déjà avec leur téléphone se penchent encore plus bas comme s’ils voulaient se faire avaler par le petit écran. Ceux qui ont des écouteurs hochent plus fort la tête sur le rythme de la musique. Les plus hardis cherchent une vitre où observer la femme en reflet, histoire de ne pas croiser son regard. Une femme qui parle toute seule, c’est pas fait pour que le monde la regarde.  Enfin le métro démarre. Les stations défilent et les nouveaux venus prennent leur rôle dans la farce de l’indifférence.

À chaque station, sur le quai d’en face, on assiste au même tableau : des têtes baissées sur les téléphones, les autres rivées sur les écrans. Car depuis l’hiver 2014, la STM a mis en place 223 écrans ajoutés aux 116 déjà présents, « afin d’améliorer sans cesse l’information à la clientèle. ». Il est vrai qu’entre la maison, le bureau et le cellulaire, nous manquons cruellement d’écrans qui nous diffuse de « l’information pertinente aux voyageurs, telle que l’heure et la direction du prochain train, l’heure du départ suivant, l’état du service du métro et les directives en cas d’urgence. ». Cette information est confinée à une petite bande à peine visible en haut de l’écran, tandis que le reste est consacré à la publicité. L’attente est bien moins pénible dès lors que l’on sait combien de temps il reste. Bien sûr, il arrive que l’on passe de quatre minutes à une minute en l’espace de … trente secondes. Mais du coup c’est une bonne surprise, il reste moins de temps à attendre. Impossible de profiter de ces parenthèses du quotidien pour laisser son esprit aller librement, pour rêver, se remémorer.

Sur chaque quai, le succès est visible : les gens qui n’ont pas de bouclier technologique s’accrochent à l’écran, qui nous propose la suggestion du jour de shopping, de sortie, de spectacle. Les nouvelles soigneusement sélectionnées pour nous. Il suffit de regarder. Chaque information dure quelques secondes, pour que le voyageur ait l’impression, dès qu’il lève la tête, que c’est diffusé juste pour lui. Un écran, c’est fait pour qu’on y fasse attention. Quant à savoir si l’augmentation constante du coût du transport s’accompagne d’une amélioration du service et si cet investissement dans les écrans était souhaitée par les voyageurs… question qui ne se pose pas. Les écrans sont là, de plus en plus, et on ne discute pas. On regarde et on se tait.

Pendant ce temps, dans le wagon, la femme s’enfonce dans son monologue incompréhensible, essayant de capter l’attention des voyageurs. Les têtes tournent, les mains se crispent, les regards cherchent obstinément le vide. Que faire ? On veut regarder pour comprendre, pour se rendre compte, mais on ne veut pas passer pour voyeur. Elle boit, elle parle trop fort, elle ne voudra sans doute pas qu’on lui parle. Et puis parler, pour lui dire quoi ? « À quoi ça sert, les mots, quand on est fixé » ? disait Céline. Assise juste à côté, une femme se lève soudain et va s’asseoir au fond du wagon, le plus loin possible de la saoularde.

Une jeune fille entre dans le métro. Elle reste debout et fait face à la femme qui maintenant chuchote et agite ses mains en l’air. Le métro redémarre. La jeune fille retire son casque et se dirige vers la femme, s’accroupit près d’elle, lui prend les mains. La femme lui parle en touchant son voile.

La tension change de nature. La jeune fille a fait quelque chose qui ne semblait pas autorisé. Elle a brisé l’indifférence, elle a donné à cette femme la possibilité d’entrer en contact avec le monde qui l’entoure. Les voyageurs regardent, sans trop bouger la tête pour ne pas montrer qu’ils suivent la scène, y compris la femme qui s’était réfugiée au loin, et qui porte le même signe d’appartenance que la jeune fille. Ces deux femmes qui adhèrent visiblement au même système de valeurs, sont pourtant aux antipodes du rapport humain.

Je descends, le métro repart, emportant les regards qui se croisent et s’évitent. Le quai se remplit à nouveau de voyageurs faisant le choix de l’indifférence ou de l’attention.

 

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