Où sont passés les corps de nos grands-mères ?

Elle s’enroulait dans une serviette au moment où je passais. Ses longs cheveux blancs coulaient sur ses épaules maigres. L’envie d’aller lui parler s’est vite rangée derrière la bienséance, et j’ai baissé les yeux en accélérant le pas. Le sentier faisait le tour de sa maison à flanc de montagne. En arrivant de l’autre côté, sa chienne vient à ma rencontre. Elle aussi. Pieds nus. Elle me fait visiter sa maison. Elle est restée tout le temps nue dans sa serviette, sans aucune gêne, comme pour me rassurer sur le fait que je ne violais pas son intimité.

La dernière fois que j’ai vu des cheveux blancs dénoués, c’était dans un hammam au Maroc que j’ai fréquenté chaque semaine pendant des années. Le lieu qui m’a fait découvrir pour la première fois le corps des vieilles femmes, savonnées, frottées et rincées par les jeunes filles. Des corps qui ont travaillé toute leur vie, qui ont enfanté, qui ont peut-être été violentés. Des corps qui ont attendu, qui ont porté, qui se sont courbés, qui ont dansé. Les corps gras qui se répandent et les corps maigres qui se replient. Les seins tombants et les seins saillants. Dans ce lieu embué et bruyant se montrait tout ce que nos sociétés nous apprennent à cacher : la vieillesse, l’usure, le trop plein, le trop maigre, les poils, les bourrelets, les taches, les cicatrices.

Où sont passés les corps de nos grands-mères ? Où est passé ce lien intergénérationnel qui passe des mains expertes des mères qui lavent leurs enfants, aux mains douces des jeunes filles qui shampooinent leurs grand-mères ? Ces corps qui rappellent que la beauté se loge ailleurs que dans l’esthétique.

Cette femme vit sans électricité dans une petite maison accessible par un chemin forestier. Elle cuisine sur un poêle, cultive un petit potager, elle n’a plus de dents et se rend au marché en descendant toute la vallée à pied, puis en faisant du stop. Sur les murs à l’étage où elle dort, des photos de ses voyages. Car pendant vingt-neuf ans, elle a fait le tour du monde sur un voilier. Cette femme vit en France, et n’a rien d’un cliché de carte postale. Parce qu’elle m’a accueillie à moitié nue, sans gêne, elle m’a redonné quelque chose que je croyais ne pouvoir trouver que de l’autre côté de la Méditerranée. La semaine prochaine, je la conduirai au marché.

 

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Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

Sarah Roubato a publié

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