Ce qui nous arrive

Il avait suffit d’un pas. Ma présence m’apparaissait alors incongrue, sacrilège, tandis que je le regardais filer, porté à toute vitesse par la peur de moi.

Chaque jour, notre époque  de la vitesse, des multitâches et de la communication à distance nous pose la question de la présence à ce qu’on fait. Quand je mange, quand je prends un verre avec quelqu’un, quand je voyage en train, quand je marche en montagne, est-ce que je suis présent.e à mon geste ? À travers lui, quel rapport au monde je suis en train d’instaurer ? Est-ce que je fais ce que je suis en train de faire en attendant autre chose, à la place d’autre chose, en faisant autre chose ? 

La présence est un muscle. À force de la pratiquer, elle devient de plus en plus facile et de plus en plus évidente. Depuis le temps que je pratique la marche en forêt, mon cerveau se tait de plus en plus vite, pour laisser place aux sensations. Je deviens alors un paquet de sens, une véritable antenne sur pieds, en éveil Le moindre crissement de feuilles ou battement d’ailes m’est offert. Mais parfois, quand ce qui nous encombre est vraiment trop collant, on l’embarque avec nous. Et alors, qu’on soit en forêt, à son jardin ou devant Netflix, on démissionne.

Le boucan dans ma tête

C’et le temps que j’aime tant des entre-saisons. Les fleurs des noisetiers commencent à cacher les sommets encore enneigés. Au sol, au milieu du tapis de feuilles d’automne qui a passé tout l’hiver sous la neige, les premières fleurs de forêt s’installent. Je pense à je-ne-sais-plus-quoi. Sûrement quelque chose qui a à voir avec un énième refus d’un manuscrit qui est là depuis plus de cinq ans. À ce podcast que personne n’écoute. À cette opportunité peut-être manquée. Je dois être dans une période où je me suis remise à espérer. J’aurais pas dû. L’espoir est une hypertension. Je trace en espérant faire tomber sur le chemin un peu du boucan de ma tête. 

La rencontre manquée

Le voilà. Je n’ai rien vu. Qu’une silhouette magnifique qui fuit devant moi. Les bois d’un jeune adulte, qui déjà prennent une forme majestueuse. Je reste figée, engluée dans ce pas qui l’a fait fuir. Dégoûtée, en colère. J’ai effrayé un magnifique cerf. 

Déjà je me figure ce qui aurait pour être. Une de ces rencontres miraculeuses où tu te sens privilégié, humilié – dans l’authentique sens de celui qui gagne en humilité – car remis à ta juste place dans le vivant. À ce moment, tout ce que tu espères, c’est que l’animal t’ignore, et qu’il continue sa vie tranquille. C’est le plus beau cadeau qu’un animal sauvage puisse te faire : t’ignorer, et te montrer par là que tu n’es pas un danger. Alors tu oublies le froid et la crampe. Tu restes là où il t’a surpris, et tu cueilles cet instant privilégié dans la pluie et le vent. Quand tu en ressors, tu as pris une autre dimension. 

Aujourd’hui ça ne m’arrivera pas. Pétrifiée devant les branches qui bougent encore de sa fuite, je ramasse les regrets d’une rencontre manquée, et j’écoute la leçon.

La leçon

Les rencontres animales m’ont toujours été offertes quand je ne les attendais plus. Mais encore faut-il que je sois prête à les recevoir si elles se présentent. À trop rester empêtrée dans mes pensées, je ne suis pas attentive, et j’arrive comme un boulet en faisant fuir l’animal. Il faut pouvoir être attentif, sans attendre. Se maintenir dans la tension de la réceptivité, en ayant totalement relâché l’attente (l’expectation en anglais serait un mot plus précis). Être en espérance, parce qu’on a enfin relâché l’espoir. L’espoir est une hypertension. L’espérance est un relâchement de l’espoir. 

Il s’agit d’être présent à ce que je fais, d’être conscient de mon geste : du poids de mon pied, du volume de ma voix, du ton sur lequel je prononce ces mots, du regard que j’impose ou que je refuse à l’autre. Savoir peser le poids de mon silence comme celui de mon bavardage. Et dans cette conscience, et par cette conscience, pouvoir m’abandonner à tout ce qui peut advenir. Savoir accueillir et pouvoir répondre à cette rencontre imprévue, à ce détour du chemin, à cet horaire bousculé, à ces a priori que j’avais et finalement… 

Disponible et attentif

Un cerf en fuite vient de m’apprendre l’art d’être attentif et disponible. En tension et en relâchement. Me laisser porter, mais ne jamais m’en remettre. Marcher sur mon chemin de vie sans brandir les pancartes de mes désirs, mes aspirations, de mes peurs ou de mes croyances. Mais bien y marcher avec mon pas, mon déhanché, ma vitesse. En pleine conscience et en pleine vérité de ce que je suis. Ne pas m’absenter, jamais. Pour ne pas faire fuir les chances qui s’offrent. Ne plus espérer que ça arrive, mais se contenter d’être une partie du vent qui forme une grande vague, vers un autre monde possible.

Ce jour-là, j’ai marché avec des œillères. J’ai marché pour fuir. Je marchais contre le monde qui me ferme toujours ses portes. Si j’avais été attentive au monde que je pénétrais, mon pas aurait été plus léger, et j’aurais repéré le cerf, assez tôt pour m’arrêter avant de l’effrayer. Sa présence aurait été un cadeau. À moins… qu’elle le soit quand même. Et que je n’ai plus qu’à le remercier d’avoir fui ce jour-là. 

Ce qui nous arrive

C’est un petit coin de campagne coincé entre une zone industrielle et le centre d’une petite ville. Une ferme de dix hectares, avec ses habitants à l’année – poneys, chiens, chats, poules, – et ses habitants de passage. Ils sont une centaine à y être accueillis chaque année. Des gens avec des handicaps physiques et mentaux. Césure est ce qu’on appelle une structure d’accueil pour personnes handicapées. Mais c’est un lieu qui dépasse le cadre qu’on veut bien lui assigner.

Du coutumier pour casser l’accoutumance

Ici, éducateurs et accueillis vivent ensemble. C’est ensemble qu’ils préparent les repas dans une cuisine à taille humaine, nourrissent les animaux, entretiennent le potager. Dès qu’on y entre, on comprend que ce lieu est habité. Les dessins des résidents y sont accrochés, avec des phrases que les poètes de l’Oulipo auraient jonglées : “Qu’est-ce qui est rond en ville ? Un rond-point, les fleurs rouges, les flics, les escargots, hum, le trottoir.” Le menu du jour est entouré de frises décoratives. Ici, embellir le quotidien, ce n’est pas du superflu. La secrétaire ne fait pas que du travail de bureau. Elle arrive chaque matin un peu plus tôt pour prendre le temps d’avoir un échange avec les résidents qui lui demandent des nouvelles de sa famille.

oiseauLes personnes qui viennent à Césure vivent le reste de l’année dans des institutions spécialisées ou bien chez leurs familles. Ici, pas d’emploi du temps, pas de programme à suivre. Les gens sont libres de circuler. Ils peuvent changer la disposition de leur chambre pour s’y sentir à l’aise. C’est un lieu de rupture, mais aussi de continuité. Car en privilégiant le court séjour qui se répète, les résidents retrouvent un lieu qui vit au rythme des saisons et où ils laissent une empreinte. Ils se voient offrir une épaisseur du souvenir. En creusant un sentiment d’appartenance multiple, ils se sentent entiers.

Le coutumier est un cadre qui offre un repère. Ici, il y a les animaux dont il faut s’occuper tous les jours, le cycle des légumes du potager, les repas à faire en collectivité. Au sein de ce cadre, on autorise l’imprévu et la créativité. Alors ce sont les résidents qui ont envie de faire des activités. Dessin, écriture, musique, ne sont pas imposés d’en haut. Elles n’arrivent pas dans le vide d’un emploi du temps à remplir et d’un rapport d’activité à produire. Elles émergent d’un besoin incarné dans le quotidien. C’est là le pari de Césure : renverser la question de l’accompagnement des personnes.

Renverser la question

C’est autour d’un mot que l’idée est née en 1999, entre Chaplain, éducateur spécialisé, et un ami professeur d’art plastique. Ce mot, c’était PAUSE. Offrir aux personnes handicapées le droit de se poser, mais aussi à leurs familles et à leurs accompagnants habituels. Il aura fallu dix ans pour que de cette intuition naisse un lieu. Qu’importe, Chaplain sait que les détours forgent les plus beaux chemins.

À dix-sept ans, il part en Inde, pratique le yoga et vit dans des communautés. Il s’investit dans des démarches de ce qu’on appelle aujourd’hui le développement personnel, dans des groupes politiques, et se forme à la psychiatrie. Après des décennies passées dans des institutions classiques pour personnes handicapées, il veut retourner la question.

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Cette question amène les éducateurs à envisager autrement leur travail… ou à en retrouver le fondement. Il s’agit de proposer aux résidents des activités, et de considérer que comme tout être humain, il y a des jours où ils auront envie de faire des choses, et d’autres où ils n’ont envie de rien faire. Et que c’est bien ainsi. À chacun est reconnu le droit à une singularité des besoins et des envies. Les éducateurs doivent donc apprendre à fonctionner avec l’imprévu. Or nous sommes tous formés à prévoir, à évaluer, à anticiper, à contrôler tout ce qui pourrait échapper à notre volonté.

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Césure, une respiration nécessaire à tous

Comme les prisons ou les maisons de retraite, les microcosmes que sont les institutions spécialisées sont des loupes intransigeantes de nos sociétés. Elles sont tout autant traversées que nos entreprises, nos écoles ou nos familles, par la déshumanisation du travail, par le trop-plein d’activités et de stimulation, par la fragmentation du lien aux autres, à son environnement, à la parole, et par la perte de sens.

Un lieu comme Césure est une proposition qui va bien au-delà de la relation aux personnes handicapées. Avoir le droit de ne rien faire, de s’ennuyer, de s’abandonner, est un droit fondamental de l’être humain. Cette résistance au remplissage permanent de nos vies est une nécessité pour tous.

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Là où nos téléphones intelligents nous rassurent en nous indiquant le chemin, le temps restant, meublent l’attente et comblent l’incertitude, des lieux comme Césure autorisent le hasard, l’improvisation, le changement. Le désir qui naît de cet imprévu est bien différent du désir mortifère du consommateur qui veut du même dans la nouveauté jour après jour.

Césure nous rappelle qu’il est urgent de nous creuser des parenthèses. Des lieux et des moments où nous réapprenons à respirer, à habiter un quartier, un bout de route, un paysage, un chemin trop connu. Où nous sommes présents à notre corps, à la parole de l’autre, à un repas. C’est peut-être dans ces espaces parenthèses que résident l’essentiel de ce que nous sommes.

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Lettres sans réponse

Aujourd’hui à la une du Monde, un cri d’alarme. Un de plus… celui de 15 000 scientifiques. Un cri auquel Émile Zola n’aurait pas manqué de participer de toutes ses forces. Que peuvent encore les mots ? Lettre-Zola4Monsieur Zola,

Vous avez cru qu’en montrant les choses, on pouvait les changer. Que si les gens savaient, ils se révolteraient. Eh bien Monsieur Zola, sachez qu’aujourd’hui, on sait tout. Avec internet, les bibliothèques ouvertes à tous, les tables rondes, les journalistes d’investigation qui tiennent encore le coup.

On sait la forêt amazonienne qui disparaît pour notre Nutella et notre papier-cul,

On sait les hamburgers Macdo qui ne pourrissent jamais et qui tuent les restaurants locaux.

On sait les enfants thaïlandais qui trempent les mains dans la teinture chimique de nos vêtements pas chers.

On sait les esclaves sur les bateaux de pêche à la crevette en Thaïlande.

On sait.

À mesure que s’amassent les ruines de notre système économique, de nos modèles de société, de l’équilibre de la planète, quelque chose fait encore bouger de le balancier. Des contre-forces émergent. Mais elles sont si disparates encore, et si nouvelles, que leur puissance est diluée. De fines percées de lumière dans une tempête qui ne cesse de grandir.

Mais j’ai peur que ce monde-ci n’attende pas. La destruction est une vieille fille, elle a de l’expérience. Elle travaille bien plus vite que la création.

Fantasia 2000, Disney
Fantasia 2000, Disney

(extrait de la Lettre à Émile Zola tirée du livre Lettres à ma génération ed Michel Lafon de Sarah Roubato)

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Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

C’est un village quelque part entre montagnes, lacs et forêt. Les prés bordés des couleurs d’automne invitent encore à la sieste après le repas. Un seul besoin m’habite : la marche et le silence. Elle me propose de m’accompagner. Je préfère être seule, mais son regard franc et calme finit par me convaincre. Nous suivons un chemin qui passe à travers prés, enjambons des clôtures. Nous passons près d’un charme. J’aimerais m’y arrêter. Dommage. Je repère le chemin mais je l’ai vite oublié. Plus loin nous rejoignons un chemin doré. Les couleurs n’ont rien à envier au pastel de Mary Poppins. Elle me fait passer encore sous une clôture, s’arrête en plein milieu du pré, me tend le bras et dit « Tu me fais confiance ? »

IMG_1885Je prends son bras, ferme les yeux et me laisse guider. Je lis le paysage par les pieds. Une sensation que je n’ai connue qu’une fois, dans le Haut Atlas. Première arrivée au village où j’allais retourner treize fois. C’était une nuit sans lune. Après cinq heures de route et de pistes par la montagne, le camion arrive en pleine nuit dans un village. Les mules sont chargées et partent en avant. Je ne trouve pas ma lampe. Personne n’est habillé en blanc. Tant pis. Il faut marcher. Je n’ai plus que mes pieds pour comprendre où je suis. Les chemins qui descendent, les cailloux qui glissent, puis la terre boueuse, les bouts de bois qui nous font traverser la rivière, la remontée, petite glissade sur un bout de glace, et puis un interminable chemin. Suis-je en plein milieu d’un champ ou d’une forêt ? Est-ce qu’en tendant le bras je vais toucher le mur d’une maison ? Je n’en n’ai aucune idée.  Soudain mes pas craquent. Castagnent plutôt. Je me demande sur quoi je marche. C’est au matin que je découvrirai que ce sont des centaines de kilos de coquilles de noix que les femmes jettent devant leur maison après les avoir décortiquées.

Depuis quelques minutes, je me laisse envelopper par un bras qui me soutient et me guide. Je retrouve un lien au monde par le toucher. Ce sens tellement sous-développé dans notre société dominée par la vue. Je n’aime pas faire la bise. Un coup de joue ne m’a jamais fait entrer en contact avec quelqu’un. Mais serrer une main… Mes yeux clos perçoivent un changement de lumière. L’air est plus vif. Elle me dit qu’on va descendre quelques marches. J’entends que je ne marche plus sur l’herbe. Puis : « C’est quand tu veux. »

IMG_1871 copieJ’ouvre les yeux. Je suis à pic au bord d’une falaise, devant des montagnes bleutées par les dernières heures du jour. Il ne reste plus rien des prés, des clôtures, des vaches, du cocon végétal. À quelques mètres, c’est la roche découpée, la majesté des sommets rassurants et la profondeur de l’eau, tout ça à mes pieds.

Un couple vient vers nous. Le point de vue est connu des touristes. Ils sont arrivés par la route qui serpente entre les montagnes. On peut s’arrêter sur les accotements pour admirer la majesté des falaises qui plongent dans le lac. Tout est annoncé. On se prépare au grandiose.

Moi j’ai eu le privilège d’arriver par l’autre route. D’une campagne cocoonante, généreuse et calme. De la tranquillité des prés, des arbres fantaisistes. C’est ce coin de campagne qui m’a révélé la majesté des montagnes.

Dans notre société où il faut tracer un chemin droit, sûr, planifié, où le plus court chemin sera toujours salué, où les opinions se forgent sur des images qui affichent les résultats mais non les processus, il est parfois salutaire de se demander d’où vient le regard que nous posons sur les choses. De soulever nos pieds pour humer la terre qui reste accrochée à nos souliers. C’est peut-être dans le regard de ceux qui foulent des réalités contrastées que se logent les paysages les plus grandioses.
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Ce qui nous arrive

Rien n’est plus bruyant qu’une forêt. Seulement il faut lui laisser le temps de se faire entendre à nos oreilles de citadins. Qu’elles s’habituent à la disparition des bruits de moteurs en tout genre, des voix, des ondes. Les oreilles bourdonnent de ce trop calme. Puis le bruit de fond s’estompe, et lentement réapparaissent les bruits que nous avons a désappris. Le bruit du vent dans les feuilles, celui qu’il fait en entrant dans mes narines, différent selon l’épaisseur de l’air, les bruits d’une eau qui coule, qui clapote, qui s’infiltre, qui ruisselle, qui s’égoutte, qui s’absorbe. Le magma du chant des oiseaux se précise : une espèce, deux, trois. Voici la voix d’un individu, grésillante, et voilà celle d’un autre, plus claire, moins sûre d’elle.

Même une grotte est bruyante. On ne saura jamais ce qu’est l’obscurité tant qu’on n’est pas allé dans le fond d’une grotte, qu’on éteint les lumières, qu’on ouvre grand les yeux. Et rien. Pas une forme, pas une silhouette de roche à deviner. Aucune idée si au prochain pas le sol monte ou descend, si le plafond est à trois centimètres ou dix mètres. Il ne reste que les sons à interpréter. La résonance des pas, l’écho de la voix. Les gouttes d’eau qui tombent, le battement d’ailes d’une chauve souris.

J’ai eu la chance de grandir dans un paysage sonore très riche. Pour appeler quelqu’un, c’était d’abord le bruit d’une roulette. Je devais alors grimper pour atteindre le téléphone. Quand je sus lire les numéros c’était déjà le temps des pitons. Appeler quelqu’un c’était enfoncer et lâcher, avec l’index. Quand j’eus en tête des dizaines de numéros, on le faisait le pouce car on pouvait tenir le téléphone dans la main. Les bruits devenaient électroniques. Puis appeler quelqu’un ne fit plus de bruit.

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Écouter une histoire, c’était entendre le claquement du boîtier de la cassette, puis un moteur, et un souffle qui faisait tourner le mécanisme. Aujourd’hui la plupart de nos gestes consiste à appuyer sur un écran tactile. Lire, regarder un film, écrire un mail, parler avec quelqu’un, regarder la météo, enregistrer sa voix, prendre une photo. Tout passe par le même geste : la glissade lisse et silencieuce des pouces.

Suis-je en train d’entretenir la nostalgie de ce qui n’est plus ? Dans la nostalgie, c’est le passé qu’on recherche à travers des objets disparus. Mais il arrive qu’on se tourne vers le passé pour y chercher une autre manière d’habiter le présent. Quand un geste a un son, un toucher particulier, il incarne le moment présent, il l’imprime dans le vécu du corps. La généralisation des couteaux-suisses numériques tactiles a considérablement réduit le spectre de nos expériences sensorielles. Cultiver la diversité de notre paysage sonore c’est nous aménager des espaces parenthèses où, le temps d’une ballade en forêt, le temps d’un appel téléphonique, le temps d’un morceau de musique, nous retrouvons toute l’ampleur de ce qu’est habiter le monde.

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Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

Accroupie devant l’arbre, tête baissée, elle n’a pas bougé pendant une, peut-être deux minutes. Le temps d’une prière. Une prière qui n’avait rien de religieux, dans ce silence qu’ont les éléphants quand ils reconnaissent les ossements d’un des leurs.

Je revenais de la forêt. Sur le chemin à l’entrée du hameau, un renard est étendu, mort. Je vais la prévenir. Elle enfile ses chaussures sans les nouer et court vers le tas roux qui gît dans la boue. La morsure du chien est claire. C’est une femelle. Elle la soulève doucement. Son compagnon empoigne une pelle, et nous nous dirigeons vers l’entrée du bois pour l’enterrer. L’obscurité pousse déjà le jour à déguerpir. Tout se fait en silence. Une fois seulement, elle dit : « Je suis tellement désolée. ». Sa douleur n’a rien d’un emportement mystique devant une jolie peluche détruite. Elle sait que le chien a répondu à l’appel du sang. Mais à cette heure, elle sait aussi le poids de la disparition d’un individu appartenant à une espèce fragile.

Je reste en retrait. Je sais que ce moment lui appartient. Qu’elle et cette renarde sont bâties dans la même montagne.  Je revois l’image de ces vacanciers sur une plage se ruant avec leur cent téléphones sur un bébé dauphin échoué trop près des cotes, qui finit par mourir de déshydratation. Je revois les touristes sur le pont d’un bateau du Bosphore, achetant des pains entiers juste pour le plaisir de voir quelque chose être rattrapé en l’air par un bec. Je revois les enfants de ma ville s’amuser à donner des coups de pied aux pigeons. Ceux qui frappent sur la vitre derrière laquelle l’orang-outan s’épouille. Ceux qui applaudissent l’orque qui lève la nageoire dans sa prison bleu ciel. Tous ceux-là ont sûrement adoré le film La Marche de l’Empereur.

Je revois tout ça alors que la nuit ne me laisse entrevoir qu’une masse au-dessus d’un monticule de terre. Et d’un coup, dans la minute de sa prière silencieuse, cette fille penchée sur la mort d’un renard a tout racheté. Tant qu’il y aura sur terre des hommes pour pleurer la mort d’une bête mal tuée, nous aurons peut-être une chance. Pas la chance de sauver des espèces de leur disparition programmée, mais celle de dire qu’il y avait dans l’humain quelque chose qui le refusait. Et que nous avons simplement oublié de l’écouter.

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Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

IMG_1102Il y a des rencontres qui ont l’air de retrouvailles. Parfois elles se déplient, parfois, elles ne durent que le temps d’un trajet ou de la dernière heure avant de reprendre la route. Des inconnus s’installent dans ma mémoire comme les ports s’attachent à celle des marins.
C’était ma première tournée. Une passeuse m’accueille dans une petite ville au milieu d’un paysage provençal. Nous avons discuté jusque tard dans la nuit. Le lendemain, elle me propose de déjeuner avec ses amies. Je ne suis pas très enthousiaste, j’ai besoin de reprendre mon souffle de la compagnie des gens. Alors elle me dit : « J’aimerais te montrer un endroit, si tu as le temps avant de partir. » Je ramasse mes affaires et nous nous rendons à quelques minutes de la ville, dans un champ d’oliviers. Les arbres sont alignés et rasés de près. Mais entre deux allées, un olivier a été laissé à l’état sauvage. Ses branches ont dessiné une architecture de cathédrale. Nous devons nous baisser pour atteindre le tronc. Nous grimpons et restons quelques minutes en silence sur l’arbre. En repartant elle me dit : « Tu sais, je n’ai jamais amené personne ici. »
La dernière fois que j’avais entendu cette phrase, c’était avec Hella, la première de la série L’Extraordinaire au quotidien. Celle qui m’a donné envie de faire des portraits sonores. J’avais passé une semaine chez une inconnue que j’avais rencontrée par téléphone. On finit par improviser une performance dans l’ancien café du village. Le soir en rentrant elle me dit : « Il faut que tu rencontres Hella ». Je dis d’accord. Je n’ai aucune idée de qui est Hella ni ce qu’elle fait ni où elle vit. Le lendemain, elle m’accompagne à Carcassonne. Une femme tout en longueur mais visiblement très forte, cheveux blancs remontés, la peau du visage marquée de ceux qui passent leur vie dehors m’embarque dans sa voiture, direction la montagne noire. Tout s’est fait en moins de cinq minutes.
Le trajet dura une heure. Je n’ai aucun souvenir de ce dont nous avons parlé. Je sais juste que cette rencontre était une retrouvaille. Hella arrête la voiture dans une réserve d’oiseaux, sort, s’approche d’un pré, met ses mains en porte-voix et crie. Un troupeau de chevaux vient galoper à sa rencontre. Hella m’avait emmené voir ses chevaux. En retournant à la voiture, elle me dit : « Vous savez je n’amène personne ici, c’est mon univers. » Hella ne tutoie que les chevaux.
Rien n’est plus fragile qu’une rencontre. J’ai connu plus de rencontres avortées que de rencontres actualisées. Alors je les déplie avec la seule chose que j’aie, les mots. Mais l’olivier et les chevaux étaient bien réels. Sous cet arbre, au milieu des chevaux, c’était mon histoire qu’une autre racontait, dans sa langue. Et que je comprenais.
Dans notre monde qui oublie le temps à force de lui courir après, qui refuse le vide, les rencontres ressemblent à une aumône que l’autre nous fait entre deux urgences. Au moment où une complicité s’installe, un coup d’œil au téléphone, un Je dois y aller fait disparaître ce qui était en potentiel.
À moi qui n’ait pas de territoire, rien qui s’ancre, pas de racines dans un ciel ni dans un accent, ces deux femmes m’ont offert pour quelques minutes, un ancrage. Le privilège d’accéder à un endroit où elles sont en paix. Maintenant je peux revenir quand je veux à l’olivier ou aux chevaux. Il me suffit de cueillir le silence qu’elle m’ont offert.

Pour écouter des extraits du portrait de Hella et l’acheter à prix libre à partir de 50 centimes d’euros, cliquez ici

 

Sarah Roubato a publié

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Ce qui nous arrive

Rien à faire, je redeviens enfant. Me lèche les doigts et sautille de joie. J’ai trouvé des fruits ! En me promenant, par hasard. Sans les attendre. Les prunes au bord d’un verger entre deux villages du Gers, sur une route écrasée de chaleur. Les figues de barbarie dans une ruelle d’une petite ville des Causses du Quercy, qui m’ont laissé quelques pics dans les doigts, les pommes d’un hameau de la montagne noire, les pêches et les prunes du jardin d’une maison secondaire de l’Ariège.

À vrai dire ils ne sont pas toujours meilleurs que ceux que je trouve sur les marchés. Mais ils ont meilleur goût quand même. Le goût d’un cadeau inattendu, comme quand un visage familier surgit d’un lieu et nous l’égaye pour quelques secondes. Ils ont le goût de la sueur de la marche qui ne sait pas quand elle finira. Ils ne sont plus des produits consommés pour satisfaire un plaisir, ils sont un événement, attachés à un lieu, au vent qui soufflait ce jour-là, au chant des cigales ou au bruissement des feuilles sous les pieds. Ces fruits-là, on les mange toujours en riant. On se sent privilégié. On retrouve le plaisir d’avoir les doigts qui collent.

Ils ont surtout le goût d’une saison. Il y a une jouissance incommensurable à retrouver chaque année un fruit qu’on n’a pas mangé pendant dix mois. À  goûter les premiers et à se dire que les suivants seront de plus en plus bons. Quelque chose qui s’apparente à l’effervescence des jours de marché en montagne, quand tous les habitants descendent dans la vallée et convergent vers la même place. Ici la rencontre a un goût particulier. Celui que n’ont que les choses dont on a ressenti le manque. Le manque, qui est considéré comme le mal absolu dans nos sociétés qui nous vantent les mérites de l’abondance. Mais il n’y a d’abondance que dans l’alternance entre le manque et la satisfaction. Si tout m’était disponible en tout temps, je n’aurais plus de désir. Mon plaisir n’existe que dans un relief.

Une personne travaillant dans une de ces boulangeries devenue institution dans un quartier de grande ville m’a raconté un petit changement apparu récemment. On se mettait à refaire des viennoiseries et de pâtisseries en fin de journée, car les clients venant à 18h n’étaient pas satisfaits de ne plus trouver la tarte mirabelle, et ne pouvait se résoudre à prendre une tarte abricot. De ce fait, au lieu de finir la journée avec très peu de restes, assez peu pour pouvoir les partager entre les employés, la boulangerie finissait avec une vitrine remplie comme aux heures de pointe.

Ce mécanisme, nous le mettons en place pour satisfaire cet enfant que nous avons tous croisé dans un rayon de magasin, celui qui crie en étirant la main : «  Je veux… ! Je veux… ! Je veux… ! » Cet enfant-là ne connaîtra pas le plaisir de ratisser la dernière tartelette du rayon, ni celui de l’enfant derrière lui qui devra goûter à quelque chose de nouveau.

Quelle espèce de temps plat avons-nous inventé qui rend tout ce que nous mangeons disponible à tout moment, qui le déconnecte d’un cycle au sein duquel le travail de l’homme prend tout son sens, et qui, en nous faisant croire qu’il nous comble, tue en nous le désir ? Il serait peut-être temps pour nous de retrouver le manque, pour savoir jouir à nouveau.

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Ce qui nous arrive

Elle a parcouru des centaines de kilomètres au-dessus du grand bleu menteur pour nourrir ses petits. Ici, à des dizaines de milliers de kilomètres des hommes, Diomédéidé, le géant des mers, glisse au-dessus du plus vaste océan du monde.

Sur le sable, ses petits essayent de piquer le ciel du bout de leur  bec minuscule. Quand leur mère revient, ils se grimpent les uns sur les autres pour recueillir le baiser nourricier. Baiser de la mort. Du gosier de la mère glissent des proies de toutes les couleurs et de toutes les formes.

Chris Jordan
Chris Jordan http://www.chrisjordan.com/gallery/midway

Ici, la plage forme une étrange mosaïque de bas reliefs colorés que le vent décompose. Dans un cercle parfait, des plumes, des os, et un long bec, couloir par où sont passés une brosse à dents bleue, un rasoir rose, un briquet violet.

Au milieu de ce cimetière, un nouveau tableau est en train de naître. Un oisillon enfonce la tête dans son duvet encore tacheté. Il pousse de petits cris, se tort, se redresse, retombe sur le côté, essaye de repousser le mal avec ses petites pattes affolées. Mais le mal vient de dedans. Il étouffe, il se racle le fond du bec mais rien ne sort. Il ne sait pas de quoi il meurt. Quelque chose est en lui, un corps étranger qui pousse sur les parois de son ventre.

Chris JordanC’est ici, au pays des géants des mers, qu’il faut venir, pour trouver le tableau complet de notre siècle. Au bord de ce grand bleu menteur qui fait croire à une nature vierge, il y a ma brosse à dents, mon briquet, mon playmobil, dans un cercle d’os bordé de plumes, à des centaines de milliers de kilomètres de chez moi.

Chris Jordan http://www.chrisjordan.com/gallery/midwayVoilà que le cadavre d’un oiseau me tend le miroir de ma responsabilité. Infime et infinie. Je soupèse mon insignifiance et ma toute-puissance. Diomédéidé.L’objectif du photographe vient gonfler ce mot d’un sens nouveau.  Je mesure le pouvoir de destruction de l’infiniment petit. Dans le ventre de chaque oiseau mort sur cette plage, c’est l’œil de la terre qui me fixe. Bientôt le vent les fera disparaître sous le sable,  avant que notre folie n’emporte ce grain improbable qu’est la terre.

Le jour où Diomédéidé aura avalé tous les continents de plastique, quand son cri gris couteau aura vidé les ciels, quand le sable de toutes les plages et les profondeurs de toutes les mers auront avalé la soupe de plastique, le vent pourra se mettre à raconter l’histoire d’une calamité qu’on appelait Homme.

 

 

livre sarahSarah Roubato a publié Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

Sarah Roubato organise une tournée cet automne, pour y participer cliquez ici.

 

 

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Les semeurs du changement

Des mots criés en catalan, d’une voix grave pour les bœufs et d‘une voix aiguë pour les chèvres qui font teinter leurs cloches . Dans la maison, le frémissement de deux ou trois plats sur le piano de la cuisine, avec en arrière-fond un concerto qui sort des enceintes, en attendant que l’autre piano, celui du salon, se fasse entendre après le repas.

Voilà les sons de Méras, une ferme dans les Pyrénées ariégeoises. Trente hectares tenus par Olivier, un paysan, qui s’annonce non pas comme exploitant agricole mais comme courtisan agricole. Olivier a choisi de travailler sans tracteur, uniquement par traction animale, « au bon tempo ».

Méras est aussi une maison ouverte, où beaucoup de jeunes viennent reposer leurs ailes blessées. Car auprès d’Olivier, on apprend bien autre chose que la traction animale. On y apprend à habiter un lieu, un métier, et sa propre vie.

 

Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici

Ce qui nous arrive

 

Ils font sécher leurs ailes sous le soleil d’un hiver trop doux. Encore un. Bordés par la pinède, les migrants du parc de Merquenterre se reposent des milliers de kilomètres parcourus entre les ciels d’Afrique et d’Europe. Guidés par le même instinct qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre, les oiseaux continuent à suivre les routes qu’eux seuls connaissent. Certains beaucoup plus tôt que d’habitude. En

Afrique les saisons sèches sont de plus en plus précoces et rudes. Alors les oiseaux partent plus tôt. Les vents violents du nord rendent la route difficile.

Dans le parc, de drôles d’oiseaux se balladent. Ils ont des pattes d’autruche et des yeux de rapace. Ils n’ont pas besoin de voler, ils attrapent leurs proies de loin, en appuyant sur un bouton. Pour la plupart des visiteurs, c’est le but principal de la visite : capter l’image d’un oiseau. On cherche, on regarde aux jumelles, on pointe en disant “Regarde, là !”, on vise, et on clique.

Je m’arrête sur un chemin, histoire de guetter ce qu’ils se passe dans les arbres qui le bordent. Un groupe de quatre oiseaux approche. Une femme et son amie, avec deux enfants. Quatre têtes baissées sur quatre petits écrans. On vérifie les messages ou les clichés, sur le chemin, entre deux points d’observation. Il faut bien remplir le vide, comme on fait dans le métro.

Sur la cinquantaine de personnes que j’ai pu croiser, je n’en n’ai vu que quatre qui sont restés plus de dix minutes à regarder les oiseaux. Regarder, pour rien. Se poser là, et guetter, observer, écouter. Écouter… Nous sommes chez les oiseaux, et personne ne ferme les yeux pour écouter. À travers le trou d’une des cabanes discrètes qui permettent d’observer les oiseaux sans les déranger, j’observe sur un marais des spatules. La lumière est magnifique aujourd’hui. C’est déjà celle d’un début de printemps. Le marais scintille, on dirait que des étoiles s’y sont attardées. À l’entrée de l’abri, un petit panneau indique de faire silence pour respecter la tranquillité des oiseaux. Une évidence. Une famille arrive dans l’abri. Le grand-père, la fille et le petit –fils. Le père et la fille s’approchent des trous.
“Alors tu vois, je crois qu’il a un vrai problème avec ça.

– Écoute, le mieux c’est que tu lui en parles. Non Louis, fais attention ! Demande pour grimper !
– Mais regarde celui-là il a un gros bec !”

La conversation sur le problème de famille continue, entrecoupée des cris de joie de l’enfant. Il n’y a rien à dire. Les gens ont bien le droit de faire ce qu’il veut. Et comment empêcher l’enfant de crier ? C’est un enfant, il ne pourrait pas comprendre. Comprendre qu’il peut s’émerveiller sans crier, pour ne pas déranger cette beauté qui le met en joie. Et qui lui apprendrait ? Les adultes qui l’entourent n’ont visiblement pas compris qu’ils étaient dans un lieu qui les invitait à laisser leurs préoccupations dans la voiture, pour recevoir autrement la beauté d’une autre espèce chez qui nous sommes. Oui, nous sommes chez les oiseaux en ce moment. Et on n’entre pas chez quelqu’un avec sa radio allumée.

Les parcs d’observation, les forêts, les musées, tous ces lieux dont nous sommes fiers et que nous visitons, sont des invitations à percevoir autrement le monde. Pour une petite heure, pour une demie journée. Après nous pourrons retourner aux bruits, aux écrans, aux messages et aux problèmes relationnels. Des invitations que le plus souvent nous n’acceptons pas. On ne se rend pas dans un parc d’oiseaux, on ramène le parc à notre monde, celui de l’image, de la rapidité, du spectacle et du bruit permanent. À la sortie du parc, la boutique fait office de sas, pour nous ramener bien vite à notre monde. On retrouve les gadgets, les objets faits en Chine et imprimés en France, les bonbons artisanaux avec colorants. On retend le cou vers les marchandises, et on oublie déjà les chiffres du dernier panneau, sur la disparition des oiseaux migrateurs, les déséquilibres climatiques, les marées noires.
Sur l’ardoise à l’entrée du café, on peut lire : Crêpes au Nutella. Ingrédients : des milliers d’hectares de forêts brûlées, des enfants qui n’arrivent plus à respirer, des familles qui ont peur, des orang-outans brûlés vifs. 2,50€ la crêpe au Nutella. Les enfants aiment ça, ils ne pourraient pas comprendre, ce sont des gosses. Parc pour la protection de la biodiversité. Rien à dire.

 

livre sarah

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

 

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Ce qui nous arrive

Parc Jarry, près du lac, par un bel après-midi d’été. Derrière le panneau mentionnant qu’il est interdit de nourrir les animaux car cela leur retire leur instinct naturel, des enfants s’amusent à lancer du pain aux canards. Les parents veillent. Puisque ça les amuse… Et puis c’est gentil de vouloir donner à manger aux animaux. Sur l’herbe, un homme est assis avec son chien. Soudain le chien bondit, se jette dans le petit lac pour effrayer les canards. L’homme lui court après : « Reviens ici tout de suite ! I- CI ! ». Le chien sort de l’eau. L’homme l’amène à l’écart pour lui expliquer : « C’était ridicule ce que tu as fait. C’est stupide. Non ! Pas bien ! Si tu continues on rentre à la maison ! Assis ! Assis ! » Le chien a reconnu l’ordre. Il s’assoit et attend que son maître soit prêt à partir. Pas sûr qu’il ait compris sa faute. Assailli par des milliers de signaux olfactifs, il n’a fait qu’obéir à son instinct. Il n’a fait qu’être chien.

 

Le chien est domestiqué depuis le Paléolithique. Le principe de la domestication est toujours le même : l’homme rend l’animal dépendant de lui pour sa subsistance. L’animal le sait, et s’adapte à ce nouvel environnement. L’attachement à son maître devient une adaptation pour sa survie. Depuis les millénaires ont passé, et de nouvelles espèces sont nées de la domestication. Aujourd’hui la population urbaine est de plus en plus sensibilisée à la nécessité de protéger les animaux, notamment par des films comme Save Willy, Black Fish, l’Ours ou encore la Marche de l’Empereur. La majesté des animaux sauvages émerveille et attendrit : oui il faut les tirer de ces enfers que sont les zoos et les parcs aquatiques.

 

Rien à voir a priori avec le fait d’avoir un animal de compagnie. Et pourtant…

 

« Parfois il se retourne, inquiet, mais son inquiétude se calme,

comme il voit toujours derrière lui, son ombre de viande inférieure

son chien qui souffle mais toujours le suit.

(Jacques Prévert, « Un homme et un chien », Spectacle, 1949)

 

Pourtant la domestication de loisir satisfait les mêmes besoins que ceux que nous allons combler dans les zoos et parcs aquatiques. Quand le chimpanzé dans sa cage fait des gestes si proches des nôtres, quand le phoque se recouvre le visage dès que son dresseur dit « Tu n’as pas honte », quand notre chien se dresse sur ses pattes arrière notre ordre, nous rions, nous aimons. Parce que cela crée un lien anthropomorphique à l’animal. C’est un besoin profondément ancré en nous que de doter la nature d’esprit, l’animal de parole, depuis les mythes des civilisations les plus anciennes, jusqu’aux dessins animés pour enfants où les animaux parlent, se tiennent debout et portent des vêtements. Quand l’homme a peur d’un monde qu’il ne connaît pas, il y imprime sa marque.

 

Il existe des formes de domestication où l’homme et le chien sont partenaires dans un but précis : la chasse, la surveillance des troupeaux, la locomotion (chiens de traîneau). Ici le rapport est différent, car l’homme et l’animal vivent en nature. Bien sûr l’animal doit toujours obéir, mais l’homme ne cherche pas à anéantir son instinct, car il en a besoin. L’animal domestique au contraire, devient une peluche vivante. Il vit, comme l’écrit le théoricien de l’écologie et l’un des fondateurs de la psychologie sociale, Serge Moscovici, « une vie d’objet d’art » (Autrement n56, 1984), autour du désir de son maître. S’il l’amuse au bon moment, il obtiendra des marques d’affection. Mais si le téléphone sonne, si c’est l’heure des devoirs ou du match, il subira l’arrêt brutal et incompréhensible de ces amusements. Nul besoin d’être écologiste ou défenseur des animaux pour prendre conscience de ces banales anomalies. Le simple bon sens suffit. L’animal de compagnie est un divertissement parmi d’autres. Nous l’aimons. Nous avons besoin de lui.

 

Énigme :

Ils sont deux.

Pourtant ils sont trois.

(réponse : un homme et un chien. Cela fait deux animaux et un humain.)

 

Il semble que nous ne puissions aimer les animaux que si nous y retrouvons quelque chose d’humain. Dans les films animaliers à succès, les animaux sauvages sont mis en scène et leurs comportements sublimés bien loin de la réalité que connaissent les vétérinaires, les biologistes, les agents de parcs, ou les trappeurs. « Convoqués au seul titre de silhouettes, les animaux y jouent des rôles humains », déplorait déjà l’ethnologue Éric Conan il y a quinze ans (« La zoophilie, maladie infantile de l’écologisme », Esprit, octobre 1989).

 

« Mais si ça aide à protéger les animaux, c’est ce qui compte », pourrait-on dire. Mais l’utilité du geste ne dispense pas d’interroger ses motivations. Quand les outils pour défendre la nature consistent à rapprocher l’animal de l’homme, quel monde se profile à l’horizon ? La récente reconnaissance en Inde du dauphin comme « personne humaine », entraînant l’interdiction de sa captivité, en est un exemple frappant. Bien sûr l’intention est bonne, noble et courageuse. Mais la formule a été malencontreusement inversée : ça n’est plus l’homme qui est un autre animal, mais l’animal qui devient un autre homme.

Nous les aimons comme personnes, nous les aimons comme jouets. Mais pas comme animaux. Jetons donc un coup d’œil de l’autre côté de la laisse.

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